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Théâtre National Wallonie-Bruxelles
Entretien

Après, j’ai peur que ça s’arrête

Guillaume Papachristou

Une tentative presque comme une autre
L'entretien a été effectué au printemps 2022 par la chercheuse Marie Bonnarme avec Guillaume Papachristou dans le cadre de sa thèse La Création théâtrale à deux entre artiste valide et artiste en situation de handicap.*
© Bastien Montes

Alors, tu n’osais pas parler devant ton frère ? Pourquoi tu avais peur de parler devant Clément ?
Nan, je n'ai pas peur mais… C’est plutôt de la pudeur. Un peu de pudeur. Il y a beaucoup de pudeur pour moi. J’ai beaucoup peur de lui faire de la peine. Et puis, j’ai pas l’habitude de parler de moi. Je suis un peu timide… pas timide mais… Un peu réservé. Un peu mystérieux. J’aime bien être un peu mystérieux.

Tu te souviens la première fois où vous avez travaillé ensemble avec Clément ?
Oui, c’était à l’école de théâtre. T’es en train d’enregistrer ou non ?

Oui tu veux que j’arrête ?
Nan, je suis d’accord d’être enregistré. Je suis d’accord. J’ai pas beaucoup de truc à cacher. À part un truc. Au niveau de l’amour. Mais on parle pas d’amour, hein ?

Non, t’en fais pas. Et donc quand il t’a téléphoné pour te proposer de faire ce spectacle tu lui as répondu oui tout de suite ?
Il ne m’a pas téléphoné. C’était en 2014 ou en 2013. Je dirais 2014. J’étais un peu étonné. Parce que moi, je ne savais pas comment j’allais pouvoir l’aider…  N’oublie pas d’écrire.

Ah oui… Non je préfère écouter, je noterai plus tard.
Je ne savais pas comment aider pour qu’il soit content de moi.

Tu avais envie de le faire quand même ?
Oui, mais je ne savais pas comment aider car lui il est debout et moi je suis assis… T’as pas compris ?

Non, j’ai pas compris.
Je ne savais pas comment aider car je suis assis et lui il est debout.

Et pourquoi as-tu accepté ?
Parce que j’étais content, de me sentir utile. J’étais content parce que ça me faisait énormément plaisir.

Tu avais envie de faire du théâtre ?
Oui mais j’avais un peu peur parce que je ne savais pas comment me mettre. Je ne savais pas que je pouvais me mettre debout. Je ne savais pas… mes capacités. J’ai découvert mes capacités, beaucoup, énormément.

Clément t’a dit qu’il voulait te faire danser ?
Non. Il terminait l’école.

Et comment ça s’est passé à l’école ?
Clément n’était plus vraiment à l’école. Il était en dernière année. On n'a pas travaillé longtemps là-bas.

Est-ce qu’il y a eu des désaccords parfois pendant le travail ?
On s’est beaucoup accrochés. Beaucoup de complications, de désaccords oui. Moi je m’étais souvent énervé au début. Les premières années. Parce qu’il me mettait trop la pression.

Comment ça ?
« Ça, c’est bien. Ça, c’est pas bien. »

Ah oui d’accord. Et comment tu réagissais à ça ?
Des fois je criais mais pas beaucoup. Je criais parce que j’étais très fatigué. Beaucoup de fatigue. Quand il m’a allongé. Quand il m’a aidé à m’allonger. Et que… On s’est beaucoup pris la tête.

Et depuis ? Ça a changé ?
Je ne sais pas comment dire… Ça me remue un peu. Y a des périodes où ça me remue… Ça me remue trop… À des périodes oui, à des périodes non.

Et en ce moment c’est comment ?
Bien. Ça me remue moins qu’à l’époque. Ça me remue toujours mais pas de la même manière. C’est… rigolo. Ça me remue parce que ça me fait énormément de bien. Tu sais pourquoi ? Parce que dans ma famille on ne parle pas beaucoup de… que je suis handicapé comme on dit. Ça me permet de parler de moi.

Et de votre relation aussi ?
Oui; et de mieux parler entre nous.

