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Théâtre National Wallonie-Bruxelles
Entretien

Notes pour un entretien #2

Justine Lequette et Ferdinand Despy

En une nuit – Notes pour un spectacle
Justine Lequette, Eva Zingaro Meyer, Ferdinand Despy et Simon Hardouin s’imposent avec En une nuit - Notes pour un spectacle comme les figures phare de la jeune scène belge. À la manière de Pier Paolo Pasolini, i·els y déploient des notes en vue de la mise en scène d’un spectacle qui ne verra pas le jour, faisant spectacle du processus de création. Une manière sensible « de ne pas mettre l’œuvre sur un piédestal ». Et réduire la distance qui la sépare parfois de certain·es spectateur·ices.
Au nom du collectif, Justine Lequette et Ferdinand Despy posent sur ces sujets un regard affuté. Rencontre.
© Annah Schaeffer

Quinze ans avant son assassinat, Pier Paolo Pasolini écrit : « J’aime la vie férocement, si éperdument qu’il ne peut rien m’arriver de bien ; comment cela finira, je ne sais pas ». L’accent prophétique de cette phrase habite le spectacle En une nuitNotes pour un spectacle

Ferdinand Despy : Pour nous, affirmer que cette phrase est prophétique, c’est éclipser la puissance politique de l’œuvre pasolinienne. Pasolini refuse toute concession. Il ne se résout pas à l’état des choses, ni à sa violence. C’est en cela que le fait qu’il ait été assassiné en 1975 est politique – et pas poétique – : il dérangeait ! Dans En une nuit, la mort de Pasolini n’est pas traitée autrement ! Elle n’est pas une fatalité tendant à une mystique qui supplante les vraies raisons de l’assassinat sur la plage d’Ostia. Les circonstances de sa mort seront-elles un jour élucidées ? Près de cinquante ans après, les responsables, les assassins courent toujours.

Justine Lequette : Pasolini évoque sa disparition dans bon nombre de ses œuvres. Mais on peut la lire métaphoriquement. « La prophétie » peut être lue comme une déclaration d’amour à la vie. Ne pense-t-il pas tout simplement à sa propre disparition, dans le monde qui est en train de disparaître ? Je rejoins Ferdinand : il ne faut pas faire de Pasolini un martyr au sens chrétien du terme. Pasolini était marxiste. Il y a un vrai enjeu à penser sa mort sous l’angle matérialiste : en analysant les faits, les rapports de force à l’œuvre. Quels intérêts, son assassinat sert ?
 

En une nuit, c’est le théâtre dans le théâtre. Il y a ici plusieurs régimes d’images, de rythmes et de temps. Ce parti pris dramaturgique est-il lié aux sensations que vous vouliez décrire comme lecteur·ice et/ou spectateur·ice de l’œuvre de Pasolini ?

JL : Nous avons imaginé En une nuit comme un carnet de notes sur un spectacle à créer, extrêmement composite. Ce qui revient à assumer nos contradictions, puisque nous formons tous les quatre un collectif : quatre manières de penser, quatre désirs, quatre rapports à la scène, très différents. Chaque note dans sa singularité est produite en réaction à une autre note, et participe à la création d’un « tout ». On est donc sur une ligne de crête permanente entre continuité et discontinuité.

FD : D’une certaine manière, c’est comme si les différentes notes, et donc les différentes scènes, s’additionnaient, répondant ainsi aux sensations que l’on éprouve face à l’œuvre pasolinienne. Certaines scènes sont didactiques : elles étudient les stratégies et les mécanismes à l’œuvre dans le système néo-libéral. Tandis que d’autres répondent à notre besoin de fantaisie, d’imaginaire, de désirs et de poésie que l’on retrouve dans de nombreux films de Pasolini. En une nuit n’est ni poétique, ni analytique. Parce que l’œuvre pasolinienne ne se résout ni à l’un ni à l’autre aspect. Elle est plus que ça.
 

En une nuit passe par un travail formel qui, à la fois, documente le spectacle à venir et dessine le récit fictionnel qui est en constante métamorphose devant nos yeux. C’est ça qui est vertigineux.

JL : C’est notre défi : faire œuvre sous forme de notes. Les brouillons d’une œuvre à venir deviennent l’œuvre. Cette forme des « Notes pour » a été utilisée par Pasolini dans plusieurs de ses œuvres et j’ai le sentiment que ce processus invite à penser le monde de manière ouverte. Il ne clôt pas la pensée. Au contraire, il fait du réel une multiplicité de possibles en devenir. Henri Lefebvre disait que le réel contient aussi la somme des possibles non réalisés. Aborder le monde de cette manière, c’est ouvrir la voie à de possibles renversements ! Contrairement à l’idéologie néolibérale qui tente de nous faire croire qu’il n’y a pas d’alternative.

Mais dans la création nous nous sommes cassé les dents : c’est quoi des notes au théâtre ? Ça n’est pas exactement la même chose qu’au cinéma ou en littérature, où l’œuvre est d’une certaine manière figée parce qu’elle est écrite à un temps T. Au théâtre, il y a la question de « l’ici et maintenant », et « refaire chaque soir ». Faire des notes sur une scène, est-ce faire semblant que l’on est en train d’inventer ce qui est en train de se faire devant les yeux des spectateur·ices ?

