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Théâtre National Wallonie-Bruxelles
Entretien

Les petites filles inconsolées reviennent en slameuses

Joëlle Sambi

Maison chaos
Plutôt que de choisir entre le slam, le théâtre et l’oratorio, Joëlle Sambi préfère tout embraser et nous avec, dans Maison chaos. La metteuse en scène, poétesse et slameuse impressionne à nouveau en se confrontant au viol. Elle nous confie ici ses questionnements, ses doutes et évoque aussi ce qui la porte, son souffle. Maison chaos est dotée d’une force d’évocation sidérante. On ne l’oublie pas.

Lorsqu’on a « grandi en danger » dans une maison où tout pourrit, est-on pour toujours inconsolé·e ? 

D’une certaine façon, oui. Il y a des traces qui demeurent, je ne sais pas si ce sont des larmes, des sanglots... quelque part, peut-être... moi, je n’aurai pas utilisé le mot « inconsolé·e ». Peut-être parce que j’ai trouvé du réconfort, de la force et de la consolation à pleins d’endroits dans ma propre famille – choisie ou pas – et en dehors de celle-ci. La consolation s’insinue dans des endroits insoupçonnés et insoupçonnables. 

En tout cas, il me semble que l’on reste toujours sur ses gardes. C’est la raison pour laquelle, je parle de « traces », de « fantôme ». Parce que quelque chose demeure de l’enfant pas complètement rassurée, un peu effrayée. L’enfant qui n’aura de cesse de craindre, de frémir à l’idée de la masse noire sous son lit. Même si en grandissant, on parle à l’enfant qu’on a été, on lui dit : ça va aller. 


Toute proportion gardée – parce que ce n’est pas à mettre à égalité – ce que vous dites, fait penser à ce que souligne Judith Godrèche : un enfant qui a eu peur, il a peur toute sa vie. 

Dans son ouvrage Le Berceau des dominations, Dorothée Dussy parle de cette manière que nous avons, adulte, de rendre les violences admissibles lorsque nous les avalons, lorsque nous ne les dénonçons pas. Je simplifie sa pensée bien entendu mais qui plus que les enfants sont « incapables » de se défendre ? Dans une société qui les conçoit, les pense comme des êtres devant absolument se soumettre aux volontés – lire « désirs », « ordres », « besoins » – des adultes. 

Comment ne pas grandir avec la peur ? Comment ne pas la normaliser ? En ce qui me concerne, j’ai bataillé et j’ai emprunté les chemins que l’amour reçu a tracé. J’ai pu rencontrer dans mes lectures, réfléchir dans les luttes, comprendre grâce aux discussions, peut-être me soigner et décider que la peur ne sera pas la compagne que j’autorise à mes côtés. Et c’est un privilège. 

En tout cas, s’il y a peur, elle est affrontée, domptée. Ce qui signifie que lorsqu’elle surgit, je peux lui barrer la route. Pour ce qui est du sanglot, du sentiment de tristesse ou même d’« insécurité » si on se réfère au danger, je ne les calme pas totalement. 


Concrètement, dans un présent d’après coup, comment le viol prend-il corps ? 

Sur la scène de théâtre, il ne peut prendre corps qu’au travers des mots, dans la sobriété du geste, ainsi que dans la musique et le chant. C’est à travers ces medium-là qu’il m’a été possible de mettre en scène, de représenter le viol sur le plateau. Cela étant dit, il y a un gros travail à la fois scénographique (Antigone Aristidou & Livia Loprete) et de lumière (Lou Van Egmond). 

Si l’essentiel du spectacle repose sur la parole, ce qui est dit, chaque composante de Maison Chaos est pensée comme une manière de figurer ce qui se vit, se traverse avant, pendant et après le viol. Ainsi par exemple, les jeux d’ombre ou de lumière qui soulignent le trauma, la sidération face à l’agresseur, les murs qui enferment, le masque dont l’étrangeté rappelle les souvenirs qui persistent. La musique de Sara Machine qui dit les réminiscences, le chant de Raphaële Green ou Elisabeth Moussous qui figurent le cri, la douleur mais aussi la volonté, la possibilité de dénoncer et d’avancer malgré tout. Je raconte sur scène mais tout ce qui se joue, se voit et s’entend sur scène en est l’écho.

