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Théâtre National Wallonie-Bruxelles
Entretien

S’aimer est plus important que diviser

Christiane Jatahy

Le Présent qui déborde
Le Présent qui déborde, deuxième volet du diptyque Notre Odyssée de la metteuse en scène, dramaturge et réalisatrice brésilienne Christiane Jatahy est à redécouvrir à Bruxelles. Grand succès du Festival d’Avignon 2019, et pas que, c’est l’œuvre docu-fiction d’une artiste rare, traversée par L’Odyssée d’Homère qui examine subtilement la mise au ban violente des personnes en situation de refuge dans le monde ; celle qui ne passe pas. Un geste esthétique autant que narratif, digne.
© Christophe Raynaud de Lage

Diriez-vous que depuis que vous avez débuté le diptyque Notre Odyssée en 2018, la situation des personnes réfugié·es a évolué ? Si oui, de quelle manière ? 

Depuis 2014, je dialogue avec les personnes en situation de refuge. Je réalise des films documentaires, je crée des pièces de théâtre. Le premier projet qui traite de la question est Utopia.doc. Il est le matériau premier de la pièce What if they went to Moscow?. J’ai poursuivi mes recherches jusqu'à la création du diptyque Notre Odyssée qui s’articule autour de deux volets : Ithaque et Le Présent qui déborde créés respectivement en 2018 et 2019. 

J’ai le sentiment que la situation des réfugié·es est toujours aussi catastrophique. Le monde va de mal en pis. Les guerres sont partout. Le capitalisme vorace sans cesse accru et le gouffre social ne cessent de s’accroître. Les personnes sont contraintes de se déplacer pour survivre. Elles n’ont souvent pas d'autre choix. Sans parler des situations complexes des personnes réfugiées dans leur propre pays, comme en Palestine. Ou en Amazonie où les peuples autochtones, chassés de leurs propres terres, vivent une sorte d'exil dans leur propre pays. 

Le plus terrible est de constater que depuis 2018, date de notre tournage, la situation ne cesse d’empirer. En Amazonie, nous avons filmé deux mois après l'arrivée au pouvoir du gouvernement d'extrême droite de Jair Bolsonaro. Quatre ans après, 35.193 kilomètres carrés de forêt étaient détruits. Soit une augmentation de 150 % de la déforestation par rapport au gouvernement précédent.

Pour toutes ces raisons, présenter Le Présent qui déborde en 2024 reste très pertinent. La fiction d'Homère entre en résonance avec le monde réel, au plus près de la réalité d'un monde malheureusement de plus en plus marqué par la violence.


Le Présent qui déborde, c’est l’odyssée à triple fond : l’odyssée d’Ulysse, l’odyssée des réfugié·es en Palestine, au Liban, en Grèce ou en Afrique du Sud et l’odyssée du cinéma dans le théâtre. La pièce se construit sur plusieurs écritures. Comment cela achoppe-t-il ? 

Pour construire la dramaturgie de Ithaque, Notre Odyssée I, nous avons interviewé des personnes réfugiées qui arrivaient en Europe : i·els nous ont raconté leur voyage. La plupart de leurs paroles sont reprises dans la dramaturgie textuelle de la pièce.

Dans Le Présent qui déborde, nous faisons parler et jouer la fiction d'Homère par les artistes et les acteur·ices qui étaient ou sont dans le présent sans avenir qui n'en finit pas, vivant la même attente qu'Ulysse qui met dix ans avant de revenir à Ithaque dans L'Odyssée. Nous sommes allé·es en Palestine, au Liban, en Grèce et en Afrique du Sud. Puis, nous sommes allé·es dans la forêt amazonienne, où mon histoire personnelle est liée à celle du peuple indigène Kaiapó avec lequel nous avons discuté.

La pièce a un caractère autofictionnel. L'histoire d'Ulysse, les fragments du texte d’Homère et les témoignages réels s’entremêlent à la fiction. La réalité de la vie enrichit la fiction, tandis que la fiction se transforme en mots qui font liens avec le réel. 

Toutes les rencontres et les voyages ont généré beaucoup de choses, tant dans la vie des personnes concernées que dans l'enregistrement du matériau qui se déploie encore aujourd’hui. Des nouveaux films, des nouvelles installations vidéo, comme si, au-delà de la pièce, nous poursuivions notre propre odyssée.

Pour moi, amener le cinéma documentaire à la fiction, c'est ouvrir des fenêtres sur les territoires et les personnes qui sont loin de nous. C’est amorcer un dialogue utopique entre les temporalités du théâtre et celles du cinéma dans une atmosphère d'empathie, dans laquelle nous sommes tous·tes engagé·es, avec une conscience aigüe de ce qui se joue crûment devant nos yeux. 

Comment avez-vous travaillé concrètement avec les acteur·ices ? 

