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Théâtre National Wallonie-Bruxelles
ВОЛЯ

Olha Semyoshkina

Chorégraphe en chef du Théâtre National dramatique Ivan Franko (Kyiv).

Comment votre vie a-t-elle changé depuis le 24 février ?

Je ne fais plus de théâtre pour l’instant, car mon pays est en guerre. Notre maison est envahie par des gens qui veulent nous tuer. Chacun d'entre nous – mes amis, les acteurs avec lesquels j'ai travaillé – contribue à la riposte. Nous sommes volontaires 24/7. J'ai une voiture, alors j'évacue les gens des zones à risques et apporte de l'aide humanitaire. Nous faisons ce que nous pouvons pour aider.

Les premiers jours de la guerre, je suis allé voir les militaires et leur ai dit : "Les gars, je suis avec vous." Très souvent on reçoit des appels d'urgence comme "Olha, s'il te plaît, c'est urgent. Le couvre-feu commence dans deux heures et on doit livrer quelque chose à Irpin." Alors je me mets en route et j'y vais.

Vous allez dans les zones à risques, sur la ligne de front. Vous faites face à un réel danger. Comment vous, une civile, gérez cela ?

Une fois, j'ai vécu une expérience très marquante – j’en ai tremblé toute une journée.  Je me suis retrouvée face à face avec un char russe. On m'avait demandé de faire une livraison, une chose qu'une civile n'était pas censée faire mais c'était une demande particulière et je me suis dit : "Je suis une femme forte, je vais le faire." Nos militaires m'ont conseillé de prendre une route alternative, car ils s'attendaient à une attaque. J’ai donc réglé mon GPS et je me suis mise en route. Et puis, sur une route déserte, j'ai vu un char russe se diriger droit sur moi. Il ne m'a fallu que quelques secondes pour faire demi-tour et m'enfuir à travers la forêt.

Au final, je suis bien arrivée à destination et j'ai livré tout ce que j’avais à livrer. Quand je suis rentrée chez moi, je me suis blottie dans mon lit comme un bébé et n’ai plus bougé de la journée. Quand ma famille m'a demandé : "Que faisais-tu ? Tu es une civile. Tu n'aurais pas dû être là", j'ai répondu : "Mais alors qui ? En temps de guerre, s'il n'y a personne d'autre pour le faire, vous devez le faire vous-même." Je sais que je ne suis pas la seule, nous sommes très nombreux à faire de tels choix tous les jours.

Qu'est-ce qui vous aide à faire ce que vous faites maintenant ? Pourquoi mettre votre vie en danger, votre sécurité ?

Je ressens une nécessité profonde d'accomplir ma mission. À un moment, j'ai pris conscience d'une chose : "Mon pays, c'est moi. Je suis cette petite fille de trois ans sous occupation. Je suis cet homme ou cette femme âgée qui tente de survivre sous les bombardements. Je porte chacun d’entre eux en moi. Ils ressentent les mêmes émotions, la même douleur que moi. Tout comme moi, ils ont peur.

Chaque jour, je rencontre des personnes qui ont échappé à l'enfer. Tous les jours, je vois des petits garçons et des petites filles, je vois leurs mères qui ont survécu mais qui ne savent plus quoi faire. C'est là que mon instinct maternel entre en jeu, que je ressens ce besoin de les aider à surmonter cette douleur. Je suppose que tous les Ukrainiens ressentent ce besoin d'atténuer la douleur des autres.

Je me souviens avoir livré de la nourriture à une famille affamée depuis trois jours, ne vivant que d'eau et de thé. La mère était tellement pétrifiée qu'elle n’arrivait pas à sortir de chez elle. Lorsque je suis arrivée, une petite fille, sa fille, s'est précipitée vers moi. Elle s'est blottie contre mes jambes et m'a serrée si fort que j'ai eu l'impression que c'était mon propre enfant, comme si je l’avais mise au monde. De telles situations donnent du sens à vos actions et les rendent nécessaires, c'est pourquoi nous ne ressentons ni le temps, ni la fatigue. Nous pleurons ensemble, nous prions ensemble.

Je vois aussi beaucoup d'enfants contribuer. Ils aident leurs mères à préparer les repas et à emballer les produits qu’il faut livrer aux personnes dans le besoin. Ils mûrissent si vite. Ils en oublient qu'ils sont des enfants. Ils sont devenus des adultes.

