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Théâtre National Wallonie-Bruxelles
ВОЛЯ

Anastasiya Kuzyk

Directrice du Théâtre Taras Shevchenko de Tchernihiv

Alors que nous enregistrons cette interview, la région de Tchernihiv est bombardée et l'alarme anti-aérienne se fait entendre depuis plusieurs heures. Non, je ne suis pas dans un abri, me dit Anastasiya Kuzyk. Nous sommes fatigués de nous cacher.

Comment avez-vous vécu les premiers jours de l'invasion à grande échelle ?

Nous avons d’abord été sous le choc, complètement désemparés sans la moindre idée de ce qu'il fallait faire. Puis j'ai commencé à élaborer une "feuille de route" sur où se cacher pendant les attaques à la bombe, sur la façon de détecter les endroits les plus sûrs à l'intérieur et à l'extérieur, sur l'équipement des abris anti-bombes, sur comment scotcher les fenêtres, etc. Puis, notre ville a été assiégée. Cela a duré un mois. C’était comme le « jour de la marmotte » – chaque jour vous vous réveillez au son de l’alarme anti-aérienne et vous vous couchez au son de l’alarme anti-aérienne. Dans un état d'insécurité permanente.

Et vous avez-vous commencé à faire du bénévolat ?

Nous avons passé trois ou quatre jours dans un abri anti-bombes. Lorsqu’un missile a explosé à côté de notre immeuble, j'ai compris que je ne pouvais plus rester là sans rien faire. Je devais agir, me rendre utile. J'avais besoin de faire quelque chose, pour être occupée, pour ne pas avoir de temps libre, pour éviter de réfléchir à toutes ces horreurs qui faisaient rage autour de moi.

J'ai rejoint une organisation qui soutient les forces armées Ukrainiennes et les forces de défense du territoire pour y travailler en tant que bénévole pendant deux mois, tous les jours. Nous avions énormément de travail. Mais le plus difficile à supporter c’étaient les 12 heures d’inactivité de 6h du soir à 6h du matin – pendant le couvre-feu, nous, civils ne sommes pas autorisés à sortir. C'étaient des heures de panique. 

Qu'en est-il des autres membres de l'équipe artistique du Théâtre ?

Beaucoup font du bénévolat. Nombre de nos acteurs ont aidé à l'évacuation, à traverser la rivière en bateau – le pont avait sauté. D'autres ont distribué nourriture et médicaments. Mais notre troupe est principalement composée de jeunes acteurs qui ont été mobilisés et ont rejoint l'armée.

Le théâtre organise-t-il actuellement des événements publics ou d'autres activités ?

Le théâtre, qui emploie 198 personnes, est à l'arrêt depuis plus de trois mois. Mais nous avons trouvé un moyen de maintenir l’activité. Après des semaines de stress absolu, d'incertitude et de peur permanente, nous étions arrivés à un point de total épuisement. L'adrénaline avait fait place à la fatigue. C’est là que nous avons eu l’idée de nous réunir au théâtre pour regarder un film et que nous nous sommes dit que ce serait bien d'inviter plus de monde, à commencer par nos amis. C'était il y a deux mois. Et il y a une réelle demande pour de tels événements. Depuis, nous projetons régulièrement des films, documentaires ou de fiction.

Par ailleurs, il y a cette pièce de notre répertoire, Variations Enigmatiques de E.-E. Schmitt mis en scène par Denys Fedieshov – qui est actuellement dans l'armée pour défendre l'Ukraine –, que nous pouvons jouer dans de les conditions actuelles.

Et avez-vous la possibilité de monter de nouveaux spectacles ?

En mai, j'ai proposé à nos acteurs de mettre en scène un conte de fées pour enfants. La première a eu lieu le 1er juin. Nous n'avons pas vendu de billets, officiellement le théâtre n'est pas autorisé à organiser des événements publics. Mais pour préserver la tradition de la billetterie, nous avons demandé aux spectateurs d'apporter des dessins d'enfants, dessins que nous ferons parvenir à ceux qui aujourd'hui ont besoin de soutien moral, à nos défenseurs.

Malheureusement, nous sommes limités à une jauge de 100 spectateurs. C'est le nombre de personnes que l'abri anti-bombe du théâtre peut accueillir et nous devons être sûrs que chacun puisse trouver une place en cas d'alerte aérienne. La sécurité reste la priorité absolue.

Pensez-vous que le théâtre soit nécessaire aujourd'hui ?

Nous sommes tous piégés, dans nos appartements, nos abris, nos efforts pour répondre aux besoins de base. Notre objectif premier est de survivre. Mais nous avons tous besoin d'un échappatoire, même si c’est juste pour un moment. Certains volontaires sont littéralement inséparables de leur téléphone portable, ils reçoivent des tonnes d'appels 24 heures sur 24. Il y a une blague qui dit que si vous cherchez une raison justifiable pour ne pas répondre au téléphone, dites : "Je suis au théâtre."

Parce que c’est là que vous pouvez déconnecter de l’actualité et de la routine, vous accorder quelques heures pour plonger dans une atmosphère complètement différente. Pour moi, c'est fantastique. Les gens ont besoin de repos et le théâtre est l'un des meilleurs moyens pour se changer les idées.

Comment avez-vous vécu le siège ?

C’était comme d’être plongé dans une version démente de Counter-Strike. Grâce à l’armée, les Russes n'ont pas réussi à envahir la ville, mais entendions clairement la bataille faire rage en périphérie.

Nous n'avons pas eu d'électricité pendant trois semaines. Je me suis même habitué à m’en passer. Et puis, quand elle a été rétablie, j'ai allumé tous les appareils de mon appartement, j'ai chargé le téléphone, mis le linge dans la machine à laver, allumé la radio… Un semblant de vie normale était revenue. Je dansais sur une musique joyeuse diffusée par la radio, je naviguais sur les médias sociaux et puis... je suis tombée sur les nouvelles concernant Bucha. Je ne peux toujours pas en parler... C'est trop douloureux.

Maintenant, Tchernihiv est verte et la nature bourgeonne. Mais au-delà de cette floraison, on voit que la ville est malade, on voit ses blessures, tous ces trous sur les routes et les bâtiments. Le cinéma (qui faisait office de centre culturel pour les jeunes) a connu exactement le même sort que pendant la Seconde Guerre mondiale : il a été détruit par un bombardement. Comme il y a 80 ans, tout ce qui subsiste du bâtiment c’est sa façade. L'histoire se répète.

Qu'est-ce qui a changé depuis le début de la guerre à grande échelle ?

Les gens. Maintenant tout le monde échange des sourires. Nous sommes devenus clairement plus sincères, en paroles et en actions, plus chaleureux, plus humains. Et j'ai remarqué que les gens qui m'entourent sont magnifiques.

ВОЛЯ / The Free Will: Ukrainian Theatre People in War est un projet du Théâtre National Wallonie-Bruxelles réalisé par Yulia Ostrohliad.

© Gloria Scorier