Le plus important, c'est le temps que nous avons eu pour créer des liens avec les gens, les lieux et les histoires. Et bien sûr, avec notre proposition, avec la caméra et avec nous. La manière dont le Théâtre National Wallonie-Bruxelles nous a soutenu·es dans la réalisation de notre projet, avec l'attention et le temps dont nous avions besoin, a été fondamentale.

Nous nous sommes d'abord rendu·es en Palestine, à Jénine, dans l'incroyable Freedom Theatre. D’une certaine manière, c'était notre pièce pilote. C’est précisément là que nous avons compris quel était le film que nous réaliserions.

J'avais un scénario. Et surtout, l'idée que le temps du récit du témoignage recueilli sur chaque territoire rejoindrait celui de la narration d'Homère. Nous avons aussi imaginé certaines scènes qui se dérouleraient dans chaque lieu, comme Hadès et la fête.

Au fur et à mesure de nos tournages, les nouvelles rencontres et possibilités ont enrichi le scénario, jusqu'à ce que nous arrivions en Amazonie. Où, en plus du tournage, nous avons donné un atelier et du matériel de tournage aux populations locales. Afin qu’elles utilisent l'outil cinématographique pour dénoncer et enregistrer leurs histoires et leurs cultures.

En définitive, l'important pour nous était d'être ensemble. Et découvrir comment l'histoire opérait réellement entre la fiction et la réalité. Nous voulions réaliser un film intime et non invasif. C'est pourquoi nous avons tourné en équipe réduite : moi, Thomas Walgrave à la direction artistique et le directeur de la photographie Paulo Camacho. À chaque fois, nous avons fait appel à un·e preneur·se de son sur place. 

Dans notre petite valise, nous avions deux caméras, un trépied, un exemplaire de L’Odyssée d’Homère en portugais et un autre dans la langue locale, ainsi qu'une grande nappe blanche qui recouvrait la table de fête dans tous les endroits où nous allions. 

Dans chaque lieu, nous avons réuni la communauté autour d’un banquet. Un peu à la manière d’Ulysse qui racontait ses exploits et ses aventures aux invité·es du banquet. 


La friction entre réalité et fiction, est-ce la seule manière de revisiter le classique L’Odyssée d’Homère ? 

Honnêtement, j’ai beaucoup de mal à séparer la réalité de la fiction. Elles s’entremêlent. La présence des acteur·ices constitue précisément ce qui les rend intéressantes à mes yeux. Rien ne m’intéresse moins que la manière dont leurs qualités et personnalités propres influencent le cours de l’histoire que je raconte. Parce qu’i·els sont constamment relié·es à la réalité. Ce qui est fascinant, c’est la frontière individu/personnage. C’est ce que je recherche. 

Contrairement à ce que l’on peut penser, mon approche artistique est moins politique qu’humaniste. Je touche le « nous », la vie tout court. Comment penser l’instant présent que nous sommes en train de vivre ? 

© Christophe Raynaud de Lage

Justement, à la veille des élections européennes, et des élections en Belgique, qu’aimeriez-vous dire aux électeur·ices qui vont voter ? 

J’en appelle au droit d’être soi tout simplement. Dans Le Présent qui déborde, on le voit bien. Nous avons besoin de bouger, de changer de paradigme. C’est même l’histoire de l’humanité. À y regarder de plus près : nos aïeul·es ont toujours bougé. Si je suis ici maintenant c’est parce que les générations qui m’ont précédée, étaient en mouvement. 

« S’aimer » est plus important que « diviser ». Il faut moins construire de murs que des ponts entre les personnes. Nous devons être extrêmement vigilant·es, rester en alerte. L’extrême droite arrive désormais avec de nouveaux masques. Elle peut donner l’impression à certaines personnes de les protéger mais en réalité, c’est un leurre. L’issue est fatalement la dictature. 

D’expérience, je le sais. C’est ce que nous avons vécu au Brésil, toutes les formes de violences à l’encontre des migrant·es. Et également de toutes les minorités – femmes, indigènes, communauté LGBTQIA+ ou personnes à la peau noire. 

Les violences ont progressé de manière fulgurante. Il est important de nous accepter dans nos différences.


Quelle est la situation actuelle des artistes au Brésil ? 

La situation actuelle nous encourage à nous tourner vers l’avenir avec confiance. La démocratie a gagné. J’ai confiance dans le gouvernement actuel. Cependant, il faut donner du temps pour reconstruire ce que le gouvernement précédent a détruit. Beaucoup de chantiers sont en cours. 

Il faut être conscient que du point de vue des institutions, le Brésil est extrêmement clivé. L’extrême droite est encore très présente. Nous l’oublions trop souvent. Rien n’est acquis. Il suffit de regarder la victoire de Javier Milei en Argentine. Nous répétons ce qui s’est passé, dans le présent et le futur. Il faut savoir regarder le passé, il est collé à nous. 

— Entretien réalisé par Sylvia Botella en avril 2024.

© Gloria Scorier