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Théâtre National Wallonie-Bruxelles
ВОЛЯ

Serhii Dorofieiev

Directeur général et artistique du Théâtre académique musical et dramatique de Louhansk

En raison de l'invasion russe en Ukraine, le théâtre régional de Louhansk a été contraint de déménager à deux reprises : en 2014, de Louhansk à Severodonetsk (région de Louhansk); en 2022, de Severodonetsk à Drohobych et Dnipro.

Vous avez été contraint de déménager à deux reprises.

Il y a un dicton qui dit : "Les intelligents apprennent des erreurs des autres, les fous de leurs propres erreurs." Je ne sais pas à quelle catégorie j'appartiens, mais j’ai fait pour la deuxième fois la même erreur. J'ai laissé presque toutes mes affaires derrière moi, certain que je reviendrais dans une semaine ou deux.

Ceci étant, en tant que directeur général du théâtre, je m'étais préparé à cela. J'ai convoqué l'assemblée générale et nous avons élaboré une « feuille de route », un plan d'actions en cas d'invasion à grande échelle. Nous avions mis en place un système qui nous permettait de nous informer mutuellement en quelques minutes. L'invasion et la première attaque à la bombe ont commencé vers 5 heures du matin. Et à 6h du matin, des membres de notre équipe avaient déjà rejoints la gare.

Où l'équipe du théâtre a-t-elle trouvé refuge ?

L'équipe se trouve actuellement répartie entre Dnipro (partie centrale de l'Ukraine) et Drohobych (partie occidentale de l'Ukraine). Environ une semaine avant le 24 février, des rumeurs ont commencé à circuler sur l'intention de la Russie de lancer une offensive à grande échelle. Ayant déjà vécu cela en 2014, je savais que nous devions être prêts à tout. J'ai donc appelé le directeur du Théâtre dramatique régional académique de Lviv à Drohobych et lui ai demandé s'il pouvait nous accueillir en cas d'invasion russe. Quand le 24 février l'invasion a commencé (la guerre russo-ukrainienne a démarré en 2014), nous avions pris toutes les dispositions nécessaires. Notre équipe artistique avait une possibilité d'évacuation vers Drohobych et j'ai, pour ma part, atterri à Dnipro où, avec le reste de l’équipe, nous avons été accueilli par le Théâtre de Dnipro pour y être hébergé le temps de trouver un logement à long terme. À Drohobych, l’équipe artistique vit toujours dans les locaux du théâtre.

Que fait aujourd’hui l'équipe artistique ?

À Dnipro, nos acteurs et musiciens donnent des concerts pour les militaires ukrainiens. À Drohobych, avec nos collègues du Théâtre de Drohobych et du Théâtre de Donetsk (qui ont déménagé de Mariupol), nous donnons des concerts de charité pour collecter des fonds en vue d'acheter de quoi préparer des repas pour l'armée ukrainienne. Le théâtre Drohobych fonctionne actuellement comme une cuisine industrielle. Les acteurs et les autres membres de l’équipe préparent des repas qu'ils congèlent ou mettent sous vide pour être livrés au front. Ils préparent ces repas entre les concerts, ou plutôt, ils donnent des concerts lorsqu'ils ne sont pas en cuisine.

Les membres de l'équipe, actuellement séparés dans différentes régions, restent-ils en contact ?

Il y a quelques jours, nous avons eu une réunion Zoom. Jamais réunion n'a été aussi émouvante. Jamais auparavant nous n'avions été aussi heureux de nous voir. Pendant le confinement, la plupart éteignaient leurs caméras, on ne voyiez que des carrés noirs à l'écran. Cette fois-ci, personne ne l'a fait. Nous étions tous souriants, submergés d'émotions, tellement heureux de nous revoir. C'était très émouvant.

Mais la ville où nous nous trouvions auparavant est désormais en première ligne. Les connexions sont coupées, nous avons perdu le contact avec ceux qui sont restés là-bas. Ils sont 10 cachés dans l'abri anti-bombes du théâtre.

Certains membres de l'équipe artistique sont actuellement dans l'armée...

Trois d'entre eux. Notre directeur général Maksym Bulhakov qui est sur la ligne de front, notre directeur et acteur Yevhen Merzlyakov et l’acteur Yevhen Hava. Nous sommes inquiets. Aucun n’a d'expérience militaire.

Nous avons réussi à préserver les salaires des membres de notre équipe – Dans la majorité des théâtres ukrainiens, les employés ne sont payés que partiellement. Nous avons également la possibilité de faire des dons à un fonds pour l’achat du matériel nécessaire aux unités militaires où servent nos collègues. 

