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Théâtre National Wallonie-Bruxelles

Une histoire différente, une pièce autonome

La Reine Lear / Tom Lanoye / Interview, partie I

© Lara Gasparotto

Avant La Reine Lear, vous vous étiez déjà inspiré de Shakespeare, pour Hamlet vs Hamlet par exemple ?

TOM LANOYE : Oui, mais la plus grande adaptation que j’ai faite c’était Ten Oorlog, un travail énorme, une pièce de 12 heures à partir de ses pièces historiques, La Guerre des Roses, que j’avais d’abord refusée d’écrire, parce qu’il n’y avait pas assez de rôles pour des actrices. C’est le metteur en scène Luk Perceval qui m’a convaincu que c’était le thème central justement : le pouvoir qui devient de plus en plus cynique et autoritaire, qui a quelque chose à voir avec une certaine masculinité, avec le comportement des hommes vis-à-vis des femmes, avec le fait que le rôle des femmes dans une société autoritaire est de moins en moins centrale. 

Cela dit, La Reine Lear n’est pas une simple adaptation, c’est une pièce autonome et parallèle, une histoire à part entière.

Avec quelles singularités ?

TL : Une adaptation serait de changer tout simplement le roi en reine dans les temps médiévaux. Mais ce ne pouvait pas être une reine avec trois filles, pour moi ça devait être une mère avec trois fils. Et dans cette époque féodale il n’y aurait pas le même point de départ comme chez Shakespeare : le fils aîné herite de tout, les deux autres de rien. Le vrai combat, ce n’est plus le père contre ses beaux-fils, mais c’est une mère contre deux belles-filles. Ça, c’est une autre guerre familiale, je crois. Ici, c’est le grand mystère de la vie, c’est une femme qui a donné la vie. À la fin – et ça un père ne pourrait le faire – elle donne le sein à son enfant. Transformer un roi en reine, comme je le fais, ce n’est donc pas un gadget ou une astuce. Il y a de fortes raisons. Le Roi Lear de Shakespeare, c’était une pietà inversée, le père porte le corps de la fille morte, Cordelia. Dans la Reine Lear, la fin de la pièce c’est la mère qui porte son fils.

Dans l’écriture de Shakespeare il y a cette complainte du Roi Lear : « Défaites-moi ce bouton, je vous prie ». Dans ce grand chant du cygne, la mort du Roi, il y a ce détail si concret. Ici dans ma version, cela devient aussi un commencement pour elle : la mère manquée qu’elle a été, presque nue, peut prendre ses seins, les donner. Elle croit dans sa folie donner de nouveau la vie à son fils mort.

Il y a aussi de nouvelles manières de comprendre la tempête. Elle est non seulement une tempête médiévale avec des proportions bibliques, mais devient également la tempête dans la tête de la Reine, une tempête financière, et en même temps climatologique. Comme dans le temps présent.

Y a-t-il un autre thème dans la pièce ?

TL : Elisabeth Lear, est comme tout le monde. Elle sait qu’elle est en train de vieillir, n’est plus aussi forte. Elle veut faire avec la mort comme avec ses concurrents, être la plus forte, être plus maline. Alors elle fixe les contraintes, les obligations mais dans le même temps elle reste là avec tout son staff, elle veut garder la couronne. Normalement le vieil âge ce serait de donner le pouvoir à ses enfants mais là elle le fait… sans le faire, ce qui est impossible. C’est la tragi-comédie de la vie. À un certain moment on ne peut plus suivre la nouvelle génération. Elle croit, comme le Roi Lear, avoir trouvé un moyen de ne pas lâcher, de combattre la mort, mais ça tourne très mal.

Dans ce drame de la transmission impossible, est-ce qu’elle ne « lâche » pas aussi parce qu’elle sent que le monde autour d’elle se transforme, qu’elle est perdue ?

TL : Il y a deux choses. D’abord, elle sent que sa santé mentale n’est plus bonne depuis longtemps, même si elle a caché ça pendant des années à tout le monde sauf à Kent et Oleg, qui a été engagé par Kent pour l’aider. Elle cache ça (…) avec panache, car elle a du talent. Ensuite, son intuition de capitaine d’industrie lui permet de sentir que dans le monde entier, il y a quelque chose comme une tempête qui arrive, la crise bancaire et industrielle. Mais elle fait le contraire de ce qu’il faudrait faire, parce que c’est un nouveau monde et ses outils à elle sont déjà pourris. Elle devrait garder la force industrielle entre ses mains et laisser grandir. Au lieu de ça, elle divise, aussi pour échapper à ce qui est en train de se passer dans son cerveau et dans la vie réelle, le monde autour d’elle. Elle croit avoir trouvé un moyen pour se libérer d’un futur échec. Elle joue, comme si c’était une trouvaille de grande manager, une décision inattendue, inouïe, géniale. Mais tout ça c’est pour cacher sa maladie d’un côté et aussi pour trouver une solution à cette crise. Elle veut sauver la Société anonyme Lear, elle pense avoir la solution mais Kent sait qu’elle se trompe.

 

— Propos recueillis par Cécile Michaux, le 13 novembre 2018.

 

© Gloria Scorier