Passer au contenu principal
Théâtre National Wallonie-Bruxelles
Récit de saison

Couteau, Serpent, Cheval

Après le silence
© Thomas Walgrave

Ce qui frappe d’emblée, avant même l’image c’est la beauté de la présence des interprètes et la manière dont la langue, le portugais, est articulée par chacune d’elles, trois femmes dont on apprend qu’avant d’être comédiennes, elles sont les héritières des crimes dont on parle. Avec elles, indispensable et discret, un musicien. Il y a là une force et une simplicité qui forcent au respect et notre désir d’entendre cette histoire. D’emblée, donc, le feu de la langue. Prolongé par une narration abondante et hybride, parfois déroutante. On comprend qu’il y a eu crime, le meurtre d’un chef des rebelles. Mais que viennent faire le couteau qui coupe la langue, le serpent, le cheval qui sort d’une maison ? Est-on dans le réel, le mythe, la citation ?

Christiane Jatahy s’inspire du film Cabra marcado para morrer réalisé en 1984 par la figure-culte du cinéma brésilien, Eduardo Coutinho, en mémoire de João Pedro Teixeira, chef de ligue paysanne, assassiné en 1962 sur ordre de propriétaires terriens. Le docu-fiction mêle archives, témoins d’époque et acteurs rejouant le drame. Il s’agit de marier deux temporalités pour retracer un combat sans fin, celui des pauvres contre les riches, des sans-terre contre les possédant·es, des rassemblements de foule contre la police inféodée à une élite corrompue. Jatahy ne se contente pas de revisiter ce maître en convoquant les trois femmes qui réincarnent au fil de leur propre histoire le deuil et la lutte de Elizabeth Teixeira, la veuve de João Pedro Teixeira. Elle emprunte au film une scène emblématique, l’apparition du héros qui jaillit à cheval de sa maison d’adobe, géant sorti d’une toute petite porte. Image étrange et magnifique : le cheval et son cavalier, c’est la colère qui sort de la maison des pauvres. La montrer à plusieurs reprises, c’est dire que rien ne change mais que la révolte ne cédera jamais.

À qui trouvera le kaléidoscope déroutant, on conseillera de lâcher prise, de ne pas suivre tous les sur-titres, tout le texte, autrement dit. Car une fois saisi le propos de l’exploitation néocoloniale, ce qui touche, c’est la puissance des images et la fluidité avec laquelle les interprètes passent de la scène à l’écran. La maîtrise du montage nous emporte dans un flux tourbillonnant qui, au départ du propos politique, a la richesse du rêve. Une immersion qui fait que le Brésil lointain nous semble familier, que nous en expérimentons la moiteur, la fraîcheur des torrents et les menaces de mort. Le sang est peut-être de la peinture rouge sur le sol craquelé, mais ce sang-là est plus que vrai : c’est celui du paysan qui est aussi le mari, l’oncle, le père, le fils, le frère. Aujourd’hui, à l’instar du cavalier autrefois, c’est la femme qui sort de la maison en trombe. Loin de partir au combat, elle se penche sur la dépouille, la pleure, l’interroge. Comme le fait l’artiste qui recueille toutes ces histoires.

Ce qui, peut-être, donne la clé de l’intention de Jatahy, c’est la transe finale. À l’écran, une fête animiste, un tourbillon de corps de femmes violemment possédés, veillés par le groupe villageois qui les entoure et les protège. Sur la scène, une comédienne livrée à une transe folle. Seule. Le groupe est absent. Le groupe, en réalité, est dans la salle : nous voilà nous aussi pris dans quelque chose qui nous dépasse et nous emporte, nous laissant touché·es pour longtemps, changé·es peut-être.

— Caroline Lamarche

© Gloria Scorier