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Théâtre National Wallonie-Bruxelles
Entretien

Le temps des enfants

Vincent Hennebicq et Marine Horbaczewski

La Décision

Et si nous prenions soin de nous, des êtres vivants qui nous entourent et de la terre ? Et si nous réinventions nos relations, notre existence ? Et si tout simplement nous apprenions à nous aimer ? Dans La Décision, Vincent Hennebicq et Marine Horbaczewski racontent un retour à la vie par le prisme des enfants. Dans un futur proche, les enfants nous invitent en musique à agir ensemble, à faire ensemble ce que nous avons trop l’habitude de faire seul·es. Une révélation avec un message clair : parions sur les enfants pour l’avenir !

©Céline Chariot

Souvent, la présence d’un·e enfant déstabilise sur le plateau. I·El nous amène à interroger notre rapport au théâtre et les attentes que nous en avons. Quelles questions vous êtes-vous concrètement posées ?

Marine Horbaczewski : Dans le processus de création, je ne me suis jamais posé ce type de question. Nous sommes très vite entré·es dans le vif du sujet. Nous nous sommes mis rapidement au travail, à raison de deux ateliers par mois, depuis octobre 2022. C’est là précisément que la musique et le théâtre se différencient le plus. Lorsqu’on joue d’un instrument de musique, on ne se pose pas un millier de questions. On joue, c’est tout. J’ai simplement plongé dans la musique avec les enfants.

Vincent Hennebicq : Très vite, les ateliers nous ont amené·es à entrer en conversation avec les enfants et à poser la question : comment faire théâtre ? Parce que les enfants avec lesquel·les nous travaillons sont des musicien·nes, et pas des comédien·nes.

Au fil des répétitions, nous avons réalisé que nous ne voulions pas les diriger de manière littérale. Au contraire, bien au contraire, nous voulions qu’i·els demeurent extrêmement libres sur le plateau. C’est pourquoi, nous n’avons pas distribué les rôles. Chaque enfant connait la partition de l’autre.
Peut-être que ce sont les adultes qui se trompent dans leur façon d’appréhender le théâtre et de le définir. L’adulte est souvent tenté·e de dire à l’enfant : arrête de gigoter ! Reste assis·e ! Concentre-toi ! Alors qu’il est intéressant de faire confiance à l’enfant. I·el connait la scène, i·el la ressent, i·el va réagir en retour. En tout cas, c’est ce que je pense.

 

Est-ce qu’on peut dire que dans un même mouvement, l’enfant détruit les outils du théâtre — amenant la vérité de son corps et refusant la mimesis — et en récupère les fondements ? Et donc détruit les codes de la représentation ?

V.H. : Dans La Décision, les enfants vivent dans le bunker. Nous avons créé un effet de distance entre les enfants et les spectateur·ices ; une sorte de quatrième mur difficile à briser. I·Els vivent en vase clos dans la pièce, i·els ont leurs rituels. Par exemple, le rituel du coucher. (rires) En ce sens, Marine a beaucoup travaillé avec Jean-Baptiste Szézot dans les ateliers enfants : i·els ont dessiné les espaces de repos, de fête, de musique sur le plateau. Les enfants les ont habités très naturellement. Après cela dépend bien sûr du vécu de l’enfant. Il est intéressant de s’interroger : sur quoi les enfants s’appuient-iels pour jouer au théâtre ? Qu’en attendent-i·els ? D’autant plus que La Décision, c’est du théâtre musical.

M.H. : Vincent a tout de suite voulu créer une sorte de vivarium pour observer les enfants en train de vivre. C’est une excellente idée, me semble-t-il. Car il est très difficile de faire jouer de manière juste autant d’enfants sur le plateau. D’où l’importance de créer un collectif et de ne pas créer une rupture entre les ateliers enfants et la représentation. Tout est collectif, leur mémoire, leurs façons de se comporter.
Nous nous adressons aux enfants chacun·e différemment mais nous œuvrons tous·tes dans la même direction. Nous considérons les enfants comme de vrai·es partenaires. En l’absence de distribution de rôles, i·els peuvent tout lâcher et vivre simplement ce qu’i·els vivent le temps du spectacle. À l’évidence, c’est très complexe pour l’adulte profession·nelle de passer de l’instrument de musique au jeu de théâtre et vice versa. Je vous laisse imaginer ce que ça peut être pour l’enfant. (sourire) Il est nécessaire de travailler dans la douceur.

Vincent leur a proposé de changer de prénom dans la pièce. Ainsi, i·els ne sont pas tout à fait elles.eux. Toutefois, on se rend bien compte durant les filages que rien n’est acquis. S’il se passe quelque chose de surprenant, i·els s’appellent tout de suite par leur prénom. (rires)

 

De fait, l’enfant n’est-il pas à la fois performeur – il accède à une vérité par le corps – et acteur – il a une partition ?

V. H. : Nous en avons tenu compte dans le travail. Dans la pièce, il y a des séquences où les enfants savent exactement ce qu’i·els doivent faire. Et d’autres où i·els sont totalement libres. Tout à coup, i·els peuvent faire la brouette, chanter, faire des jeux de mains, jouer avec un instrument de musique qui n’est pas le leur.
Ce qui me surprend le plus, c’est leur maîtrise presque naturelle de l’équilibre sur le plateau. Les enfants se répartissent avec beaucoup de justesse dans l’espace. I·els ont une conscience quasi innée de la scénographie dans laquelle i·els évoluent.

