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Théâtre National Wallonie-Bruxelles

Un dialogue, c’est de la musique

La Reine Lear / Tom Lanoye / Interview, partie III

© Lara Gasparotto

Vous écrivez en néerlandais, une langue dont vous nous avez montré avec La langue de ma mère qu’elle est une formidable « matière pour l’oreille ». Christophe Sermet dit d’ailleurs que vous écrivez un théâtre de langue ou de langage, pour l’acteur, et pas un théâtre de texte.

TOM LANOYE : Ça fait 40 ans que je suis écrivain, donc ce que je fais est devenu intuitif mais quoi que j’écrive, c’est toujours rhétoriquement et poétiquement de la musique. Mes textes doivent avoir comme chez Shakespeare, Molière, Arthur Miller, David Mamet, Tarantino, de la musique et aussi quelque chose comme de la joie littéraire, même si c’est une tragédie. C’est la raison pour laquelle j’aime le théâtre, l’opéra, on peut y être tout à fait non-naturel, surnaturel dans la langue. Le naturalisme de la langue n’a pas sa place là-dedans, même pas dans les grands scripts pour le cinéma. Un dialogue, c’est de la musique, pas simplement un message, c’est un ballet des voix, un ballet des registres. Ici dans La Reine Lear, ils parlent différemment, en pentamètres quand ils sont dans une situation officielle, mais quand ils parlent entre eux, un des fils avec sa femme par exemple, ce n’est pas aussi poétique. Ceci se produisait déjà dans Mamma Medea. Les barbares parlaient en pentamètres et en flamand, alors que les grecs, civilisés, parlaient dans une prose hollandaise et étaient joués par des acteurs hollandais. Medea essayait d’entraîner Jason dans le monde de la passion, et dès qu’il tue et y entre, sa façon de parler change.

C’est la langue qui crée le personnage ?

TL : Oui, évidemment, les spectateurs n’en sont pas forcément conscients, mais ça change l’impression et ça force les acteurs et actrices à respirer différemment. Quelqu’un monte sur la scène du théâtre et il se construit lui-même avec ses paroles, avec la musique, les rimes, les allitérations. Je suis un grand défenseur du fait d’écrire des pièces poétiques. Les jeunes gens qui pensent qu’ils n’aiment pas Shakespeare disent « personne ne parle comme ça ». Mais Stromae, Eminem, ils ont aussi une langue très construite, pas naturelle. Au théâtre, on accepte que le langage soit organisé, comme tous les autres signes sur la scène. On est d’accord de jouer un jeu qui ouvre des portes. L’acteur professionnel doit se discipliner à parler rythmiquement. Pour lui, devenir maître de la technique est une libération. Ce n’est que pour les amateurs que c’est un problème.

Mais cette musique vous la créez en néerlandais. Il faut la traduire…

TL : Les traducteurs sont des magiciens, les artistes cachés de la culture. Ils doivent réinventer la musique d’une autre langue et aussi la musique particulière d’un écrivain, il leur faut doublement inventer. C’est pourquoi j’aime autant Alain Van Crugten, dans toutes ses traductions depuis le Chagrin des Belges de Hugo Claus. Il a une sensibilité belge. C’est spécial, comme la différence entre de l’anglais et de l’écossais. J’espère que le public entend cette belgitude.

Les acteurs de cette première Reine Lear en français vont-ils s’approprier le texte en prenant des libertés ?

TL : Je crois en cette liberté, même avec des pentamètres. Un texte de théâtre, c’est juste une partition mais la partition n’est pas la musique. C’est l’interprétation qui fait la musique. Beaucoup de mes collègues n’aiment pas le théâtre pour cette raison, ils pensent que les acteurs vont trahir, comme si on allait mettre une actrice grande et brune alors que dans l’imagination de l’écrivain il y a une petite blonde… Moi ça me plaît, ces interprétations et les coupures. Cette liberté c’est la responsabilité de l’équipe entière et notamment du metteur en scène.

Dans cette équipe de création, il y a des acteurs que vous connaissez déjà bien ?

TL : Anne Benoît, tout le monde est suspendu à ses lèvres, et puis Claire Bodson c’est comme une « soul sister », on a fait des lectures de poésie ensemble, de textes de Antjie Krog. On a fait exprès d’arriver en retard à la répétition parce qu’on n’avait pas envie de répéter, on préférait se fier au moment présent !

La plupart des gens qui aiment la littérature ont peur de la vie. Les écrivains, au moment où ils écrivent, ils doivent le faire en s’illusionnant et penser – moi aussi (il sourit) – qu’ils « écrivent pour l’éternité ». Mais pour l’acteur ce qui compte c’est le moment présent, la présence dans l’instant. J’ai des collègues qui disent que je suis un monstre qui aime les deux : je me dis que c’est pour l’éternité quand j’écris, mais j’aime aussi le moment où je suis sur la scène.  J’ai une voix interne très forte, ça vient tout seul après tant d’années, cette musique. J’ai encore honte de dire que je suis un acteur surtout quand je vois les plus grands, comme tous ceux que je viens de voir en lecture. Je n’arriverai jamais à travailler dans une équipe. Moi, je peux juste être sur scène et faire du vertolking, quelque chose entre jouer et lire. Avec de temps en temps des moments où je deviens un acteur. J’aime ça, c’est très hybride, ça aide à être, enfin je l’espère, authentique et original. Et c’est troublant pour le spectateur. À mes débuts d’écrivain, cette double activité m’a permis de gagner ma vie. Aujourd’hui il me reste que je sais quelles sont les phrases qui marchent et celles qui ne marchent pas. Cela dit, Arthur Miller a dit qu’après des décennies, on se trompe encore, on ne sait jamais comment va marcher une phrase qu’on a écrite. Mais j’ai des intuitions comme si j’étais un « aucteur » : entre auteur et acteur. Parfois on croit avoir trouvé une vraie bonne blague mais ça tombe, ça meurt sur scène, à la première lecture, on entend immédiatement si c’est raté ou non.

 

— Propos recueillis par Cécile Michaux, le 13 novembre 2018.

© Gloria Scorier