Comment est-ce que je lis la lettre adressée à une amie ? Là est toute la question. Comment faire en sorte que les personnes aient la possibilité de se reconnaître ? Ou non. À nouveau, je suis extrêmement précise. Je vais dans le détail : « les néons qui abritent les toiles sans araignée » ou « les rideaux noirs qui laissent passer le soleil ». Il y a quelque chose du storyboard d’un film. 

Le viol s’incarne dans les mots et l’histoire que se racontent les spectateur·ices dans leurs têtes. J’ai cherché. Je n’ai pas trouvé mieux.


D’une certaine manière, on reste inconsolé·e. 

Oui ! (Long silence)


Maison Chaos convoque ce qui s’est passé, et qui pour toujours perdure – le viol. Comment fait-on émerger dans la langue tout ce que le corps charrie, ce qui l’a traversé, affecté, bouleversé ? 

Grâce à la poésie, au pouvoir des mots. Mais ici, dans Maison Chaos, avec la dramaturge Meryl Moens, nous avons travaillé à la précision chirurgicale de ces derniers. Les mots de Maison Chaos ne peuvent laisser la place à aucun malentendu, ni polysémie complaisante. Ils disent ce qui est sans échappatoire possible. D’emblée, je dis : viol. C’est ça ! C’est le cadre. 

Puis, en travaillant énormément sur la question du female gaze, nous avons avancé en nous affranchissant de toute forme d’esthétisation du viol. À aucun moment, je ne donne chair aux violeur·s, ils existent, responsables singuliers certes mais aussi comme individus qui fabriquent la maison chaos, qui nourrissent le système patriarcal. 

Parallèlement à cela, il a fallu réfléchir à comment rendre compte des violences sexuelles sur le plateau sans susciter le voyeurisme qui nous habite. J’ai beaucoup lu. J’ai examiné de près les manières dont on en parle dans la littérature. Et surtout au cinéma, où les scènes trash ou insoutenables sont filmées de la même façon. Au point qu’aujourd’hui, le viol est l’une des occurrences importantes dans le cinéma porno, un mot-clé, un tag. Le viol esthétisé évacue le mal qu’il est, toutes ses violences, tous ses ravages. 

Il fallait donc pour cela être extrêmement précise et ne jamais donner la possibilité à notre voyeurisme intégré de s’activer. Celle qui y parvient le mieux à mon sens, c’est Annie Ernaux dans son livre Mémoire de fille. Elle jongle entre le « je », le « il », le « elle » en seulement une petite dizaine de pages sur l’ensemble du livre. Annie Ernaux matérialise ainsi le phénomène de dissociation dont parlent les victimes de viol et d’agressions sexuelles : l’esprit vagabonde, s’attache à des détails (en apparence seulement), observe de loin. Ce procédé permet aussi de nous détacher de l’agresseur, de son plaisir pervers et ne laisser aucune place à autre chose que la violence brute et brutale des faits.

Mes conversations avec la psychologue Myriam Monheim qui a relu le texte à l’aune de son expérience de thérapeute m'ont énormément aidée.

Ce que l'on voit sur le plateau, n'est que la substantifique moëlle de Maison Chaos. Tout est d’une extrême précision chirurgicale. Le texte source est bien plus dense. Il y a des pages et des pages. 


Dans un jeu de superposition, de glissement, le mot et le corps, le chant et la musique, le théâtre et le slam, Maison Chaos dessine un théâtre à la lisière de l’oratorio. Pouvez-vous nous dire quelques mots sur votre travail avec Sara Machine et Raphaële Green ou Elisabeth Moussous ?

À l’origine j’avais imaginé que le spectacle serait une longue lettre adressée à une amie, ce qui est le cas, et aussi un long chant, voire un long cri, celui des chanteuses lyriques, qui serait soutenu par la musique de Sara Machine. 

Étrangement, je ne sais pas crier. Alors que j’ai envie d’hurler tout ce qui est dit dans Maison Chaos. Que ça lâche, que ça craque ! Le cri est à la fois un cri de rage, un cri de libération, un cri de colère et presque un cri de ralliement. Nous avons donc travaillé ensemble sur le cri, le chant lyrique et la musique qui enflent au fur et à mesure. C’est un peu comme allumer un petit monticule de charbon de bois. Et attendre qu’il y ait des flammes. De la fumée se dégage avant que les braises ne deviennent rouges ou orange.

