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Théâtre National Wallonie-Bruxelles

Carnet pédagogique

Points de rupture

Une écriture de plateau

Il s’agit essentiellement de l’élaboration d’une écriture de plateau. Chaque question est fouillée, renvoie à une autre question. Les matériaux utilisés pour cette écriture sont des œuvres de fiction, des interviews, des films documentaires, etc. qui donnent lieu à des utilisations du matériau documentaire brut (tel quel, mais repassant par le corps et la voix de l'acteur), des transpositions écrites, des propositions scéniques sur base d’impro- visations ou des contrepoints vidéo.

« Je travaille à partir de matériaux documentaires : fragments de films, interviews, enre- gistrements pirates, reportages audios, etc. J’ai progressivement élaboré une méthode de travail, à partir de ces matériaux, permet- tant à chacun des acteurs de l’équipe d’être co-auteur du spectacle final: nous mettons la collecte de matière ensemble, comme dans un grand sac où chacun puise ce qui l’intéresse et qu’il pense pouvoir transformer, d’une façon ou d’une autre, en « théâtre » (avec un mini- mum d’apriori sur ce mot). Nous obtenons alors une petite « collection » de propositions scéniques à partir desquelles se construit la dramaturgie finale du spectacle. »
– F. Bloch, dossier de présentation de Points de Rupture

Le travail au plateau, actif et commun cherche alors sa voie, nécessairement féconde, joyeuse et ironique :
«Mais il faut aussi que quelque chose de joyeux se dégage du plateau, qui est quelque chose d’actif et de commun, si possible de commun ; Et ce commun se transmet par d’autres voies que celles du discours.

C’est un certain état du plateau. Il faut que la conscience, la lucidité, la capacité d’ironie, n’entament pas le fait de prendre les choses à bras le corps joyeusement.

Je pense que la conscience des mécanismes et même le fait de voir qu’on va au désastre n’empêche pas de se mettre ensemble et d’ima- giner joyeusement des portes de sortie. »
– F. Bloch, dossier de présentation de Points de Rupture .

Le montage

Pour ce type d’écriture de plateau, le travail de montage entre les différentes scènes est central. La façon dont les propositions vont s’agencer, se répondre ou se contredire peut changer complètement le sens du spectacle. La construction des spectacles du Zoo Théâtre est donc nécessairement lente, com- plexe et le résultat peut évoluer jusqu’au der- nières répétitions.

Points de rupture

À l’origine du spectacle, il y a une question centrale, un peu naïve d’où découlent de nombreuses sous-questions qui trament le spectacle :

Que faut-il pour qu’un changement ait lieu ?

Quel est ce mécanisme qui fait qu’un jour une situation devient intenable et demande une cassure, un arrêt? Cela concerne à la fois nos vies humaines, personnelles, et donc notre niveau d’acceptation personnel d’une situation d’oppression, mais aussi ce qui fait que, en plus grand, dans une société, un changement profond peut trouver place.

Nous vivons dans un monde où nous avons conscience des impasses dans lesquelles nos sociétés sont engagées : changements clima- tiques, pollution, creusement des inégalités sociales, montées des extrêmes, perte de confiance grandissante dans le politique, crises économiques... Nous savons tout cela et pourtant, en apparence en tout cas, rien ne change. Pourquoi ? et quel est alors le sens des sursauts, des soubresauts auxquels ont peut assister ?

Comment des situations d’oppression collective ou individuelle deviennent-elles intenables et obligent à une réaction? On peut distinguer plusieurs types de réactions : la fuite, la maladie, qui est souvent un refus du corps qui décide à notre place que cela suffit (une situation de « burn out » par exemple), le refus conscient individuel, et le refus collectif (la révolte) . Ces quatre axes de changement ont alors conduit l’équipe à collecter des cas qui les illustrent. Dans la vie réelle, sous formes d’interviews de cadres ayant subi un burn out par exemple, de personnes vivant des situations improbables au sein de leur activité professionnelle, ou dans la fiction, en littérature et au cinéma où les exemples sont également très nombreux.

