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Théâtre National Wallonie-Bruxelles

Mettre son incrédulité entre parenthèses

Patrick Corillon

© Le corridor

Les histoires sont comme de l’eau. Imaginez une inondation : elle coule, s’infiltre partout, entre dans les maisons. Je portais énormément d’histoires embryonnaires en moi. Et pour les faire éclore, je pouvais autant en faire des spectacles que des livres, des films d’animation, des expositions… J’ai eu l’impression d’être transporté par cette liberté, d’être pris dans un flot qui m’a mis au monde. 

Je pars de récits, d’événements apparemment anodins constitutifs de ma propre histoire familiale pour ensuite entrer en contact avec l’histoire du monde au sens le plus large possible. Au départ, Les Vies en soi, le titre le dit, sont des vies par elles-mêmes, qui tourneraient presque comme une boule. On est traversé par le courant d’histoires qu’est notre vie et puis on se laisse porter un petit peu à l’aventure sans savoir très bien où on va. Ce qu’il y a à découvrir est autant un paysage extérieur qu’intérieur. Nous portons l’histoire du monde. C’est pour ça (entre autres) que ce sont Les Vies en soi. Je les vois comme une forme de dialogue entre nos histoires intimes et l’histoire du monde. Quel comportement doit-on adopter afin de se sentir vivant dans chaque situation que nous rencontrons ? Il faudrait pour cela être à un point d’équilibre entre tout ce qui nous touche personnellement, individuellement ; même des choses extrêmement inconscientes, qui semblent totalement nous dépasser. J’essaie de tout placer dans le même courant, dans le même flot.

Les Vies en soi doivent tout à mes insomnies. La nuit, on est dans des états un peu particuliers. Des choses qui semblent minimes la journée nous paraissent immenses la nuit. Le corps n’est pas le même, la longueur de nos bras… Tous les projets naissent pendant la nuit.

Je n’ai pas l’impression d’être auteur, mais d’être traversé. C’est quelque chose d’assez flou au départ. J’imagine l’incarnation de ces histoires : la voix, la musique que je pourrais prendre ; les objets que je vais avoir en main ; comment un livre va se déployer autour de cette histoire. Ensuite, la journée, je travaille à leur fabrication. Je rentre alors dans ce qui est de l’ordre du métier. J’adore les métiers. J’ai l’impression que chacun a sa forme de pensée, sa manière d’appréhender le monde. Et donc une fois que j’ai l’énergie de ces histoires, j’essaie de les penser en fonction de mes deux métiers. En fonction du noir du plateau et du blanc de la salle d’exposition. Chaque histoire s’adapte, exactement comme nous. Nous ne sommes pas les mêmes lorsque que l’on parle à un vieil oncle ou à un jeune enfant. Je ne parle pas de la même façon quand je suis sur scène ou dans une salle d’exposition.

Les histoires sont à un point entre l’imaginaire et la réalité, mais j’essaie de tenir le fil, de rester dans le plausible. Ce sont des projections dans lesquelles je me place dans des situations qui pourraient être plausibles, si bien qu’à la fin je ne sais plus, moi-même, ce qui est réel ou imaginaire. Mais ce n’est pas le but du projet. Le but est d’essayer de rejoindre un état d’esprit dans lequel on peut être face à des choses qui peuvent nous dépasser. Face à la mort, face à l’amour, face à l’inconnu …

Pour raconter ce que pourrait être une vie après la mort, j’ai autant besoin de mon expérience que de tous les imaginaires culturels que je peux découvrir.

J’essaie vraiment que tout soit comme dans cet état que Coleridge, poète romantique anglais, appelait « suspension of disbelief ». C’est-à-dire mettre son incrédulité entre parenthèses. C’est l’état dans lequel j’aimerais placer le spectateur. Une fois qu’il entre avec moi dans la boîte noire du théâtre, il entre dans un endroit où tout est possible.

Alors, il y a quelque chose dans le ton que j’emploie pour raconter ces histoires, qui est vraiment le ton du témoignage. Je ne suis pas acteur, je ne prends pas des voix, je ne prends pas quelque chose qui est extérieur à moi, tout passe par un ressenti profond. Même moi je n’ai plus le sentiment que ce que je dis va être vrai ou faux.

C’est exactement comme quand on ouvre un roman. Si je prends Stendhal, lorsqu’il jette son personnage Fabrice del Dongo dans la bataille de Waterloo, on ne se dit pas que Napoléon est vrai et que le héros est faux. Non. On est dans un état particulier que le roman permet, et que j’essaie de recréer, sur scène et dans les expositions, cet état qui marie réalité et fiction pour approcher la vérité de la vie .

 

— Propos recueillis par Benoît Henken le 27 janvier 2020

© Gloria Scorier