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Théâtre National Wallonie-Bruxelles
Entretien

Très étrange, très simple mais très beau

Alexis Julémont

Nostalgica

L’histoire se passe dans une jungle – un univers mental, pas trop réaliste – où vit une famille et leurs trois enfants qui y ont grandi et ne connaissent rien du monde extérieur. Dans cette jungle, cette forêt tropicale, il y a une maison et, un peu plus loin au bord de la clairière, un hangar transformé en studio de cinéma. C’est là que les parents filment leurs enfants depuis qu’i·els sont petit·es. Progressivement se filmer est devenu l'essentiel de leur vie, une espèce de tentative d'archivage. Plutôt que de vivre, i·els s’archivent. Même si on n’assiste pas trop à cette latence, on comprend vite qu’il y a quelque chose qui tourne à vide, quelque chose d’un peu sourd.

Le spectacle commence alors que les enfants devenu·es grand·es commencent à se poser des questions, sur la caméra, sur le fait que toute leur vie soit articulée autour de ces films. I·Els vont petit à petit prendre le pouvoir pour suivre le chemin de leur émancipation qui va les mener à découvrir qu'i·els peuvent arrêter de se filmer, et vivre.

Ce travail de mise en scène, n’est-ce pas quelque chose que l’on fait tous, avec ou sans caméra ? N’est-on pas est en permanence dans la réécriture ?

Que fait-on en attendant la mort ? On passe son temps. Et quelque part les personnages de la pièce ne font que ça : passer leur temps. I·Els n'ont pas d’autre activité que de se filmer. Mais c'est totalement vain.

Il y a aussi quelque chose de ma propre histoire. De mon père qui nous filmait, de ces films de mon enfance qu'on revoyait à Noël en famille. On regardait ces films de famille en famille, d'année en année. Mon père était assez doux à la caméra. Il filmait avec son unique œil et parlait à ses petits êtres encore en devenir. Il s'adressait à ces petites potentialités sur pattes en leur disant des choses. Et nous, on avait conscience que quand on était filmé·es, c’était pour se revoir. Et moi, déjà futur acteur, j’en jouais. Le cadre de ces films était très beau, toujours en vacances. Il y avait quelque chose de fascinant dans ce spectacle, une espèce d'éternel loisir qui tend vers l’ennui. Un monde où on aurait rien à faire d’autre que des films.

Quand je revois ces films, je suis vraiment confronté à quelque chose de sublime. C’est très étrange, très simple mais très beau. Ce sont de longs plans séquences avec la voix de mon père. Des enfants qui répondent à un adulte sur des questions de la vie, sur ce qu’i·els font à l’instant présent, pendant leurs vacances. C’est vraiment sublime, et dramatique, tous ces liens, tous ces gens qui au final sont amenés à disparaître. Cette famille qui essaie de garder, de conserver la vie, mais qui du coup en oublie de vivre.
 

Ces films sont un peu à l’origine du projet…

Plus jeune, j'ai pas mal voyagé et d'avoir été confronté à toutes ces cultures tellement différentes, à la violence, à ces mouvements politiques qui semblent insensés… J'ai eu comme une perte de sens de ce que vaut une culture donnée. Comme si plus rien n’était juste, n’avait de valeur. Quand mes enfants sont nés, j'ai été confronté à ce gouffre. Je ne savais pas quoi leur transmettre. Ma vie c’est principalement faire du théâtre et être en famille. Il y avait donc cette idée de l'isolement et le travail sur la famille. Ensuite est venue celle de cette transmission. Que dit-on, comment iconographie-t-on les choses ? Comment et que raconter, comment analyser nos histoires ? Comment on fait l'histoire ?

Il y a aussi cette rencontre magique entre l'univers de la famille et l'univers de la création artistique. Que serait une famille qui passerait son temps à être artistes, avec tout ce que cela a de dur – se faire des retours, se juger, s'auto-juger… – mais aussi de beau – créer ensemble ?
 

L’enjeu de la pièce est-il de se retrouver isolé·es dans cette jungle?

La jungle est utilisée comme un lieu d'isolement mais elle est aussi liée à un questionnement sur notre activité, à nous, humains occidentaux au XXIᵉ siècle. Moi, par exemple, je ne comprends pas ce que je fais, je ne produis rien dans ma vie. Je n’ai jamais eu l'impression de travailler alors que je travaille beaucoup. Il y a quelque chose de ce manque de produire, une perte de sens par rapport au vivant, par rapport à la vie. Je suis juste en train de faire des spectacles mais je suis complètement déconnecté de toute réalité. D’où l’idée cette famille dans un cadre qu’on pourrait dire fantasmé et romantique. IEls pourraient travailler de leurs mains mais i·els ne font rien.

Je trouve ça très étrange qu'on soit si déconnecté des choses. La façon de tous·tes se spécialiser, le fait qu’on soit un pays du secteur tertiaire, tous·tes dans des bureaux toute la journée, toi et moi devant nos ordinateurs.
 

Ce serait comme un désir de retour à la terre, mais en même temps i·els restent complètement connecté·es ?

C'est ça qui est bizarre, cette déconnexion entre la nature et leur réalité. Sur scène, on ne voit que le studio, on ne sait pas au final s'il y a vraiment une jungle autour ou si c'est juste ell·eux qui se la racontent. Si elle n’est qu’une espèce de décorum fantasmé. Dans tous leurs films, elle est comme l’expression d’un besoin primitif de retourner à quelque chose.


Quel est l'univers de la pièce ?

L’univers est très aseptisé. Tout est petit, un peu délicat, tout le monde se cherche un peu… Et puis, il y a clairement une tension, une tragédie se joue pour la génération des parents qui ont inconsciemment créé ce cadre dans lequel les enfants sont en train trouver leur chemin, découvrant au passage la violence et l'amour. I·Els appellent cela les nouvelles émotions. Elles viennent rompre l'ennui, offrir une porte de sortie, une émancipation possible.

Il y a un tel vide qu'à un moment, c'est une cocotte-minute qui explose.

— Entretien réalisé en octobre 2023

© Gloria Scorier