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Théâtre National Wallonie-Bruxelles
Entretien

La danse est à nous !

François Gremaud

Giselle…
Giselle… Les trois points de suspension, c’est peut-être un détail pour vous. Mais pour François Gremaud, ça veut dire beaucoup. Ça veut dire que la danseuse Samantha van Wissen est libre de danser Giselle, le chef-d’œuvre du ballet romantique composé par Adolphe Adam sur un livret de Jules-Henri Vernoy de Saint-Georges et Théophile Gautier, dans une conférence dansée. Une manière ultra-actuelle de revenir à l’essence même d’une œuvre qui parle de nous, tout simplement. Et questionner ce que fait la danse au théâtre. Car aujourd’hui, l’important c’est le corps !
© Dorothée Thébert-Filliger

Vous poursuivez votre trilogie sur les grandes figures féminines. Après Phèdre ! et bientôt Carmen., vous adaptez Giselle, le chef-d’œuvre du ballet romantique. Pourquoi ?

Après le succès retentissant de Phèdre !, beaucoup m’ont demandé si j’allais aborder tout le répertoire classique français à travers le prisme de la conférence performée. Ce qui m’intéressait peu. Par contre, je savais que je n’en avais pas fini avec la forme.

J’ai eu la chance de travailler avec le chorégraphe et danseur Thomas Hauert sur l’une de ses créations. J’y ai rencontré la danseuse iconique Samantha van Wissen que j’avais notamment applaudie dans Rosas danst Rosas de Anne Teresa De Keersmaeker, dans les années 1990.

Notre rencontre a été très forte. Je suis tombé amoureux de la danseuse mais aussi de la comédienne qui sommeillait en elle. J’ai donc cherché un prétexte pour travailler avec elle. J’ai pensé au ballet romantique Giselle. Je connaissais le titre mais je ne connaissais pas le ballet. Giselle est à la danse ce que Phèdre est au théâtre, me semble-t-il. J’ai proposé le projet à Samantha van Wissen. Elle l’a accepté. Elle non plus ne connaissait pas le ballet. Nous l’avons regardé ensemble. Nous devions tomber amoureux·ses du ballet. C’est ce qui s’est passé. Aujourd’hui, nous en sommes éperdument amoureux·ses.


Le ballet Giselle se réinvente ici en une sorte de conférence dansée. Le titre du ballet se pare de trois points de suspension et devient Giselle…

Le premier volet de la trilogie Phèdre s’écrit avec un point d’exclamation : Phèdre ! Je me suis dit qu’il fallait ajouter au titre de la pièce quelques signes typographiques pour la modifier un peu. Le point d’exclamation marque aussi mon enthousiasme pour Phèdre.

Pour le second volet, le ballet Giselle, je me suis dit d’abord intuitivement que les trois points de suspension pouvaient être jolis. Puis, je me suis rendu compte que les points de suspension sont apparus à l’époque romantique. Ils laissent entendre que possiblement quelque chose pourrait apparaître.

J’aime cet état de suspension. Il sied bien au ballet Giselle. Dans le second acte, Giselle devient un être vaporeux, éthéré, un être fantastique.

Les trois points alignés disent également au public qu’il ne s’agit pas du ballet Giselle. Il s’agit de la comédie-ballet Giselle… En 2023, la trilogie se clôturera sur l’opéra Carmen. Le titre aura un point final : Carmen.


La conférence performée n’est-elle pas la meilleure manière de redonner corps au ballet ?

Je me méfie du mot « conférence » car beaucoup peuvent penser qu’il s’agit d’une conférence lambda. Or, ce n’est pas le cas. Ce que j’aime dans la figure de la·e conférencier·e – ou en tout cas dans la façon de l’être – c’est qu’elle rappelle la figure de la·e conteur·se. Elle distille le savoir. Elle est en capacité de tout faire exister par le biais de la parole et du corps. Elle peut incarner n’importe quel personnage. Si la·e conférencier·e dit : « Le roi dit », tout le monde s’imagine le roi. Je trouve ce procédé théâtral véritablement fantastique, il permet tout.

Je trouvais intéressant d’aborder le ballet moins dans sa forme « classique » que du côté des esthétiques plus contemporaines.

Regarder Samantha van Wissen seule au plateau tout raconter, tout incarner, permet de déplier une chorégraphie nouvelle, un espace autre. Au sortir de la représentation, les spectateur·ices disent souvent : « J’ai tout vu. J’ai vu le ballet ». Alors qu’i·els ont vu une personne seule sur scène.

Samantha van Wissen, en travaillant entre autres avec Thomas Hauert, est rompue à l’exercice d’une danse profondément libre qui s’invente sur le moment. Ce qui influence la manière de raconter le ballet Giselle qui a longtemps corseté le corps des femmes et des hommes.