Frederic Lordon dans une tribune du Monde Diplomatique décrit ce point de rupture comme « le moment Potemkine » qui fait référence au moment où les marins russes qui se trouvaient sur le cuirassé Potemkine se sont révoltés contre leurs supérieurs, initiant ce qui sera la Révolution russe. Lordon compare cet incident avec la montée de la colère populaire en France sous Macron :
« Comment explose une mutinerie ? Comme tous les soulèvements: par l’abus de trop. Sur le cuirassé Potemkine, l’arrogance des offi- ciers, leur mépris aristocratique et leur bruta- lité ne sont pas encore parvenus à dégoupiller les matelots. C’est la viande qui va s’en charger. Ou plutôt les vers. Car la viande en est tellement infestée qu’elle pourrait courir toute seule jusqu’au bastingage. On approche du « point de trop » — mais ça l’officier supérieur ne le sait pas encore. Il pense simplement pouvoir ramener l’ordre en aboyant comme d’habitude, en compagnie du médecin-major venu engager son autorité scientifique pour certifier que la viande est parfaite — et que tout retourne à la normale. Gros plan sur la viande: elle n’est que grouillement. Le major : « Ce ne sont pas des vers. Cette viande est très bonne, cessez de discuter»(...). Quand il se dirige vers son point critique, ce qu’il ne découvre toujours que trop tard, un ordre politique ne tient plus symboliquement qu’à un cheveu, ou à un mot — après, bien sûr, il lui reste la police. Or les mots, offenser par les mots, ç’aura été la grande passion de ce pouvoir( ...). Mais ne faudrait-il pas parler plutôt des mots Potemkine? Car eux ne ter- minent pas dans une impasse. Ils déclenchent le moment Potemkine. Le moment Potemkine, c’est celui où, sous un abus de trop, la légiti- mité est détruite par le sentiment du scandale, et avec elle le consentement et ce qui restait de respect. Alors les matelots jettent les officiers à la mer et prennent collectivement les com- mandes du bateau. »
– Frédéric Lordon, « Le moment Potemkine » – Le Monde Diplomatique, 13 décembre 2019

Points de rupture au cinéma et en littérature

Un des points de départ de ce spectacle est une petite nouvelle de Jack London intitulée l’Apostat. Elle nous raconte l’histoire de Johnny, un enfant-ouvrier, l’aîné de sa famille, qui travaille à l’usine depuis qu’il a 8 ans et qui s’est peu à peu transformé en une sorte de machine à travailler, se confondant avec le métier sur lequel il tisse, avec dextérité:

«Il était un travailleur exemplaire, et il le savait. On le lui avait tant dit et répété. C’était devenu une banalité qui ne signifiait plus rien pour lui. De travailleur modèle, il s’était mué en mécanique parfaite. (...)
Le dîner était le repas familial de la journée et l’unique occasion quotidienne qu’avait Johnny de croiser ses frères cadets et ses petites sœurs. Il était très vieux et ses frères et sœurs encore d’une jeunesse désespérante. (...) sa propre enfance était un souvenir trop loin- tain. Il leur lançait des regards irrités au-des- sus de son assiette et ne se consolait qu’en songeant qu’eux aussi devraient bientôt se mettre à travailler. L’usine émousserait leur indocilité, elle les rendrait calmes et sérieux- comme lui. (...)
Tous les jours de son existence étaient sem- blables. Il en avait perdu la notion du temps. Il ne se passait jamais rien dans sa vie. Aucun évènement ne venait marquer le passage du temps. Le temps était suspendu, toujours immobile. Seules les machines étaient animées et elles n’allaient nulle part, même si elles tour- naient de plus en plus vite ».

Un jour, alors qu’il a 18 ans, il tombe malade, une sale grippe. Et sa mécanique interne se grippe, elle aussi. Guéri, il refuse de se lever, refuse de travailler un jour de plus. Il fait son baluchon, et sautant dans le premier train qui passe, il s’en va, vagabond.
Bartelby le Scribe (1853) est une nouvelle d’Herman Melville, l’auteur du célèbre Moby Dick. Il y décrit un personnage de scribe qui refuse petit à petit toute action jusqu’à la mort, en invoquant une petite phrase devenue célèbre, qui marque son refus : « je ne préférerais pas» (I would prefer not to). Une allégorie de la stratégie de la fuite, doublée d’une critique précoce du système capitaliste.
Les films des cinéastes de la Nouvelle Vague comme Jean-Luc Godard et François Truffaut rejoignent le propos. Ils sont eux-mêmes un point de rupture pour l’histoire du cinéma français et international. Leur façon de filmer et leurs sujets, tout leur rapport au réel en fait, sont en rupture avec le cinéma traditionnel de la première moitié du XXe siècle.
Chez Godard, dans La Chinoise ou Masculin-Féminin, on est à l’aube de mai 68. Les jeunes gens discourent, Nanterre est en ébul- lition, mais subtilement, les prémices de la révolution portent déjà en eux les germes de leur propre désillusion.
L’An 01 de Jacques Doillon (1973) est un film emblématique de la contestation libertaire qui raconte l’avènement d’une sorte d’utopie anti-productiviste. La population décide d’arrêter de vivre selon les normes du temps et de ne ranimer que les choses estimées vitales. L’entrée en vigueur de ces résolutions corres- pond au début d’une ère nouvelle, l’An 01...

Extrait du film :
A : Ça fait 12 ans que je prends ce train-là
B : Hier vous l'avez pas pris
A : Vous avez remarqué ? Je l'ai raté
B : Vous l'avez pas raté vous êtes pas monté Vous êtes pas monté exprès ?
A : Oui c'est idiot. Tout d'un coup j'ai eu envie de ne plus monter dans le train
B : De ne plus jamais monter dans le train ?
A: Non mais toujours le même train...
B: A deux, ce serait plus facile de ne pas prendre le train.
A: Au fond, ils vont pas nous donner des gifles on a rien à craindre
B: On devrait leur dire. Dans le fond vous êtes trop grands pour prendre des gifles et des coups de pieds au cul. On devrait leur dire... ça.
A: Ça fait 10 minutes qu'on s'est évadés et déjà on a quelque chose à dire aux gens !

