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Théâtre National Wallonie-Bruxelles

Les zones de non-pensée

Paying for it / La Brute / Interview

Laetitia Paillé

Anne-Sophie Sterck : Le collectif est né autour d’un premier projet qui s’appelait Blackbird, une pièce de David Harrower. Cette pièce raconte l’histoire d’une jeune femme et d’un homme d’âge mûr qui ont eu des rapports sexuels à l’époque où elle était mineure. La loi a fait son œuvre, il a été condamné, il a fait de la prison, mais David Harrower a écrit l’histoire : elle revient quinze ans plus tard le retrouver. Et on se rend compte que même si on ne remet pas du tout en question la loi, qu’est-ce qui agit encore entre ces êtres humains ? Est-ce qu’il y avait déjà du désir ou pas ? Des sentiments ou pas ?

Ce texte nous intéressait parce qu’il interrogeait ce qu’on a appelé entre nous les zones de non-pensée, c’est-à-dire qu’est-ce qui, au-delà de ce que la société a régi en terme de droit, de loi, continue à vivre en nous et pouvoir nous interroger. Et quand on s’est rassemblé autour de l’envie de travailler sur un deuxième projet c’était cette question-là des zones de non-pensée qui continuait à nous agiter. Et on s’est tourné sur le sujet de la prostitution parce que là aussi il y a différents systèmes législatifs dans différents pays mais cela n’empêche pas que au-delà des lois ce sujet pose question au niveau de la société dans son ensemble.

Est-ce qu’il y a une intention politique derrière le spectacle ?

ASS : Le sujet est politique. Il interroge clairement le tabou de la sexualité. Quelle place prend la sexualité, ou pas, dans nos vies, dans nos sociétés. Il y a une grande hypocrisie sociale qui fait que, ok, on tolère la prostitution mais on s’en occupe pas trop. Il y a un grand stigmate. On juge la prostitution,  on la tient à distance. On va facilement dire : ça nous concerne pas vraiment. C’est pas vraiment nous les clients. C’est pas vraiment nous les travailleurs du sexe. C’est une société à part. C’est un monde à part. Et en fait, ce qu’on essaie de dire c’est : non, c’est un sujet qui nous concerne, la sexualité concerne tout le monde et le fait que les politiques ne s’en occupent pas ou s’en occupe comme ils le font maintenant, c’est un problème. Donc évidement que le fait de faire un spectacle qui dit il faut un statut, il faut reconnaitre ce travail, ça fait partie d’un théâtre qui se pose des questions politiques.

Vous pensez que la société est devenue plus moraliste ?

Jérôme De Falloise : Nous ne savons pas. On a posé cette question. Ça fait partie d’une question dramaturgique qu’on a. Et on est pas en mesure de pouvoir répondre : oui, la société devient plus puritaine ou il y a un retour aux années cinquante. Je ne sais pas parce qu’il y a des choses très contradictoires. En même temps il y a toute une frange de la population qui a une sexualité beaucoup plus libre qu’avant et toute une autre non. Mais par le prisme de la manière dont un état légifère, règle la prostitution, on a vraiment l’impression que, oui, certains courants peut-être plus conservateurs, peut-être plus d’obédiences judéo-chrétiennes ont plus de pouvoir aujourd’hui. Et ces courants sont très majoritairement dotés par rapport à d’autres associations qui font un travail de terrain. Et donc la loi par exemple de pénalisation du client en France est certainement le fruit d’un lobbying notamment du Mouvement du Nid. Mouvement du Nid qui n’a pas toujours été conservateur. Donc l’histoire est très compliquée à analyser.

Il y a des forces politiques en présence. Et aujourd’hui, oui, le courant est en tout cas en francophonie (France-Belgique-Wallonie) est plutôt dans des courants pour abolir la prostitution.

ASS : Il y aussi des valeurs qui reviennent. Plusieurs personnes à qui on a posé la question de la moralisation ne savaient pas dire. En revanche qu’il y ait de plus en plus de mariages, qu’il y ait de plus en plus la valeur famille, la valeur couple qui reviennent fort par rapport aux années septante par exemple ; ça c’est quelque chose dont plusieurs personnes ont pu nous témoigner. Oui, si on essaie de regarder un état de la société, le mariage revient fort, la valeur famille revient fort. Tout cela pose des questions : qu’est-ce que c’est la sexualité ? Est-ce qu’il n’y a de la sexualité que dans le couple ? Et ça c’est des questions que pose la prostitution.

Comment pourrait-on définir la prostitution ?

