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Théâtre National Wallonie-Bruxelles
Récit de saison

Les privilèges de la beauté sont immenses

Les Enfants terribles & Giselle…
© Dorothée Thébert-Filliger

François Gremaud nous avait donné une parodie bondissante de la tragédie de Racine : Phèdre ! point d’exclamation. Dans sa Giselle…, revisitation du ballet du même nom par l’époustouflante Samantha van Wissen, les points de suspension donnent la note. Je déteste les points de suspension de manière générale. Je les trouve émotionnels et manquant de tranchant et je ne m’étonne pas, dès lors, d’apprendre que ce signe de ponctuation est apparu à l’époque romantique. Je n’aime pas non plus le point d’exclamation, trop démonstratif, indigné ou tragique. Mais si le second degré s’en mêle, c’est autre chose.

Giselle points de suspension, donc. Amour, mort et fantômes. Romantisme débridé, pointes, entrechats et tout le tralala. J’en avais oublié l’intrigue, réduite à un résumé de quelques lignes sur Wikipédia. En apprenant qu'Albrecht, qu'elle aime, est le noble fiancé d'une princesse, Giselle, paysanne naïve, meurt. La reine des Wilis, esprit de jeunes filles mortes vierges, décide qu'Albrecht doit suivre Giselle dans la tombe. Il est condamné à danser jusqu'à la mort par épuisement. Mais l'esprit de Giselle, en dansant avec lui, arrive à le sauver. Mais l’esprit de Samantha van Wissen, en dansant… Cette conférence dansée riche en prouesses corporelles et en rétablissements paniques, telle une bergère s’agitant à rassembler un troupeau indocile, une ménagère s’évertuant à discipliner les poussières, une Chapline des temps modernes accélérant sa narration comme l’ouvrier sa cadence… Bluffé par cette fantaisie rigoureuse, enchanté par l’alliance de légèreté et de soi-disant maladresse, le public se gondole et s’émeut. Rires, ovations debout… Temps suspendu, désir que cela ne s’arrête jamais. Et pertinence, donc, des points de suspension.

Prolonger l’enchantement d’un soir peut se faire en pointillé, en sautant d’un spectacle à un autre, d’une scène d’avant Noël à une scène de février. En typographie, on aurait recours aux points de suspension entre parenthèses (…) qui signalent une ellipse. Entretemps, des malheurs en cascade. Entretemps la guerre et les autres guerres. Entretemps un immense séisme. Entretemps des milliers et des milliers de victimes. À l’heure où en Turquie et Syrie enfle le nombre des morts et des disparus sous les décombres et la neige, ici, dans la pénombre feutrée du théâtre, Cocteau nous parle d’un « voyage sur la neige, enfermé dans le givre, et qui durerait toujours » tandis que la magicienne Phia Ménard fait tourner et chanter Les Enfants terribles sur la musique envoûtante de Philip Glass. Ici surgissent à nouveau fantaisie, allégresse et ferveur, tandis que nous sautons du romantisme de Giselle à une relecture néo-dadaïste de Cocteau. Ici les adolescent·es bourgeois·es-rebelles de l’entre-deux guerres sont interprété·es par les corps ruinés d’un monde en voie de décrépitude. Ici, dans une sorte d’évidence stupéfaite, nous nous sentons appartenir à des univers opposés jusqu’au déchirement. Déchirement générationnel ? Pas seulement. Que faisons-nous dans la chambre close de l’art pendant que se succèdent les drames aux portes d’une Europe cacochyme ? Comment dire le mélange de notre bonheur d’amoureux du théâtre et de notre honte de vivre dans une partie du monde où les morts ne nous dérangent guère, cachés sous leurs hardes dans l’embrasure d’un des dix mille immeuble inoccupés de Bruxelles ?

Cocteau avait raison : « Les privilèges de la beauté sont immenses » .

— Caroline Lamarche

© Gloria Scorier