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Théâtre National Wallonie-Bruxelles
Entretien

Comment représenter au théâtre une histoire encore en train de s’écrire ?

Marie-Aurore D’Awans & Pauline Beugnies

Mawda, ça veut dire tendresse
À l’origine de la pièce, il y a les faits réels : le 17 mai 2018, Mawda Shawri a deux ans. Elle est dans une camionnette qui la ramène en Angleterre avec ses parents, son frère et une vingtaine d’exilé·es kurdes. Soudain, la camionnette est prise en chasse par la police belge sur la E42. À hauteur de Nimy, une nouvelle voiture de police s’engage. Un policier tire. La balle atteint Mawda en pleine tête. Elle meurt. Ses parents et son frère sont arrêtés.

Que reste-t-il de la sidération qu’ont éprouvé la metteuse en scène et actrice Marie-Aurore D’Awans et la journaliste, photographe et cinéaste Pauline Beugnies face aux faits ? Que dire ? Comment le dire ? Comment représenter au théâtre une histoire qui est encore en train de s’écrire ? C’est tout l’enjeu de Mawda, ça veut dire tendresse. Sa beauté, sa délicatesse, son humanité.

© Danny Willems
Comment raconte-t-on une histoire qui est en train de s’écrire ? Quels sont les défis ? Quelles sont les limites ?

Marie-Aurore D’Awans (M-A. D’A.) : Le jugement devait être rendu avant que l’on débute les répétitions du spectacle. Mais le policier qui a tiré et touché mortellement Mawda dans la nuit du 17 mai 2018 a fait appel. L’histoire a continué de s’écrire, malgré nous. Nous avons dû composer avec le réel. Aujourd’hui, j’ai le sentiment que l’histoire qui perdurait pesait de tout son poids sur ce que nous voulions dire. En dépit de la colère, nous ne souhaitions pas que le spectacle fasse place à une sorte de procès à charge. Un point relie positivement mes intentions. C’est la recherche de l’équité. Ce qui signifie : ne pas « charger » l’une des parties plus que l’autre. Nous avons voulu questionner les spectateur·ices plutôt qu’imposer une vision univoque.

Pauline Beugnies (P.B.) : Où placer le curseur ? Quelle est la ligne à ne pas franchir ? En tant que journaliste, j’accorde beaucoup d’importance à notre responsabilité éthique vis-à-vis des faits et à la crédibilité des témoignages que nous avons recueillis. Nous avons vérifié, recoupé, sourcé. Nous avons raconté cette histoire parce qu’elle était suffisamment étayée. Ou en tout cas, nous avons raconté une version de l’histoire qui nous semblait juste après avoir effectué ce travail de recherche documentaire et d’enquête. Pour ce qui est de l’histoire des parents de Mawda, Prhst et Shamden, avant leur arrivée en Belgique, nous la racontons de leur point de vue, à partir de ce qu’ils nous ont raconté et de ce qui est repris dans les procès-verbaux.

Dans l’histoire des parents de Mawda, qui ont dû fuir le Kurdistan irakien parce qu’iels ne pouvaient pas s’y marier et voulaient une vie meilleure, on entend la poésie kurde sur la musique de Malena Sardi.

M-A. D’A : La plupart des médias ont dit qu’iels avaient immigré pour fuir les bombes, la guerre. Ce qui n’est pas vrai. Pourquoi ne pourrait-on pas quitter son pays parce qu’on souhaite un avenir meilleur, pour soi, pour ses enfants ?! Y aurait-il une hiérarchie entre les migrant·es ? Avec d’un côté les bon·nes migrant·es, et de l’autre, les mauvais ?

Comment parvient-on à traiter de manière « juste » ce qui s’est passé et ce qui se passe encore lorsqu’on crée ?

M-A. D’A. : C’est « le choix » en question : choisir les mots, choisir les voix qu’on donne à entendre. La plupart des médias montraient toujours les parents en train de pleurer. Alors que j’ai rencontré des personnes qui étaient debout, dignes. Leurs paroles étaient les plus humaines et humanistes qu’il m’ait été donné d’entendre lors du procès et de nos rencontres.

N'est-ce pas une responsabilité collective trop lourde à endosser pour des artistes ?

M-A. D’A. : Les parents de Mawda ont été traités de manière inhumaine. La justice estimait que ce n’était pas à elle qu’incombait de juger leur traitement inhumain. Alors qui ?