Raven Ruëll : C’est toujours prostitutions avec s. Il y a les deux grandes catégories : prostitution visible et prostitution invisible. Si tu veux vraiment faire très bref on pourrait faire cette distinction-là. Mais dans les deux tu as encore 150.000 formes de prostitutions possibles. Il y a autant de prostitutions qu’il y a de prostitué.es qui exercent le métier. La prostitution est multiple. Et avec la société changeante, internet... ça fait changer énormément de choses aussi.

JDF : S'il fallait donner une définition, se prostituer c’est contre de l’argent offrir un service sexuel et ces services sont multiples. C’est l’aspect du sexe tarifé qui définit principalement la prostitution. Étymologiquement ce qui nous intéresse aussi c’est de voir que en latin prostituere c’est se mettre devant, se situer devant, s’exposer au regard. Et ça c’est quelque chose qui nous parle à nous qui faisons un art vivant théâtral. On a peut-être ce petit instant en commun de s’exposer au regard du spectateur. Se mettre à nu. Au sens figuré. De s’exposer.

ASS : La prostitution est certes un échange tarifé. C’est un échange économico-sexuel. En fait, Mais la prostitution se caractérise par le stigmate. Il y a des échanges économico-sexuels de plein d’autres ordres : le fait de se marier, d’aller au restaurant et du coup de se faire payer un diner avec un service sexuel par la suite, ce sont des formes d’échange d’argent contre un rapport sexuel qui ne sont pas reconnus comme de la prostitution, parce qu’ils sont codifiés dans les normes de la société des classes moyennes. Ce qui fait la prostitution c’est le stigmate. Et on se rejoint en tant que comédien.ne et prostitué.e parce qu’on s’expose. On présente notre corps devant un public. Mais il y a eu un moment où être comédien est devenu un métier respectable alors que les prostitué.es continuent à être stigmatisé.es. C’est toujours ce rapport-là persistant de la stigmatisation qui définit, caractérise la prostitution aujourd’hui.

JDF : Et il faut écarter aussi la traite. Dans la prostitution, Sonia Verstappen nous disait toujours que c’est un rapport tarifé entre personnes consentantes. Dès qu’il y a un rapport de subordination sur le travailleur du sexe en fin de compte ce n’est plus du travail, c’est de l’exploitation, de l’esclavage. On est obligé de rajouter cette chose-là.

Comme on pourrait différencier le travail du travail forcé…

JDF : Exactement ! C’est une revendications des mouvements que l’on suit et qui informent : protéger le travail du sexe au même titre que n’importe quel autre travail, en utilisant le même appareil législatif. Et surtout pas en faire une classe spécifique, de nouveau stigmatisante, comme si c’était des travailleurs différents.

Avez-vous une idée claire de la forme qu’aura le spectacle ?

RR : Nous avons décidé de faire un compte rendu de toutes les rencontres qu’on a eues jusqu’ici. Qui est un travail très documentaire. On a interviewé la brigade des mœurs de Liège, celle de Bruxelles. On a interviewé différents prostitués, masculins, féminins. On a rencontré des féministes, des professeurs… Et de tout ce vaste matériel, vrai, on essaie de distiller les paroles les plus importantes.

On trouve plus important aujourd’hui pour le spectateur de montrer tout ce trajet de rencontre avec des êtres humains. On veut montrer une part d’humanité. Parce qu’à chaque fois on a des préjugés, des parti-pris sur la rencontre de certaines personnes. Et à chaque fois on est retourné, on est obligé de se remettre en question, de se dire tiens j’avais tout une autre vision du travail d’un policier ou de quelqu’un qui travaille pour la brigade des mœurs. Ta vision change. Tiens j’avais une toute autre vision sur ce que c’est d’être prostitué masculin à Liège, à Anvers, à Bruxelles. En France. Et ces visions sont à chaque fois changées et c’est en fonction de ces changements qu’on change le spectacle. Et ce qui nous amène à nous dire aujourd’hui que le backstage/ au bordel ce soir n’est qu’une tout petite partie de ce que l’on veut montrer et de toutes les rencontres qu’on a eues ce n’est qu’une partie.

Ces rencontres sont passionnantes et on veut les partager avec autant de gens possibles. Et on a majoritairement interviewé des travailleuses et des travailleurs du sexe. Et donc c’est aussi majoritairement leur parole que l’on va utiliser sur scène.

Là, le spectacle est politique. Dans tout prise de décision, que ce soit au niveau bruxellois, belge, européen, les prostitué.es sont rarement invité.es au débat. Elles ne sont pas invitées à venir se défendre alors que dans n’importe quel autre aspect de la société on trouve tout à fait logique de discuter avec les personnes concernées. Ici il y a comme une omerta totale. Du coup le choix de leur donner la parole est nous semble-t-il capital.