Que faisiez-vous la veille de l'événement ?

Le 23 février, j’assistais à la répétition d'un nouveau spectacle. Étrangement, ce jour-là, j’ai eu comme un sentiment d’insécurité.

La première du spectacle était prévue pour le 4 mars. Nous avions réalisé une belle affiche. Plus tard, j'ai vu une photo qui m'a fait froid dans le dos. La photo avait été prise sur le terrain du théâtre, la veille de la Journée mondiale du théâtre juste après un bombardement. Le corps d'un homme sans vie était recouvert de nos affiches.

Selon vous, le répertoire du théâtre doit-il répondre à l'actualité ?

Nous nous sommes toujours efforcés d’être le reflet de l’actualité et d'y réfléchir. Dans Les Trois Sœurs de Tchekhov, nous avons ajouté des éléments documentaires, laissant les acteurs parler en leur nom propre. Il y a un moment où l'un des personnages dit : "Auparavant, je regardais les dates de naissance des personnes âgées – 1939, 1940, 1941, 1942, 1943, 1944, 1945 – et je me disais que cela signifiait que des gens sont nés en temps de guerre. Aujourd’hui, je regarde les dates de naissance – 2014, 2015, 2016, 2017, 2018, 2019, 2020, 2021, 2022 – et je comprends ce que l’on pouvait ressentir à l'époque."

Qu'est-ce qui aide les Ukrainiens à résister à l'agression russe et à se battre ?

Nous n'avons pas de sentiment d'impuissance. Des larmes, oui. Mais pas d'impuissance. Chacun fait ce qu'il peut : les acteurs préparent des repas pour l'armée, les journalistes disent la vérité au monde, etc. Aujourd'hui, les Ukrainiens sont comme un "perpetuum mobile", ils s'inspirent, s'encouragent et se soutiennent mutuellement. Les Russes ne nous vaincront jamais. Jamais.

Que ferez-vous après la victoire ?

J'irai dans ma ville natale de Louhansk. Je n'y suis pas retourné depuis 8 ans, depuis que la guerre a commencé. Nous (l'équipe du théâtre) avons décidé que nous retournerions certainement dans notre ville natale. D’abord pour nettoyer les débris autours du théâtre. Ensuite, dans une équipe de volontaires, pour nettoyer et reconstruire les bâtiments et les infrastructures en ruine de la ville. Comme ce fut le cas après la Seconde Guerre mondiale, lorsque les travaux de reconstruction ont été effectués par des travailleurs du secteur culturel et d'autres employés de l'État. Mais nous nous s'occuperons de tout cela après. Maintenant, nous devons vaincre l'ennemi.

Quel est l'élément central de l'identité ukrainienne ?

C'est notre libre arbitre et notre soif de liberté. Notre profonde compréhension de ces notions. C'est pourquoi les « orques » russes ont du mal à comprendre ce qui se passe. Où sont passés toutes les fleurs et le pain qui devaient être là pour les accueillir, pourquoi se sont-ils transformés en fourches et en bocaux de tomates au vinaigre* ? Ils disent avoir été surpris que les Ukrainiens fassent obstacle à leurs actions et les traitent de manière aussi irrespectueuse. Bien sûr, on vous traite « irrespectueusement ». Parce que nous avons notre libre arbitre, c'est dans notre sang. Ils ne peuvent pas comprendre ça, parce que dans leur pays, les gens sont habitués à obéir au plus fort, à celui qui affiche sa puissance. Alors qu’ici, le peuple ukrainien affronte les chars et les soldats armés à mains nues. Ils ne comprendront jamais cette différence car ils ne comprennent pas ce que signifie être libre.

* L'un des premiers jours de l'invasion à grande échelle de l'Ukraine par l'armée russe, une femme nommée Olena, mère de deux enfants, a frappé un drone russe avec un pot de tomates au vinaigre. Elle a déclaré aux journalistes qu'elle était en train de fumer sur son balcon lorsqu'elle a aperçu le drone. Le seul objet qui se trouvait à portée de main à ce moment-là était ce bocal de tomates au vinaigre. Effrayée, elle n'a pas réfléchi et a jeté le bocal.

ВОЛЯ / The Free Will: Ukrainian Theatre People in War est un projet du Théâtre National Wallonie-Bruxelles réalisé par Yulia Ostrohliad.

© Gloria Scorier