Pourquoi ça te remue moins maintenant ?
Je ne sais pas. Parce que Clément il a un cœur incroyable. Y a quelque chose d’incroyable. Quand il parle de mon handicap il n'a pas du tout envie de pleurer alors qu’autour de moi il y a beaucoup de gens que ça rend triste. Pas triste mais… des personnes qui n’arrivent pas à avoir un bon rapport avec moi.

C’est quoi ton moment préféré du spectacle ?
Quand j’écris à l’ordinateur. Je n’ai pas l’habitude d’écrire, de parler de moi. Je n’ai pas l’habitude qu’on m’écoute et Clément il m’écoute. Clément il m’écoute énormément.

Qu’est-ce que tu entends par écouter ?
Il me comprend. Il me respecte beaucoup. Enormément. Qu’est-ce que tu allais me dire ?

J’allais te dire : ça a changé quoi entre vous ce spectacle ?
Ça a changé que j’ai beaucoup parlé de moi. Et ça a créé un point commun. Et de mieux communiquer avec Clément. De mieux se comprendre. Je peux te dire un truc ?

Vas-y dis moi.
Avant le spectacle je ne connaissais pas beaucoup Clément. Je ne le connaissais pas beaucoup. Ça m’a permis de mieux le connaître. Mais… je ne le connais pas encore complétement mais… De mieux le connaître.

Et c’est le spectacle qui a permis ça ?
De ma part oui.

Qu’est-ce que tu entends par là ?
Désolé. C’est pas intéressant.… Désolé.

Ah non, moi je trouve ça passionnant. C’est pour ça que j’insiste.  
Je le connais mieux et je le connais pas.

Qu’est-ce que tu as appris de lui ?
Qu’il était un peu comédien.
Pour moi comédien c’est quand on mérite. Quand on gagne beaucoup de pognon.

Tu vous considères comme comédiens toi et Clément ?
Non, pas moi, parce que je n’ai pas fait d’école.

Tu ne te considères pas comme comédien ?
Un peu plus maintenant.

Tu fais aussi partie d’un groupe de comédiens à Marseille non ?
Oui mais à Marseille on n'est pas payés.

Ah oui, c’est pas comme ici à Bruxelles… Et ça change beaucoup pour toi le fait d’être payé ?
Oui, ça change beaucoup pour moi. Excuse-moi, je suis un peu ému.

Tu es un peu… ému ?
Oui… Parce que ça veut dire que je suis un homme, être payé. Pour moi, ça représente être un homme.

Tu as l’impression d’être considéré comme un homme quand tu es payé ?
Oui, pour moi oui. Et je n'ai pas l’habitude d’être autant considéré.

Que sur scène ?
Oui.

Comment tu vis le rapport au public ?
J’aime bien.

Tu n’es pas stressé ?
J’ai peur qu’on ne me comprenne pas mais… ils écoutent ma parole.

Comment tu te places dans le spectacle par rapport à Clément ? Tu as l’impression que vous êtes vraiment égalitaires dans la création du spectacle ?
Non.

Pourquoi ?
Moi, j’aimerais faire des trucs pour aider. J’aimerais faire des trucs pour aider Clément.

Tu trouves qu’il en fait plus que toi ?
Oui. J’aimerais aider plus mais je ne comprends pas.

 Quoi donc ?
Je ne comprends pas trop le métier.

Comment tu présenterais le spectacle ? De quoi il parle ?
De ma relation entre Clément et moi. Comment on arrive à être en lien et pas collés en même temps.

Vous y arrivez ?
C’est un peu dur. Je peux te dire un truc ?

Oui.
Après, j’ai peur que ça s’arrête.

Pourquoi ?
J’ai peur qu’on… qu’on n'ait plus de spectacle. Avec Clément.

Tu aimerais faire un autre spectacle avec lui ?
Oui.

Dans le spectacle, il y a un souvenir qui t’as particulièrement marqué ?
C’est que Clément il n'a pas peur de moi. Excuse-moi de me répéter.

Ahaha !
Il n'a pas peur de comment me manipuler… Comment m’habiller, comment me mettre en pyjama, comment on me met aux cabinets pour faire pipi, aux toilettes, comment faire pipi et comment faire caca… Il n’a pas peur de tout ça.