Et donc l’idée, pour ces raisons-là, est de rester dans quelque chose de plus documentaire…

RR : Après il y a des aspects esthétiques dans le travail et à travers le document on fait surtout la rencontre d’une personne pleine de contradictions, comme chaque être humain. Avec documentaire, il y a comme une connotation chiante ou austère. Long. Alors que pas du tout. On préfère parler d’un théâtre documenté.

JDF : Les personnes qui vont parler sur scène ne sont pas les personnes que l’on a interviewées. Il y a de toute façon un prisme supplémentaire. Il y a une force de montage. On va jouer. L’acteur va avoir aussi une grande part de proposition plutôt esthétique ou poétique qui se distancie de la réalité brute que l’on a pu enregistrer.

On va emmener le spectateur dans un trajet de réflexion. D’essayer de dézoomer. De partir de la question de la prostitution comme prisme, comme symptôme sociétal. Si la société légifère ou ne légifère pas la situation des prostitué.es ça veut dire quelque chose et ça raconte quelque chose de bien plus large. Et donc le spectacle va faire ce mouvement-là. C’est pas un documentaire sur la prostitution. Ça veut quand même emmener le spectateur dans un trajet réfléchi et sensoriel. Qui le met dans des situations où il est dans un inconfort, dans une zone de non-pensée. C’est notre rêve en fin de compte. Et qu’il puisse se retrouver dans une situation, presque comme on a vu parfois avec Blackbird, de « ah mais là je suis incapable de juger cette situation ! ». Tout à coup j’ai une complexité qui m’apparait et je ne peux pas… houlala il faut que je me renseigne un peu plus…

Et vous allez travailler par tableau.

ASS : Non seulement il y a la parole de ces personnes, mais l’idée c’est aussi de plonger dans l’ambiance et l’univers, dans leur petit monde à eux. C’est-à-dire de pouvoir passer de la campagne ensoleillée à la rue d’Aerschot gare du Nord. Avoir des va-et-vient, des ressentis de leurs univers. Et donc de travailler comme ça par tableau. Pour donner une sensation de ces prostitutions. Jusqu’à arriver à comprendre dans quoi elles s’inscrivent, dans un fonctionnement de la société plus général. Et donc si on ne fait que regarder la prostitution en se disant le problème il est là, on rate le fait que le problème nous concerne tous. Donc le fait d’être ensuite un peu dans le salon des travailleurs du sexe qui parlent de manière très libre avec le public, c’est l’idée d’ouvrir quelque chose, un échange avec le public à un moment où on a une vision un peu plus élargie de la question, à un moment justement où on s’est mis à questionner nos propres contradictions.

JDF : Il y a des situations où des travailleurs et des travailleuses du sexe vont prendre la parole devant le spectateur. Et ils ne vont pas spécialement prendre la parole en strasses et paillettes dans leur vitrine. Ils sont dans d’autres situations.

RR : C’est une question délicate. Beaucoup de personnes connaissent la prostitution principalement par le biais du cinéma et ou du théâtre et donc par la projection de choses fantasmées. Du coup on s’est dit pour casser certains préjugés et partis-pris, c’est peut-être mieux de présenter les personnes comme on les a réellement rencontrées et c’était plutôt un endroit comme celui-ci (cuisine, intérieur). Plutôt que en vitrine sous le néon pour justement éviter d’enfermer quelqu’un dans un cliché.

JDF : Il y a une très belle chose que raconte Sonia souvent. Une très belle histoire.

Quand on a commencé le projet, on était au conservatoire à Lièges pour faire un labo. Mais même sans savoir qu’on allait poursuivre l’aventure après. Et on est dans les bouquins, dans la dramaturgie et on va chez Sonia Verstappen qui est une prostituée à la retraite qui nous dit : ben venez à la maison je vais vous parler de mon métier. Et on va à quinze chez elle pendant trois heures. Ça c’est déjà formidable. C’est le premier choc, premier retournement vrai qu’on vit. Mais elle quand elle parle du projet après coup récemment, elle dit ce spectacle, il faut essayer de le regarder en pouvant s’imaginer qu’on peut changer, modifier son esprit critique ou avoir plus d’esprit critique, avoir la capacité d’écouter. Parce que ces jeunes quand ils sont venus me voir, dit-elle, ils ne m’ont jamais jugée et ils ont pris le parti de me croire. Et c’est pour une prostituée quelque chose de très agréable, parce que d’habitude c’est le stigmate de la sale pute tout de suite. Si ce spectacle peut permettre au spectateur d’accepter que son préjugé puisse changer et de regarder ce que ces prostituées vont leur dire sans les juger, et ben c’est déjà pas mal.

© Gloria Scorier