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Théâtre National Wallonie-Bruxelles
ВОЛЯ

Andriy Prykhodko

Directeur du Kyiv National Drama Theatre named after Ivan Franko (Kyiv), Les Kurbas Theatre (Lviv).

Le troisième jour de l'invasion russe en Ukraine, le théâtre Les Kurbas de Lviv s'est transformé en centre d'aide humanitaire de fortune et a fourni un abri, un soutien médical, psychologique et juridique, aux personnes déplacées. Pendant plus d'un mois, les comédiens se sont portés volontaires. Aujourd'hui, le théâtre connait un retour à un rythme normal de travail : répétitions en journée et représentations en soirée.

Au vu des circonstances, quels sont les changements dans le processus de répétition ?

Je sens à quel point les acteurs sont épuisés. Tout le monde est bénévole 24/7 et personne n'a été préparé à cela, mais c'est dans ces moment-là que les gens révèlent tout leur potentiel. Pour les acteurs c’est un véritable défi que de retrouver cette routine quotidienne. Ils viennent aux répétitions complètement dévastés, tant physiquement que moralement, l'esprit ailleurs, ne pouvant s'empêcher de penser aux horreurs de la guerre. Mais le théâtre est notre champ de bataille, nous devons y être pour combattre avec passion.

Que leur dites-vous quand vous les voyez perdus et fatigués ?

Vous devez faire votre travail, personne ne le fera mieux que vous. C'est votre devoir. Je repense aux événements de 2013-2014 (l'Euromaïdan et la Révolution de la dignité*), lorsque les acteurs se demandaient : "Où devons-nous aller maintenant ? Sur Maidan à nous battre pour nos droits et notre dignité ? Ou sur scène à faire notre travail d'acteur ?" Je leur ai dit les deux. Dans la rue en tant que citoyens et sur scène en tant qu'artiste. C'est une double charge, mais je suis convaincu que c'est ce qu’il faut faire.

Pensez-vous qu'il y ait un besoin de théâtre aujourd'hui ?

Il y a un énorme besoin de théâtre, particulièrement maintenant. Il aide à élargir le spectre de nos émotions, nous permet de sortir du manichéisme. Nous sommes quotidiennement submergés de centaines de récits de compatriotes torturés, violés, handicapés, assassinés, dans cette guerre insensée et sans pitié. Du coup, beaucoup d'Ukrainiens ressentent plus que haine et rage. Le rôle du théâtre est de nous aider à retrouver un spectre plus large d’émotions. C’est nécessaire si nous voulons rester humains.

C'est exactement ce que l'ennemi souhaite, nous priver de notre humanité, notre identité. L'identité ukrainienne est un bandura (instrument folklorique ukrainien à 65 cordes), pas une balalaïka (instrument folklorique russe à 3 cordes). L’âme de ces hommes et femmes dans les tranchées, sur le champ de bataille, n'a plus qu'une corde – pour vaincre l'ennemi, pour faire fuir la mort. Mais ici, loin du front, les gens doivent préserver toutes leurs cordes. Le soldat sacrifie sa vie pour que nous puissions continuer à jouer de toutes les cordes de notre bandura, pour que nous vivions nos vies non pas en noir et blanc, mais en couleurs. Le devoir des artistes est d’aider les gens à se réchauffer, à ressentir le plein épanouissement de la vie. C’est comme cela que nous vaincrons.

Quels sont les principaux objectifs et la mission première du théâtre en temps de guerre ?

Donner du sens à la vie. Ce n'est que lorsque nous trouvons du sens, avons un but dans la vie que nous sommes vivants – même si il nous manque un bras ou une jambe – que notre cœur continue de battre. Le théâtre est là pour transmettre les valeurs fondamentales qui aident les gens à résister à la terreur, qui les guident dans cette obscurité. Nous avons besoin d'un théâtre qui montre la profondeur de la nature humaine souvent compliquée, pour enfin comprendre que le monde ne se divise pas en "nous les bons" et "eux les méchants". C'est la philosophie russe – la croyance en la suprématie de leur nation, d'être "les élus" contre "les mauvais". Le monde entier peut maintenant voir où mène une telle attitude.

La paix ou la victoire ?

La victoire ! La paix ne sera possible qu'après la victoire. Nous devons nous débarrasser de cette mentalité qui nous a été imposée par la Russie toutes ces années. Un excellent exemple de ce paradigme russe peut être observé à l’occasion des défilés annuels de la victoire du 9 mai. Alors que le monde entier pleure les victimes de la Seconde Guerre mondiale, les Russes célèbrent fièrement leur victoire, celle de la "nation invaincue" toujours prête à "reproduire les actes héroïques de leurs grands-pères".

En tant que nation, nous avons toujours opté pour la paix. Mais aujourd’hui, la seule issue pour nous est la victoire, nous débarrasser de cette vision du monde viciée et ne plus jamais le laisser atteindre nos esprits. Nous devons gagner et être maître sur notre propre terre – maître de notre histoire, de notre culture – pour vivre en paix.

Quel est le mot qui caractérise le mieux les Ukrainiens en tant que nation ?

Le premier mot qui me vient à l'esprit est toloka. Il s’agit d’une forme traditionnelle d'entraide entre villageois ukrainiens qui permet d’effectuer des travaux urgents nécessitant un effort important et un grand nombre de personnes, tels que la récolte, la construction de maisons, d'églises, d'écoles, de routes, etc. C’est exactement ce que font les Ukrainiens aujourd'hui : ils s'unissent, volontairement, de manière désintéressée, pour accomplir cette immense tâche qui requiert un effort commun, pour la paix et le bien-être non seulement d'un pays, mais de toute l'Europe. Et après la victoire, nous vivrons libres sur notre terre, récoltant et reconstruisant nos maisons, nos églises, nos écoles, nos routes et nos vies en ruines.

* La révolution de la dignité - le combat des citoyens ukrainiens pour leurs droits en 2013-2014.
Le 21 novembre 2013, environ 1500 personnes se sont rassemblées sur la place centrale de Kyiv pour protester pacifiquement contre la décision soudaine du président pro-russe Viktor Yanukovych de ne pas signer l'accord sur l'adhésion de l’association de l'Ukraine à l'Union européenne, choisissant plutôt de se rapprocher de la Russie. Le 30 novembre, dans la nuit, seules quelques centaines de militants sont restés dans la rue, principalement des étudiants. Ils ont été violemment attaqués par les forces spéciales de la police. En réponse à cela, le 1er décembre, des centaines de milliers de personnes sont venues les rejoindre. La réaction arbitraire de la police a uni les gens pour se rebeller contre la corruption, l'usurpation du pouvoir, la violation des droits de l'Homme et la politique de russification.

 

ВОЛЯ / The Free Will: Ukrainian Theatre People in War est un projet du Théâtre National Wallonie-Bruxelles réalisé par Yulia Ostrohliad.

© Gloria Scorier