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Théâtre National Wallonie-Bruxelles

Un besoin inépuisable

Sahand Sahebdivan & Raphael Rodan

©Andrew O'Hara 2018

Sahand : Dans My Father Held a Gun, certains éléments peuvent être associés au storytelling — adresse directe au spectateur, effacement du quatrième mur, etc. — et d’autres plutôt au théâtre, comme les dialogues écrits. Mais cette distinction entre théâtre et storytelling n’est pas pertinente pour nous. Nous utilisons ce dont nous avons besoin au moment où nous en avons besoin. Parfois cela s’apparente à du storytelling, quand le matériau vient de contes populaires et quand une personne prend tout son temps pour raconter une histoire pendant qu’une autre l’accompagne en musique (rire). À d’autres moments, nous sommes très proches du théâtre. Pour nous, ces deux univers fusionnent et nous avons la chance de pouvoir prendre ce qui nous intéresse de l’un ou de l’autre.

Raphael : Le storytelling n’est pas différent du théâtre. C’est ajouter quelque chose plutôt que d’inventer une forme d’art complètement distincte.

À propos de storytelling : comment travaillez-vous cette « qualité de présence », cette « adresse directe » qui en sont des aspects importants et représentent un vrai défi pour de nombreux acteurs ?

S : Je crois qu’il est possible de répondre à cette question en regardant ce que les autres ne font pas. J’ai souvent l’impression que les acteurs de théâtre jouent plutôt leur idée de la communication, ce à quoi elle devrait ressembler selon eux.

R : J’ai été formé en tant qu’acteur. J’ai ensuite découvert le storytelling, une forme pour moi très pure. Sahan n’a, lui, jamais eu de formation d’acteur mais raconte des histoires depuis maintenant 18 ans. De nos jours, un grand nombre de pièces de théâtre brisent le quatrième mur, mais la plupart du temps les acteurs parlent au-dessus des spectateurs, ils ne s’adressent pas à eux directement. Ça, nous le faisons différemment. Lorsque l’on pose une question, nous la posons vraiment. Et nous attendons une réponse ! C’est une position très vulnérable parce qu’on a plus aucun contrôle.

L’interaction avec le public joue donc un rôle important dans le spectacle ?

R : Tout à fait. Cela revient à plusieurs moments dans le spectacle et, avec le temps, nous apprenons aussi à la manipuler.

S : Parfois, cela nous prend aussi par surprise. Je me souviens d’une fois qui m’a vraiment secoué. Durant le spectacle, je raconte l’histoire de la résistance de mon père contre le Shah d’Iran. Un jour, un spectateur, probablement un sympathisant des politiques américaines et des politiques de droite menées dans le pays, dit au milieu du récit : « Mais sous le règne du Shah, tout allait bien ! Ce sont les ayatollahs qui ont complètement détruit le pays. » Il ne savait pas qu’à ce moment-là, j’étais sur le point de raconter ce qui était arrivé à mon père sous le régime du Shah, qu’il a été torturé et presque tué. C’était un moment très fort pour nous. Ça m’a vraiment touché, voire blessé. Mais c’était génial car, à partir de cette intervention, je pouvais m’adresser à lui pour toute la suite de mon histoire.

Comment faites-vous cohabiter les questions politiques que vous abordez et une sorte de divertissement ?

R : Le spectacle commence de manière très amusante et légère. C’est tranchant et créé dans un esprit assez burlesque. C’est notre façon d’inviter le public à s’ouvrir, et quand il est ouvert, c’est là qu’il baisse la garde. C’est très important pour le spectacle et la manière dont il est construit. On utilise également pas mal d’éléments du stand-up. Mais tout ça nous mène quelque part : il y a pas mal de punchlines, les gens rient, et nous jouons avec le public. Nous lui demandons par exemple s’il arrive à deviner qui d’entre nous est l’Iranien et qui est l’Israélien et de lever la main en conséquence. On triche bien sûr, Sahan prend toujours un accent israélien à ce moment-là ! (rires) Les spectateurs lèvent tous la mauvaise main et on leur dit: « Parfait ! Vous avez tout faux ! »

S : Nous leurs racontons également que ce spectacle est inspiré par notre dernière visite à Bruxelles, alors que nous présentions le spectacle précédent. Nous étions supposés jouer cinq représentations, mais deux représentations ont été annulées à cause des attentats du 22 mars. Nous nous amusons de certaines situations, mais sommes en même temps très conscients de la réalité politique et sociale dans laquelle notre travail s’inscrit et comment elle nous impacte.

Vous êtes tous deux intensément engagés dans l’art du storytelling et de sa transmission. À côté de votre pratique de comédien, vous êtes aussi animateurs de workshops, directeurs artistiques et fondateurs de la Mezrab Storytelling School. Entre les activités artistiques et pédagogiques, c’est une grande partie de votre vie qui est ainsi dédiée à l’acte fondamental et ancestral qu’est la transmission de récits. Avez-vous toujours autant de plaisir à raconter une histoire ? Et si tel est le cas, à quel endroit est-ce qu’il se situe ?

R : Ce travail me permet de rencontrer les gens personnellement, sans les masques habituels. Et par masque, j’entends tout le formatage de comportements qui se fait via les structures culturelles, familiales, psychologiques, etc. Vous pouvez créer une histoire mais ce n’est qu’une petite part du travail. L’autre phase importante est la transmission à un public avec qui on parvient à entrer réellement en relation.

Enseigner cette pratique, c’est apprendre à être conscient de toutes les couches qui nous construisent, pour apprendre à les retirer, à s’ouvrir au public, à laisser les choses venir d’elles-mêmes pour ensuite les transmettre. Donc dans un sens, « laisser tomber le masque ».

Ce procédé, c’est comme débarquer dans un endroit qui n’a pas encore d’histoire : un lieu qui relève encore de l’enfance. Ce sont les prémisses d’une histoire, bien avant toutes celles qui construisent socialement le personnage de « Raphael » ou « Sahan ». C’est ça ma plus grande source de plaisir, arriver là où il n’existe encore aucune histoire !

Selon vous, qu’est-ce qui fait un bon récit ? Quels récits sont intéressants à raconter aujourd’hui ? Quels récits sont pertinents ?

S : Je pense que selon les périodes de nos vies, nous avons différentes raisons de nous tourner vers tel ou tel récit. La question de savoir pourquoi je raconte des histoires n’était pas très présente avant que je rencontre Raphael. C’était juste du plaisir, purement et simplement collecter et transmettre des histoires.

Mais après ça, quand tu commences à creuser plus loin, tu te demandes : Pourquoi j’ai tant de plaisir ? Est-ce par besoin d’être vu ? Si c’est le cas, qu’y a-t-il en moi qui se sent invisible ? Est-ce moi au sein de la société, dans ma famille ou dans ma classe de cours ?

Une fois que tu commences à te poser ces questions, tu te rends compte que les raisons pour lesquelles tu cherches ou racontes des histoires évoluent en permanence. Ces interrogations attirent aussi tout un lot de matière neuve. Dans cette perspective, peu importe si ces histoires sont personnelles, tirées de la mythologie grecque ou du folklore.

Elles répondent à un besoin, celui qui te fait ressentir la nécessité de raconter cette histoire. Ce besoin, ou cet engagement, est vraiment fascinant. Et il est inépuisable.
 


Propos recueillis en anglais par Flore Herman le 7 novembre 2019, traduction Théâtre National Wallonie-Bruxelles

© Gloria Scorier