Un changement non linéaire

Après investigation, ces «mouvements de rupture » ne sont pas des moments chronolo- giques avec un début un milieu et une fin du type oppression/refus/construction d’autre chose. Dans la plupart des cas, c’est plutôt un mouvement cyclique, et plus qu’une cassure profonde, des soubresauts qui pro- gressivement font avancer la conscience individuelle et peuvent rassembler des groupes ou des individus qui se pensaient, se vivaient comme isolés.
Nous assistons à la lente prise de conscience d’un changement nécessaire, prise de conscience faite de reculs, d’avancées de retours en arrière d’évolution individuelles qui peu à peu deviennent collectives. Exactement comme un jardin dans lequel on voit apparaître une première taupinière. Celle-ci nous indique qu’en fait le jardin est complètement dévasté par des galeries qui se rejoignent et forment tout un mouvement souterrain...
Ces soubresauts cycliques tant sociaux qu’individuels prennent des formes multiples et coexistent à des niveaux différents. Pour traduire cela au théâtre le choix de l’équipe s’est porté sur une grande diversité formelle. un ensemble de courtes saynètes emboîtées les unes dans les autres qui font appel à des langages scéniques différents (jeu, sons, bruitages, vidéos, espaces scéniques différents...) et impliquent des ruptures de théâtralité qui se percutent ou se répondent et créent des surprises, dans un enchaînement ludique et plein de fantaisie.

Rupture de théâtralité

La forme théâtrale est un langage, au même titre que les mots. Le Zoo théâtre utilise souvent la forme elle-même dans ses spectacles pour raconter des choses qui ne sont pas dites par le texte, entre les lignes...
L’idée de fracture est exprimée dans la structure même du spectacle à travers une rup- ture de théâtralité, et de rythme. Dans une première partie il y a une répétition presque mécanique de situations de craquage, qui raconte aussi l’omniprésence de cette vio- lence au travail. Puis une rupture de théâtralité et un changement de rythme qui aboutit à des saynètes plus fragiles, plus lentes, hési- tantes qui amènent une seconde partie et de nouvellesquestions:
Une fois que la rupture a lieu, que peut-on en faire? Comment mettre en place autre chose ? Comment commencer ? Ou recommencer ? Comment construire et poser les premières pierres ?

Comment mettre en place autre chose ?

Il s’agit d’interroger, dans l’ici et maintenant de la représentation les tentatives d’alternatives. C’est une partie du spectacle axée sur la fantaisie, le rêve et l’espoir. Une question d’audace. L'audace de changer de cadre, de forme, et donc, pour des acteurs, de boule- verser aussi les formes de la représentation et le langage utilisé. L’audace de refuser une situation puis de trouver autre chose.

Ce qui est aussi en question donc c’est de savoir comment les choses s’accomplissent. Comment on en vient à s’insurger, à déserter, à dire non, et comment à partir de là on peut prendre une direction différente pour changer de régime. L’action qui implique un tel changement est-elle nécessairement violente ? Une forme de violence est-elle légitime pour répondre à la violence subie ?

Sources et références

Nous avons voulu privilégier les ressources en français et celles qui nous paraissent les plus fiables. Voici une liste non exhaus- tive de sources et références sur le sujet.

Ouvrages
  • Le moment Potemkine
    Frédéric Lordon in Le Monde Diplomatique, 13 décembre 2019
  • Vivre sans ? Institutions, police, travail, argent...
    Fredéric Lordon, La Fabrique Éditions, 2019
  • Alberto Moravia
    Denoël 1949 (trad française)
  • L’Apostat
    Jack London, 1906, Eds Libertalia 2018
  • Henri V
    William Shakespeare, Le Livre de Poche, 2001
  • Comme il vous plaira
    William Shakespeare, Le livre de Poche, 2003
  • La Métamorphose
    Franz Kafka, Gallimard, 1955, Folio 2002
  • Dialogues
    Gilles Deleuze, Claire Parnet, Flammarion, 1974
Podcast
  • Antonio Gramsci, Marxiste à l’italienne 4 épisodes des Chemins de la philosophie,
    France culture, février 2020.
Cinéma
  • La Chinoise (1967), Jean-Luc Godard
  • Masculin-Féminin (1966), Jean-Luc Godard
  • L’An 01 (1973), Jacques Doillon
Documentaires
  • Le Village
    Claire Simon, 2019
  • Work hard play hard
    Carmen Losmann, 2011
  • Rêver sous le capitalisme
    Sophie Bruneau, 2017
  • La Reprise du travail aux usines Wonder
    Pierre Bonneau et Jacques Willemont, 1968
Bande Dessinées
  • L’Essai
    Nicolas Debon, Dargaud, 2015
© Gloria Scorier