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Théâtre National Wallonie-Bruxelles

Contradictions, mouvements et sursauts

Elena Doratiotto & Aymeric Trionfo

© Antonio Gomez Garcia

Aymeric Trionfo : Au départ, il y avait une intuition. Un désir de la part de Françoise Bloch de recherche autour de L’Apostat, une petite nouvelle de Jack London. Très rapidement, c’est l’histoire d’un enfant travailleur de 6 ou 7 ans. À force de travailler dans une usine comme ouvrier, son corps, sa tête s’arrêtent. Il y a un moment où il dit stop, il y a un point de rupture.

Françoise a donc dans un premier temps fait un atelier de recherche autour de ce récit avec Jules Puibaraud et Marie Devroux. Et il s’est avéré que c’était vraiment cette question qui l’intéressait de comment on en arrive à ce point de rupture. Très vite après, lorsque l’on a rejoint le projet, on a travaillé sur d’autres sources dans lesquelles il y avait ce genre de transformation : La Métamorphose de Kafka, L'Homme qui dort de Perec, plusieurs fictions et aussi des documentaires, des interviews, etc.

Elena Doratiotto: Avec Françoise Bloch, on s’intéresse à ces moments de fracture dans des trajets de vie, un crash, un burn-out, une mise au lit, une maladie, ces moments où on dit stop. Tout en faisant le lien, plus largement, à la possibilité d’un point de rupture sociétal.

Il y a cette intuition que l’on est toujours au bord d’une transformation de société qui n’advient pas. D’où la question de jusqu’où un être humain peut supporter l’oppression, jusqu’où va-t-il dire oui, et jusqu’où une société ou une collectivité, tout en sentant et en voyant des signes très clairs d’une transformation nécessaire, va tenir et va perdurer. Et tout se mêle entre le petit, les trajets personnels, les fractures de vie, les changements, et le grand, le comment une société supporte, tient, jusqu’où et comment.

On s’intéresse donc aux moments où ça craque, mais aussi à ces moments avant, qu’on appelle des sursauts. Car ces points de rupture ne se produisent pas comme ça dans un claquement de doigts, il y a souvent tout un trajet avant, quelque chose en cours, qui sommeille. Malgré une impression d’immobilisme, ça bouge déjà sous les radars.

Et après ? Qu’est-ce qui advient quand il y a eu ce vide, cette mise au garage de tout ? Qu’est-ce qui se rêve ?

Aymeric Trionfo: On a donné des noms à ces phases : pré-bug, bug (le point de rupture) et construction. Cette troisième phase incluant ce que l’on rêve, ce que l’on imagine pour la suite. Et, suivant les ateliers de recherche que l’on fait, on se focalise sur l’une ou l’autre de ces phases.

Elena Doratiotto: Il n’y a pas de dramaturgie préexistante, celle-ci se tisse au fur et à mesure du travail mais il est clair que ça ne va pas être un spectacle linéaire avec une oppression, un point de rupture, une construction. Ça ne va pas être aussi évident parce que ni les trajets humains, ni les trajets de société ne le sont. Il y aura des contradictions, des mouvements, des sursauts, des allers-retour.

Il y a de multiples trajets et on approche ça sous différents angles. Ce qui donne aussi des théâtralités différentes, théâtralités que l’on s’amuse à questionner à leur tour. Et dans ces différentes théâtralités il y a possiblement des surprises, des langages différents, des ruptures dans le théâtre même qu’on propose.

C’est mouvant, ça bouge. Oui, il y aura des points de ruptures à l’intérieur même du spectacle.

Aymeric Trionfo: Les formes ne sont pas forcément les mêmes de bout en bout, mais la colonne vertébrale du projet. Enfin, un des axes centraux en est : Comment oser dire ? Comment oser dire Stop ! Non ! ou simplement quelque chose que l’on pense et qui peut être à contre-courant.

Elena Doratiotto: Quelque chose qui ne va pas plaire.

Aymeric Trionfo: Françoise Bloch disait — et on trouve ça très juste — que cette audace-là est en diminution. L’audace du refus, de dire "stop, maintenant ça suffit comme ça".

 

— Propos recueillis par Benoît Henken le 27 janvier 2020

© Gloria Scorier