Est-ce que tu ressens que votre lien dans la vie a un impact sur le spectacle ?
Oui.

Qu’est-ce que ça change sur scène ?
Quand j’étais petit Clément il se sentait oublié. C’était beaucoup Guillaume d’abord, Guillaume d’abord. Et Clément il était oublié par tout le monde. Je peux te dire un truc ?

Oui.
Moi c’est le contraire.

Comment ça ?
J’avais l’impression que c’était Clément d’abord et moi ensuite. Moi je me sentais un peu inutile. Par rapport au mouvement. Je peux te donner un exemple ? Par rapport à débarrasser. Ma maman, elle accrochait un petit papier sur le frigo avec les tâches de la semaine. Elle marquait Clément mercredi : débarrasser, etc. Elle ne marquait jamais mon prénom. Je me sentais oublié dans le petit papier.

Dans le spectacle tu te sens aussi oublié ?
Des périodes oui, des périodes non. À des moments oui, à des moments non.

Tu as des exemples aussi ?
On ne me donne pas beaucoup de missions. Par exemple, on pourrait me dire « n’oublie pas de faire ci, n’oublie pas de faire ça » ou « rappelle moi ça, j’ai peur d’oublier »… Pour moi c’est très important.

Et pour toi c’est aussi important que ce qui se passe sur la scène ?
Même beaucoup plus.

Qu’est-ce que ça change pour toi ?
Quand on ne me donne pas de mission je me sens comme un objet. Parce que quand on ne me donne pas de mission, je me sens comme un pantin qui obéit. Je me sens un peu mort.

Tu ne te sens pas comme ça pendant le spectacle ?
Non. Je ne me sens pas mort dans le spectacle.

Pourquoi c’est différent ?
On me donne des missions, on me donne beaucoup de missions sur scène. On me considère énormément. Pour moi le plus important, c’est qu’on me donne des missions et que je sois considéré et compris.

Comment tu expliques le fait que sur scène tu ne te sentes pas du tout comme un pantin ?
Parce que j’aime le théâtre, j’aime les activités. J’aime le groupe qui travaille avec moi.

© Baptiste Le Quiniou

Au début vous avez travaillé uniquement tous les deux et ensuite d’autres personnes sont venues ?
Clément il connait beaucoup de monde. Il a demandé à quelqu’un de travailler avec nous. Au début je ne comprenais pas. Je ne comprenais pas pourquoi il invitait d’autres personnes. Ils venaient dans notre vie à nous. Un peu comme des étrangers.

Maintenant tu as compris pourquoi c’était utile pour le travail ?
Oui et non.

 Pourquoi non ?
J’aime bien l’équipe. Je les adore mais à des moments, je me sens en dessous. Bête. On a un bon rapport tous les trois. Mais je me sens en dessous par rapport aux discussions, aux discussions techniques… Par rapport aux contrats.

Qu’est-ce que ça a de particulier de faire un spectacle avec ton frère ?
Ça me permet de me libérer. De mon histoire. Enormément me libérer de mon histoire. 

Excuse-moi de te couper. Depuis très longtemps, je ne parle pas de mon histoire. Ça me permet de mettre un peu les mots… Pour moi. Et me comprendre.

Comment tu penses que Clément a vécu le projet avec toi ?
Il était beaucoup ému. Enormément ému. Pendant les représentations. Après un jour, il a carrément pleuré. Dans mon épaule. Il était très content.

Qu’est-ce que tu as ressenti ?
Beaucoup de peine. Parce que je n’ai pas trop les mots pour réconforter. J’aimerais trouver les mots pour aider.

Ça t’arrive souvent de te mettre à sa place ?
Mmh oui, presque tous les jours. Oui, ça m’arrive un peu tous les jours. Continuellement.

Et sur scène aussi ça t’arrive de te mettre à sa place ?
Non. La scène c’est pour moi. Je ne me préoccupe pas de Clément.

Alors que dans la vie tout le temps.
Oui.

Comment ça se fait ?
Je n’ai pas envie de me préoccuper de ça sur scène. C’est pour me libérer. Mais parfois sur scène, j’ai l’impression de prendre toute la place. J’ai l’impression que Clément il parle moins, sur la scène. Il parle moins de ses problèmes.