M. H. : Lorsque Vincent travaille avec les enfants, il leur donne moins des ordres que des impulsions qui activent quelque chose en ell·eux. En guise d’ouverture du spectacle, nous leur avions demandé d’occuper l’espace de façon à ce qu’i·els soient tous·tes à vue. Nous nous sommes aperçu·es très vite que cela les bloquait. Nous les avons donc remis en cercle comme i·els le sont d’habitude dans les ateliers. C’est par l’ajustement – et non par la force – qu’il se passe quelque chose. C’est par petites touches que le spectacle se crée. C’est en demeurant libres que les enfants restent en vie.

 

Sont-i·els conscients de la portée de leurs gestes, de l’espace théâtral où i·els se trouvent ? Ont-i·els conscience de ce qu’i·els représentent pour les spectateur·ices ?

V. H. : Depuis que nous avons débuté les ateliers, l’histoire est très claire pour les enfants. I·Els savent ce qu’i·els racontent. Nous leur avons toujours transmis oralement l’histoire, jamais de manière écrite, en leur demandant : que souhaiteriez-vous ajouter ? Ou retirer ? Lorsqu’i·els me faisaient part de leurs désirs d’ajouter des scènes, je les écrivais et les distribuais ensuite dans la logique du récit global. Honnêtement, je ne sais pas s’i·els ont conscience de ce qu’i·els représentent pour les spectateur·ices. Pour moi, c’est un mystère. (sourire)

M. H. : En ce qui me concerne, j’ai donné très peu de partitions de musique. En discutant avec ell·eux, j’ai le sentiment qu’i·els se demandent ce qu’i·els représentent sur le plateau. I·Els éprouvent des sensations. L’une des enfants m’a d’ailleurs dit : je pense que l’histoire est triste. Lorsque nous avons débuté le travail ensemble, certain·es enfants ont été en proie à des émotions très fortes. Aujourd’hui, ce n’est plus le cas. I·Els se réjouissent de filer le spectacle. D’ailleurs, i·els pensaient que nous ferions uniquement des filages à partir de la rentrée. (rires)
Les enfants portent en ell·eux une forme de résilience. I·Els retournent toujours au plaisir du jeu. I·Els ne se posent pas les questions existentielles que les professionnel·les se posent ordinairement lors des répétitions de théâtre.

 

D’ordinaire, les enfants mobilisent toute l’attention lorsqu’i·els sont au plateau. Cela peut-être très difficile de jouer à côté des enfants. Comment Jean-Baptiste Szézot a-t-il travaillé avec ell·eux ?

V. H. : Cela peut s’avérer effectivement difficile. Les ateliers nous ont beaucoup aidés. Heureusement, nous en avons pris conscience dès le montage de production du projet. Pour nous, il était important que Jean-Baptiste travaille avec les enfants dès la mise en place des ateliers. Depuis un an, il travaille en continu avec les enfants. I·Els font ensemble les exercices nécessaires pour se donner le jeu, se regarder, créer une harmonie de groupe.
Malgré tout, rien n’est gagné. Jean-Baptiste accepte de ne pas avoir toute l’attention des enfants durant son monologue de sept minutes. C’est comme quand on raconte une histoire à un·e enfant, i·el peut être absorbé·e, puis tout à coup son regard peut être happé par un insecte qui vole, un rayon de soleil ou un bruit. Jean-Baptiste accepte d’être dans cette position « inconfortable » : il est à la fois vulnérable et responsable du récit global.

M. H. : Étant lui-même musicien, Jean-Baptiste nous a beaucoup aidé·es. Il a pris soin des instruments de musique, des enfants. Ce qui lui a permis de tisser un lien très fort avec ell·eux. Même si ce n’est pas toujours simple, le lien existe bel et bien ! Il le reconnecte puissamment aux enfants en cas de turbulences. Rien n’est plaqué ! I·Els coexistent véritablement.

 

Dans La Décision, les spectateur·ices se trouvent moins dans le temps du spectacle que dans le temps de l’enfant. Nous sommes absorbé·es dans le présent.

M. H. : La musique, c’est vraiment l’art de l’instant. Je trouve l’audace de Vincent extraordinaire : osez la musique ! Il y a une telle évidence. Nous ne sommes pas uniquement dans le temps du récit. Que racontons-nous ? Il y a des contingences très concrètes : s’échauffer, respirer. Tout ça nous ramène inéluctablement à l’ici et maintenant. Il est impossible de faire autrement.

V.H. : Je suis obsédé par le temps ! Mon père était horloger. Ici, c’est l’idée de mettre du temps présent dans un déroulé plus large. Nous avons découpé simplement la pièce en quatre parties, en quatre saisons que les enfants vivent pleinement. Certes, il y a des ellipses mais elles sont hors cadre.

 

Qu’est-ce que l’adulte que vous êtes, dirait aujourd’hui à l’enfant que vous étiez ?

M. H. : Je suis très connectée à mon enfance. Ce qui m’aide d’ailleurs beaucoup lorsque je travaille avec les enfants. Je me rends compte que lorsque j’oublie ma part d’enfant, je ne me sens pas très bien. Aujourd’hui, j’essaie d’être à la fois l’adulte que je suis et l’enfant que j’ai été. En tout cas, j’essaie de laisser toute la place à la petite Marine qui ressent tellement plus de choses que la grande Marine.

V.H. : Je dirais au petit Vincent qu’il va rester un enfant. Et que même si quelqu’un·e lui dit le contraire, ce n’est pas grave. Je lui dirais : tu as le droit d’être ultra-sensible. Ce n’est vraiment pas grave !

Entretien réalisé par Sylvia Botella en septembre 2023

© Gloria Scorier