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Théâtre National Wallonie-Bruxelles
Entretien

​​​​​​​Gracias a la vida

Fabrice Murgia

Sylvia
Même si les temps ont changé, l’œuvre de la poétesse et romancière Sylvia Plath est certainement l’une des œuvres poétiques les plus complexes et les plus abouties en matière de luttes féministes. Elle les irrigue encore aujourd’hui. À l’occasion de la reprise du spectacle musical Sylvia, Fabrice Murgia nous confie ses réflexions. Et avec allégresse, son nec plus ultra culturel.
© Hubert Amiel
L’homme peut-il être féministe ? Ou en tout cas être un camarade de lutte et un allié ?

Il est normal de s’interroger sur les violences envers les femmes encouragées par nos sociétés patriarcales. En soi, ce n’est pas de l’activisme. Un homme peut être l’allié d’une lutte porteuse de valeurs dans la déconstruction.

Très vite, nous nous sommes posé la question de l’identité dans la constitution de l’équipe artistique de Sylvia. Sans entrer dans la question de l’appropriation culturelle, je ne voulais pas imposer mon regard masculin sur l’œuvre et la vie de Sylvia Plath, devenue une icône du féminisme dès les années 1960. D’autant plus que mon désir de créer Sylvia est né d’un choc esthétique inattendu – la lecture du livre La Cloche de détresse teinté d’une poétique suicidaire ­– et surtout, d’une indignation face au génie opprimé de la romancière et poétesse dans les années 1950. Elle a mis fin à ses jours, la tête dans le four de sa cuisine.

Il nous paraissait crucial de composer une équipe avec des activistes afin que la question du « male gaze » (« regard masculin ») ne soit plus une question. Et nous concentrer sur la création. Sylvia Plath, c’est un météore. Son destin rappelle la jeunesse brisée des grandes icônes du rock’n’roll. C’est ce qui confère également à l’œuvre, au-delà de son exceptionnelle puissance d’émotion, une place surplombante à l’égard des luttes féministes, y compris aujourd’hui.

N'ayant pas obtenu les droits d’auteur, nous avons dû faire l’économie des mots de Sylvia Plath. Dès lors, quelles paroles représenter ? Quelles paroles mettre en scène ? J’ai mis en scène le making-of d’un film où les interprètes tentent de donner vie à la poétesse. Contre toute attente, nous avons évité de plomber le récit de l’intérieur, me semble-t-il. Et nous avons créé dans une grande douceur. C’est au rythme de la musique – la collaboration avec An Pierlé et Koen Giesen a été très précieuse – et à partir des enregistrements audio des débats entre les interprètes, réalisés en non-mixité, que la narration avance et le portrait de Sylvia se construit… dans un fondu progressif de paroles et une scénographie revigorante. Il faudrait un jour songer à monter les kilomètres d’enregistrements audio. (Sourire)


Au fond, le problème, ce ne sont pas les hommes eux-mêmes mais le patriarcat, le sexisme, et la domination masculine. À rebours de certaines idées préconçues, ils leur imposent aussi une identité masculine sexiste, viriliste.

Il faut souligner l’importance de l’éducation des garçons. Car elle plonge aux racines mêmes de la domination patriarcale, me semble-t-il. Nous devons faire l’apprentissage de la déconstruction de manière assumée. À l’échelle du monde, à y regarder de plus près, nous ne sommes absolument nulle part. Je suis un artiste, je suis de gauche. Je pourrais avoir le sentiment que ma compagne n’évolue pas dans un secteur misogyne et rétrograde. Pourtant, lorsqu’elle me confie ce qu’elle peut y vivre quotidiennement et que je le vérifie moi-même, je suis halluciné. Nous devons continuer de nous questionner !