Vous remarquez que les gens changent ?

Absolument. Quelque chose est arrivé aux citoyens de notre pays. Maintenant, on se regarde dans les yeux, on se dit  "je t'aime", on se serre dans les bras. Cette intimité, cette compassion, cette attention à l’autre sont devenues notre nouvelle norme. Dans des circonstances si difficiles, les gens font preuve de tant d'humanité les uns envers les autres. Je suis heureuse de voir tant d'amour. Vous savez, cette guerre est certainement en train d'altérer notre ADN.

Il semble que le monde ne sera plus jamais le même après cette guerre. Quelle est votre vision du nouveau monde ?

Je pense que ces transformations se produiront non seulement en Ukraine, mais également ailleurs. Nous allons bâtir un mode de vie plus ouvert et plus sincère. Nous avons découvert une manière de vivre, ici et maintenant, conscients de la valeur de chaque instant. Je suppose que le monde entier subit ces transformations, avec nous, et est en train de réaliser que la valeur de la vie est la vie elle-même.

Je vois par ma fenêtre des marronniers en fleurs. Je les regarde tous les jours. Ces fleurs se transformeront bientôt en châtaignes. Avant, on ne les voyait pas. On passait simplement devant. Maintenant, je remarque que les gens s'arrêtent, pour voir, pour sentir.

Et quelles transformations attendez-vous du théâtre ?

Je suppose que le théâtre aussi va s’ouvrir, être plus sincère. Ces dernières années, nous avons tous essayé d'explorer des dimensions parallèles au théâtre, nous avons essayé d'atteindre des sommets. Mais aujourd'hui, nous réalisons que ces sommets sont juste ici. Le paradis et l'enfer sont ici, sur notre terre. La dignité et la disgrâce sont ici, sur notre champ de bataille.

Pouvez-vous nous parler des projets et des plans que vous aviez avant la guerre ?

Le dernier spectacle que j'ai dirigé en tant que chorégraphe était un opéra mis en scène à Kharkiv intitulé Vyshyvany, Roi d'Ukraine. Il y a plusieurs scènes dans l'opéra qui font écho à notre réalité actuelle. Dans l’une d’elles, les soldats décédés se rassemblent pour chanter. Rien que le fait d'y penser me donne la chair de poule, j'ai le profond sentiment que ceux qui sont morts dans cette guerre ne sont pas partis, ils restent parmi nous.

Quels sont vos projets pour l'avenir proche ?

Mettre fin à la guerre. J'ai été invitée à travailler à l'étranger mais j'ai dû refuser. On a besoin de moi ici et je ne peux rien créer maintenant. Il y a ici une réalité qui me retient. Le théâtre est un moyen d’observer de la vie. Aujourd’hui, impliquée dans le processus même de la vie, je ne peux observer et réfléchir. Je ne peux qu’agir.

La paix ou la victoire ?

Nous avons maintenant atteint le point où il n'y a plus de paix possible sans victoire. Le niveau de violence est au-delà de toute limite. Je ne comprends pas pourquoi des Russes sont venus chez moi (l'Ukraine est mon pays) pour nous prendre ce que nous avons de plus précieux, nos vies. Je ne comprends pas pourquoi ils ne ressentent pas notre douleur, pourquoi ils nous tuent, pourquoi ils violent nos femmes et nos enfants. Je ne peux pas comprendre pourquoi et comment tout cela est possible, pourquoi et comment tout cela est devenu notre réalité. Mais nous devons tenir bon.

Nous n'avons qu'un seul désir et une seule intention maintenant : libérer notre foyer, notre pays du mal. Tout le monde est déterminé à tenir jusqu'à la fin. Il n'y a pas d'autre moyen.

Et nous avons déjà gagné. Je suis si heureuse que les gens aient commencé à respirer librement, réalisant qu'ils sont unis. Cette unité nationale, cette sincérité, cette volonté désintéressée d'aider – ces qualités que chaque Ukrainien a découvertes et qui se révèle maintenant – c'est notre victoire.

ВОЛЯ / The Free Will: Ukrainian Theatre People in War est un projet du Théâtre National Wallonie-Bruxelles réalisé par Yulia Ostrohliad.

© Gloria Scorier