À ceci près, que du point de vue dramaturgique, nous nous sommes rendu compte que les mots étaient tellement essentiels qu’ils devaient être d’abord entendus, et pas d’emblée « dramatisés » par le chant et la musique. D’où le choix de faire entrer la musique et le chant après le récit du viol. Ce d’autant qu’après avoir parlé, il reste les fantômes, les souvenirs, flous et précis, à la fois. 

Je travaille depuis longtemps avec Sara Machine. Nous nous connaissons bien. Elle lit le texte, nous en parlons. Elle compose. Elle ajoute, elle clarifie, elle élague. 


Lorsque Raphaële Green et Elisabeth Moussous en alternance chantent que nous disent-elles ?

J’annonce la fin d’une douleur inconnue, je dévoile la violence, la met en partage et surtout, je dis aux spectateur·ices une phrase essentielle : moi aussi. Je le fais de manière poétique avec les phrases suivantes en lingala : le jour se lève, le jour se lève. Tu nais « fille », tu es à la merci de tous. Tu nais « homme », tu es le plus fort. Le jour se lève, nous allons traverser des rivières, nous allons traverser des vallées, nous allons traverser des pays.
C’est une ritournelle. 

Raphaële Green et Elisabeth Moussous, en alternance, chantent des airs. Elles reprennent ce que nous avons été et ce qui sera collectivement ou pas d’ailleurs mais c’est là que nous nous tenons, à l’aube du jour pour avancer. 

Qu’est-ce que vous retenez de l’expérience scénique Maison Chaos

Monter Maison Chaos m’a permis de faire face. Ce sont les premiers mots qui me viennent. Parce que j’ai longtemps tourné autour du pot. Lorsque j’ai débuté le travail, je savais que le viol était le sujet. Pour autant, je ne l’ai pas abordé d’emblée. Je voulais l’aborder par un autre biais, alors que d’ordinaire, je suis très « frontale ».

Parce que ça touche l’intime, je voulais y mettre les formes. En fait, non. Si j’avais déjà confiance dans les mots, j’ai appris à leur faire encore plus confiance. La tentation est grande, surtout sur un plateau de théâtre, d’enjoliver les choses et donc d’aller à l’encontre de mes intentions. C’est trash et tellement banal à la fois. Il n’y a rien d’exceptionnel. 

En bref, il est possible de faire confiance aux mots. Cela m’a convaincue de l’importance de « nommer » même si ça ne règle pas tout. Je ne suis plus la même, c’est certain. 


C’est ce que dit précisément Neige Sinno. Avant d’écrire Triste tigre, elle a longtemps tourné autour du pot, entre autres, dans ses précédents livres. 

Le Sang est le premier texte que j’écris avec la conscience qu’il s’agit du « viol ». Je l’ai écrit d’une traite, pas tout à fait en écriture automatique mais d’une seule traite comme si les mots n’attendaient que les feuilles et la plume. Pour moi, ce sont les prémices de Maison Chaos : il décrit des choses précises. Il est aussi dans Angles morts parce que le viol est un angle mort. Dans l’écriture, j’ai beaucoup tourné autour du pot. Ça a pris du temps. 

Durant le montage de production du spectacle, j’ai dans un premier temps parlé d’un autre spectacle, enfin pas complètement autre mais, je ne parvenais pas à avancer, j’ai donc discuté avec Virginie Demilier (ndlr directrice générale du Théâtre et CCN de Namur) qui avait senti que quelque chose n’allait pas, que je tergiversais. Elle se doutait bien qu’il y avait quelque chose sans le pointer précisément. On en a parlé, elle m’a dit : vas-y !


Que voulez-vous dire aux « battu·es, violé·es et incestué·es » ? 

Ce qu’i·els ont vécu, fait d’ell·ux des personnes sages. Or, i·els ont le droit de ne pas être sages, d’être désobéissant·es ! C’est OK ! Contrairement à ce qu’i·els croient, i·els ne sont pas seul·es ! 

— Entretien réalisé par Sylvia Botella en mars 2024.

© Gloria Scorier