Je ne suis pas sûre que nous soyons parvenu·es à répondre complètement à la question. C’est ça qui est d’ailleurs passionnant. C’est encore un questionnement dans le jeu. Comment s’approprier cette forme éclatée qui est sensée être restituée dans l’instant et rendre compte d’une réflexion qui a déjà eu lieu ?

FD : Comment montrer dans un même mouvement, la construction et la déconstruction ? Est-ce que tout est inachevé ? Les décors ? Le texte ? Autant de questions en boucle. Jusqu’au moment où nous avons dit : stop, c’est trop ! Nous avons choisi de créer un spectacle ; un spectacle construit et fini, qui se déroule devant les yeux des spectateur·ices. En une nuit a ceci de particulier qu’il parle d’un autre spectacle qui est potentiellement possible. Autrement dit, qui existe seulement dans notre imaginaire. Au fur et à mesure des notes que nous faisons, il se transforme, évolue, et se démultiplie.

JL : Il n’y a pas ici un seul spectacle qui peuple nos imaginaires, mais une multiplicité de spectacles.

F.D. : Ce qui nous fascine, c’est que ce sont des notes pour une œuvre qui est potentiellement possible. Elle se matérialise dans le désir. L’écueil que nous voulions éviter était la dramaturgie de l’échec, c’est à dire parler d’un spectacle que nous n’avons pas su réaliser. Or, c’est bien l’inverse qui est à l’œuvre, nous choisissons de ne pas réaliser ce spectacle pour qu’il existe seulement dans notre imaginaire. Les notes, les réflexions, les contradictions du collectif, enrichissent le spectacle potentiel que nous projetons ensemble avec les spectateur·ices.
 

C’est suffisamment rare pour le souligner, vous donnez à voir le processus de création sur le plateau : il est d’ailleurs la métaphore du spectacle. Est-ce une manière pour vous de mettre en critique la pauvreté des imaginaires et la tyrannie du « tout consommable » auquel n’échappe pas le spectacle vivant ?

FD : Effectivement, En une nuit évoque la pauvreté des imaginaires. Pasolini en parle : la disparition des possibles, d’autres mondes. Il critique le nivellement par le bas, l’imaginaire imposé par la société de consommation. Une cinquantaine d’années après, les violences sont intactes.

Ici, nous faisons moins une critique globale qu’une autocritique. Nous témoignons de notre incapacité à imaginer autre chose qu’un produit consommable. Notre manque d’imaginaire et nos tentatives de le muscler font partie du spectacle. Nous sommes aux prises du « marché subventionné ». C’est notre manière de témoigner et accepter nos limites au travers de la fiction. Il est important pour nous d’être humbles et honnêtes.

JL : À l’intérieur de la forme nous tentons de créer des temporalités où quelque chose d’autre peut se passer. Par exemple, nous étirons le temps pour éprouver d’autres relations et accéder à la mémoire.


Vous créez des situations d’écoute, démultipliez les regards à partir d’un spectacle qui est en train de se faire et qui annonce un spectacle qui pourrait venir.

JL : Le spectacle existe à deux niveaux. Il y a celui qu’on imagine et celui qui se passe dans « l’ici et maintenant » : nous en train de raconter le spectacle que nous aimerions créer. Peut-être que le commun particulier qui se crée, c’est qu’on travaille tous·tes ensemble à imaginer le même spectacle et en même temps, chacun·e s’en fait certainement un imaginaire très personnel.


D’ailleurs, faire spectacle du processus de création n’est-il pas le moyen de dédramatiser la relation des spectateur·ices à l’œuvre ? Parce qu’on y voit les doutes, les questionnements de l’artiste au travail, sa vulnérabilité. C’est en ça que votre parti pris de mise en scène est intéressant. Les spectateur·ices se rendent compte que le théâtre n’est pas une boîte magique. L’artiste tâtonne, doute, travaille tout simplement.

JL : C’est intéressant. Car nous nous sommes rendu·es compte que l’aspect « carnet de notes » peut faire peur : on pourrait penser que ça va être difficilement lisible, accessible à des initié·es. Or, s’attacher au processus de création peut aussi dédramatiser la relation que l’on peut avoir au théâtre ; décomplexer d’une certaine manière, parce que ça permet de faire de la pensée et du théâtre quelque chose qui n’est pas surplombant, mais s’expose dans sa vulnérabilité.
 

Le travail de notes n’est-il pas le moyen pour Pasolini de se rapprocher davantage des classes populaires, des plus humbles qui lui tiennent tant à cœur ?

JL : Ça, je ne sais pas. En tout cas, il permet d’intégrer les critiques que peuvent faire cell·eux dont il parle à l’intérieur même de l’œuvre. Par exemple dans le film Carnet de notes pour une Orestie africaine, Pasolini intègre au film une séquence où il expose à des étudiant·es son projet de film. Très vite, les réactions fusent. Les étudiant·es critiquent le projet et Pasolini décide d’intégrer leurs échanges aux autres notes qui composent son carnet. C’est une façon, me semble-t-il, d’être honnête sur ses propres failles, et donc de ne pas mettre l’œuvre sur un piédestal, éloignée du réel.
 

— Entretien réalisé par Sylvia Botella en septembre 2023.

© Gloria Scorier