Il se dévoile moins que toi ?
Oui. J’ai l’impression d’amener, d’amener, d’amener… et que lui il n'amène rien.

Quand tu dis amener ça veut dire quoi ?
Parler, amener sur la scène. Amener beaucoup de matière sur la scène. Quand on joue.

Et dans la vie c’est le contraire. Des fois, j’en ai marre de ramener, ramener, ramener sur la scène. Des fois j’en ai marre de ramener de la matière sur la scène.

Tu voudrais que ça vienne plus de lui ?
Oui. Des fois, j’ai l’impression sur la scène de ramener beaucoup de trucs et lui il ne me raconte rien.

Il se dévoile moins ?
Oui. C’est cette pudeur qu’on n'arrive pas à dépasser.… T’as pas compris…

Non.
On n'arrive pas à dépasser cette pudeur. On a trop de pudeur. On n'arrive pas à la dépasser. C’est comme un petit handicap qu’on n'arrive pas à dépasser. C’est comme un handicap cette pudeur. Et ça me dérange énormément.

Mais ce spectacle, c’est pas aussi une manière de la dépasser ?
Oui, mais j’aimerais encore plus. J’aimerais encore plus lui parler de mes sentiments. Je n’arrive pas trop encore. J’aimerais encore plus rigoler avec Clément. J’aimerais encore plus rigoler avec mon frère.

Mais j’aimerais aussi lui parler normalement. Et avec Clément je n'y arrive pas trop. Ça m’embête. C’est comme si j’apprenais à connaître Clément.

Et ça vient du fait de jouer ensemble ou du fait d’être beaucoup ensemble, de faire des choses ensemble ?
D’être toute la journée ensemble. De passer beaucoup de temps ensemble. Les activités je m’en fous. De passer beaucoup de temps avec mon frère.

Là vous allez faire des ateliers à Bruxelles ?
Oui, et ça me met beaucoup la pression.

Pourquoi ?
Parce que je ne parle pas normalement, correctement. Je n’arrive pas à parler normalement comme Clément.

Vous allez le faire tous les deux cet atelier ?
Oui. Mais Clément il parle normalement et pas moi. J’ai peur d’ennuyer les gens.

Sur scène tu te poses aussi cette question ?
Non. J’ai peur d’animer un groupe.

Pourquoi tu as voulu faire cet atelier ?
Parce que je suis encore avec Clément.

Et s’il n’avait pas été là ?
J’aurais accepté aussi. Parce que c’est la première fois qu’il y a un truc nouveau pour moi. C’est tout nouveau pour moi.

T’aimes bien faire des choses nouvelles comme ça ?
Oui mais ça me fait énormément peur. J’ai peur qu’on ne me comprenne pas. On commence demain.

Ah bah tu me raconteras alors.
Mais après tu ne reviens plus.

Bin moi je suis à Liège donc peut-être que je reviendrai vous poser des questions. Enfin si vous acceptez. Ça m’intéresse en tout cas.
J’ai un truc à te dire.

Oui ?
J’ai un peu peur de te le direExcuse-moi, je suis un peu ému mais bon. Pour moi… Je ne me vois pas handicapé.

Tu ne te vois pas handicapé ?
Oui dans ma tête. Mais je suis un peu ému de te le dire.

Pourquoi ?
Je suis un peu ému de te le dire. Mais… Je me vois handicapé que quand il y a des problèmes de logistique…

Des problèmes de quoi ?
De planning.

© Baptiste Le Quiniou

* Cette thèse est réalisée au sein de l’école doctorale en Arts et sciences de l’art dans le cadre d’une cotutelle entre l’ULiège et le Conservatoire royal de Liège. Elle est codirigée par Maud Hagelstein et Isabelle Gyselinx et financée par Wallonie-Bruxelles Enseignement (WBE). Travailler avec un acteur en situation de handicap suppose des conditions de création spécifiques, trop souvent méconnues des spectateur·ices. Les entretiens réalisés éclairent de l’intérieur le processus de création, à la fois professionnellement et humainement.

© Gloria Scorier