Les indispensables de Fabrice Murgia
Livre

Sans aucune hésitation, le magnifique livre Les Femmes qui écrivent vivent dangereusement de Laure Adler et Stefan Bollmann. I·Els y dressent le portrait d’une cinquantaine de femmes du Moyen Âge jusqu’à l’époque contemporaine, de Hildegarde de Bingen jusqu’à Françoise Sagan ou Arundhati Roy en passant par Virginia Woolf ou Toni Morrison, qui ont lutté à travers les siècles ou luttent encore pour pouvoir écrire. C’est à la fois effrayant et passionnant de s’y plonger. Les réalités enchâssées que le livre explore racontent une Histoire alternative, insistant sur la manière dont l’écriture, la liberté d’expression et les droits des femmes sont indissociablement liés.

Pièce de théâtre

Une maison de poupée de Henrik Johan Ibsen. Pourquoi cette pièce ? Parce que toutes les actrices rêvent d’interpréter le rôle de Nora, non ?! C’est presque un cliché masculin de dire ça ! (Rires). Plus sérieusement, parce que cette pièce traite de manière critique de l’assignation de genre et des inégalités homme-femme. Quand on pense que le théâtre élisabéthain interdisait aux femmes de monter sur scène. Les Juliette, Ophélie ou Titania étaient jouées par de jeunes hommes. Et ce jusqu’en 1660.

Film

Avec une intelligence et une sensibilité stupéfiantes, Lukas Dhont traite de la question transgenre dans son film Girl. C’est le film qu’on aimerait que tout le monde voie pour pouvoir en discuter. Et couper court aux préjugés, à la bêtise, à l’absence d’empathie. Et en définitive, à la transphobie. Je pense aux polémiques sur le mariage pour tous en France. Ça a été un choc, car on ne pensait pas que le projet de loi allait déchaîner autant de haines et de violences liées aux identités sexuelles. Cela montre bien les tensions dans l’usage des libertés et des droits individuels et collectifs. Comment réarticuler les « je » et « nous » ?

Album de musique

The Line Is a Curve le quatrième album de Kae Tempest. Il est facile de comprendre les raisons de son succès. C’est l’icône non-binaire du “spoken word” engagé·e dans le monde ! De ses questions plurielles et existentielles, l’artiste tire des chansons d’une beauté troublante, révélant à certain·es qu’i·els ne sont pas seul·es dans leur nécessité d’être et leurs combats. N’est-ce pas tout ce qu’il nous faut espérer de l’art ? La reconnaissance de tous·tes.

Chanson

Gracias a la vida, à l’origine écrite et composée par la chanteuse chilienne Violeta Parra. J’aime la version interprétée par l’artiste et activiste argentine Mercedes Sosa. Très connue en Amérique latine, on la surnomme La Negra Sosa ou encore Voz de América. Pourquoi cette chanson en particulier ? Parce que dans les révolutions, la douceur féminine a toujours été et est encore un moteur combattif, résistant et digne.

Podcast

Les Couilles sur la table de Victoire Tuaillon. C’est LE podcast qui questionne en profondeur les masculinités. Une manière d’affirmer qu’on ne naît pas homme, on le devient. Ce podcast fait avancer positivement les débats sur le féminisme, le sexisme et le masculinisme, me semble-t-il. Je le fais écouter à mon fils.

Série

Unorthodox inspirée d’une histoire vraie, celle de Deborah Feldman, et de son autobiographie Unorthodox: The Scandalous Rejection of My Hasidic Roots (2012) ! En quelques mots, c’est l’histoire d’une femme juive ultra-orthodoxe qui quitte New York pour vivre sa vie de jeune femme libre à Berlin. L’émancipation d’une jeune femme juive de sa communauté ultra conservatrice, l’immersion dans la communauté hassidique rarement représentée à l’écran et la critique de la culture patriarcale et sexiste sont autant de raisons pour découvrir cette mini-série allemande.

Rêve

Être une femme. Quoi de plus évident ?! (Rires) Porter un enfant, tout en étant un homme. (Long sourire)

— Entretien réalisé par Sylvia Botella en janvier 2023

© Gloria Scorier