B.P. : Pourquoi l’histoire qui est en train de s’écrire appartiendrait-elle seulement au tribunal ? Et pas au théâtre ? Pourquoi la vérité judiciaire aurait-elle plus de poids qu’une autre ? Ces questions peuvent paraître arrogantes. Tellement de choses ont été dites avant le procès, par les médias, par les politiques. Elles ont eu aussi des incidences sur l’instruction de l’affaire. Sans doute plus que ce que nous disons dans Mawda, ça veut dire tendresse, qui, finalement, n’est qu’une reprise, une « mise bout à bout » de ce qui est en train de s’écrire, tant au niveau médiatique que politique et judiciaire. Ce qu’on espère avoir ajouté et qui nous semblait manquer terriblement dans cette histoire, c’est l’aspect humain et intime.

Que peut le théâtre, justement ?

M-A. D’A. : Même si cela peut sembler dérisoire, le théâtre permet de raconter l’histoire autrement et de se retrouver ensemble pour en parler, échanger.

P. B. : Si nous ne sommes pas tombées dans l’écueil du spectacle à charge, c’est parce que nous avons beaucoup questionné les manières de mettre en récit. Quelle forme pour quel moment du récit ? Dans le spectacle, les acteur·ices endossent plusieurs rôles. Par exemple, l’actrice Deborah Rouach joue le rôle du flic et de la mère de Mawda. Ce parti pris de mise en scène éclaire la complexité des faits, permet aux spectateur·ices de comprendre la nuance en devenant critiques et engagé·es, authentiquement et concrètement.

M-A. D’A : Entre autres, nous avons demandé aux poétesses Victoire de Changy et Maud Vanhauwaert d’écrire un chœur antique. Le théâtre pose question dans la société. Et la société fait partie du théâtre.

Pour Erwin Piscator, le penseur du théâtre documentaire, dans le théâtre, il ne s’agit plus de « communiquer l’élan, l’enthousiasme, le ravissement, mais aussi les lumières, le savoir, la connaissance ». J’ajouterai que vous réhumanisez le fait sociétal. Et qu’en définitive, par le biais de la fiction, vous nous réhumanisez en nous donnant la possibilité de faire communauté pour comprendre.

P.B. : Je ne crois pas en la documentation pour la documentation. Une documentation qui serait neutre et objective. Je crois surtout aux questionnements qui découlent d’un point de vue affirmé. Marie-Aurore est capable de relier action et parole. Très vite, elle m’a dit : le théâtre, c’est la place publique. Dans Mawda, ça veut dire tendresse, nous racontons notre histoire collective. Ce n’est pas une énième histoire d’exil. Non, chaque histoire d’exil est unique. Et c’est aussi la nôtre. Leur histoire est terrible, nous devons la regarder, nous devons nous en emparer, nous devons la raconter autrement. C’est tout ce que nous avons trouvé, Marie-Aurore et moi, pour faire avec, et après ce qui s’est passé.

M-A. D’A. : Dans l’une des scènes de la pièce, l’actrice Aïcha Cissé prie face à une archive vidéo de Mawda que nous ont confié ses parents Phrst et Shamden. Lorsque des spectateur·ices m’ont dit que d’une certaine manière, ce geste leur avait permis de prier pour Mawda, j’ai compris quelque chose. Dans la pièce, la collectivité humaine écoute une histoire et, en partageant des émotions, elle peut la prendre en charge. Sans vouloir que ce moment soit cathartique, cette sorte de communion entre les êtres humains me semble primordial.

Est-ce qu’il y a pour vous un avant et un après Mawda, ça veut dire tendresse ?

P.B. : Pourquoi pas ? Le théâtre m’a déplacée. Contrairement à la photographie ou au cinéma qui fige, le théâtre est constamment en mouvement. À son contact, j’ai appris à me déprendre. Un jour, alors que Phrst, la maman de Mawda, était présente au KVS, tout le public s’est levé pour la première fois et a applaudi. Sans savoir qu’elle était présente ce soir-là, il l’a comme entourée. C’était magique. Ça, on ne peut pas le vivre au cinéma.

M-A. D’A : D’une certaine manière, la pièce Pas pleurer mis en scène par Denis Laujol m’a amenée à Mawda, ça veut dire tendresse. Elle m’a donné la force de mes convictions. Tout ce que j’y défendais, c’était tout ce que je pensais, rêvais. L’histoire, la mise en scène et ma rencontre avec l’autrice Lydie Salvayre m’ont élevée. Je venais d’être maman. J’aurais pu sombrer en tant qu’artiste car je prenais le risque de ne plus être sur le marché du travail. En tout cas, pour un temps. En fait, ça a été tout le contraire.

Il y a forcément un avant et un après Mawda, ça veut dire tendresse. C’est ma première mise en scène. Qu’est-ce que cette pièce m’a appris ? Peut-être, tout simplement, que le théâtre n’est jamais là où on l’attend. C’est magique !

Propos recueillis par Sylvia Botella en novembre 2022

© Gloria Scorier