Pour autant, cela ne signifie pas donner une forme discursive au ballet. Bien au contraire, il s’agit de montrer des corps complètement libres sur le plateau. C’est la raison pour laquelle Samantha van Wissen est l’interprète idéale. Sa danse est réimprovisée tous les soirs. Contrairement à ce que l’on a l’habitude de voir dans un ballet, on voit cinq femmes libres, Samantha van Wissen et les quatre musiciennes. Elles nous font face.
 

Cela signifie-t-il que Samantha van Wissen a développé dans Giselle… une autre qualité de corps que celle vue dans Giselle ?

Oui car nous n’avons jamais cherché à imiter. Depuis le début, il était très clair que nous réinventerions toutes les danses. Cependant, nous nous sommes inspiré·es des différent·es danseur·ses vu·es dans les différentes versions de Giselle, afin de caractériser les différents personnages. Samantha van Wissen a ajouté à sa danse les qualités de certain·es interprètes ou sensations qu’elle a éprouvées en regardant les diverses Giselle. Comme si sa danse était infusée par d’autres qualités.

Par exemple, nous aimions beaucoup l’interprétation du personnage Hilarion par l’un des danseurs du Bolchoï qui avait des jambes interminables. Nous étions touchés par son corps immense. Lorsque Samantha van Wissen danse Hilarion, elle le danse avec les jambes. Le reste de son corps est moins mobile. D’une certaine manière, elle cite ce danseur. Elle est affectée par la danse du ballet alors qu’elle ne la danse pas du tout.
 

À la ville comme sur la scène, dans la mode, dans les rubriques Bien-être des magazines ou les réseaux sociaux, tout est happé par la danse. Comment expliquez-vous ce phénomène « danse » ?

Au théâtre, je recherche les corps qui dansent. Dans Phèdre !, même s’il s’agit d’un monologue, nous voyons le corps de Romain Daroles sur le plateau. Je « chorégraphie » la mise en scène pour donner à voir au public des choses qui ne sont pas forcément là.

Effectivement, tout est happé par la danse. Je trouve ce retour au corps éminemment sain. Dans le sens où pendant longtemps, un certain théâtre – pour ne pas dire français – privilégiait la tête plutôt que le reste du corps. On pouvait voir des personnes en train de parler sans que leurs corps ne soient véritablement présents sur les plateaux. I·Els étaient là mais mal habités.

Est-ce que cette tendance est l’expression d’une résistance ? Ou bien de quelque chose d’essentiel qui va nous permettre de traverser les temps qui nous attendent, qui risquent de ne pas être très heureux ? La question est ouverte.

Toujours est-il que, par exemple, la formation en danse à la Manufacture, haute école des arts de la scène à Lausanne, produit sur les corps des acteur·ices des choses formidables. Il y a là une vraie interdisciplinarité. Tout infuse. Le corps des danseur·ses fait un bien immense au théâtre.

 

Pouvez-vous nous dire quelques mots sur le dernier volet du triptyque, Carmen., que vous créerez au Théâtre Vidy - Lausanne en 2023 ?

Si j’ai choisi de m’attaquer à Carmen de Georges Bizet, c’est parce qu’il s’agit d’une figure féminine forte du répertoire de l’opéra. Et parce qu’ainsi, je réunis dans la trilogie le théâtre, la danse et l’opéra : les trois grands arts vivants qui se côtoyaient à Paris au moment des créations de Phèdre, Giselle et Carmen. Pour moi qui ne suis pas un spécialiste du ballet, ni de la danse, c’est très intéressant. J’ai dû faire des classes, j’ai beaucoup travaillé.

Après Phèdre ! et Giselle…Carmen., c’est l’irruption du corps authentique, libre, puissant. Même si sa fin est tragique, Carmen ne cesse pas d’affirmer sa liberté. J’espère que le féminicide révolte aujourd’hui, plus qu’autrefois. Dans Carmen, on ne peut pas voir autre chose qu’un homme en train de tuer une femme libre ! Il ne supporte pas la liberté revendiquée par cette femme. Clore la trilogie avec Carmen. interprétée par la chanteuse Rosemary Standley – entre autres du groupe Moriarty –, qui a des échos très actuels, est pour moi un beau défi !

Pour moi, c’est la trilogie de la réconciliation. J’espère que beaucoup de publics s’y retrouveront, quels que soient leurs âges, sensibles au répertoire classique, aux esthétiques plus contemporaines, au théâtre, à la danse ou à l’opéra.

On a trop tendance à présenter Phèdre, Giselle et Carmen comme des grandes œuvres inaccessibles, alors qu’elles nous concernent tous·tes. Elles n’appartiennent pas à une élite, elles appartiennent à tous·tes. La trilogie de la réconciliation permet de remettre en partage très simplement tout un pan de notre histoire occidentale artistique. La conférence performée désacralise notre rapport à l’œuvre. Et c’est d’autant plus important que beaucoup vont voir la performance virtuose dans le ballet ou l’opéra. Ici, nous nous délestons de notre amour pervers de la virtuosité pour mieux revenir à l’essence même des œuvres qui parlent de nous, tout simplement.

— Entretien réalisé par Sylvia Botella en novembre 2022.

© Gloria Scorier