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Théâtre National Wallonie-Bruxelles
ВОЛЯ

Olha Turutia-Prasolova

Directrice & scénographe au Théâtre Académique Dramatique National de Kharkiv

Au 7ème jour de l'invasion, Olha a été évacuée de Kharkiv vers la Pologne. Un mois plus tard, elle est allée plus loin, au Portugal.

Le 24 février, l'apocalypse a commencé : des tirs d'artillerie et des bombardements constants, des voisins blessés et tués. Nous sommes passés en mode survie. Nous avons aménagé un abri de fortune dans notre salle de bain, avec pour seules préoccupations la nécessité de faire des réserves d'eau, de faire des courses et d'essayer de rentrer chez nous vivants et indemnes. Dès le premier jour, mes collègues ont lancé un groupe de discussion pour récolter les besoins des gens et chercher des solutions. Je me suis dit que je pourrais gérer ma vie de cette façon, mais l’intensité des bombardements s’est accrue. Lors d’une alerte, nous sommes descendu·es dans l’abri situé au sous-sol de notre immeuble. J'ai vu mon fils de 15 ans pleurer et c’est là que j'ai compris que mon devoir était de m'occuper de lui.

C'est le jour où vous avez décidé de partir ?

Avec mon amie nous avions décidé d'aider les volontaires à préparer des repas pour les forces de défense du territoire. Mais je n’en pouvais plus. Je suis restée chez moi, abattue. C’est là que j’ai vu par la fenêtre un missile traverser le ciel en direction du bâtiment de l'administration régionale d'État de Kharkiv, pour le frapper exactement là où se trouvait la cuisine. J'ai immédiatement envoyé un message à mon amie. Par chance, quelques minutes avant l'explosion, elle avait quitté la pièce pour aller aux toilettes. De ses affaires et de la cuisine, il ne restait plus rien. Mais elle était en vie. C'est là que j'ai compris que je devais emmener mon fils et quitter la ville.

Où êtes-vous allés ensuite ?

J’ai trouvé refuge pendant un mois dans un petit village de Pologne. Un ami m'a offert un travail en tant que charpentière dans son atelier. Le travail et le logement me convenaient parfaitement et cela me faisait du bien de me savoir pas trop de chez moi. Malgré tout, je n’aurais pas pu y rester plus longtemps. Le village était situé juste à la frontière avec la Biélorussie et j'entendais clairement le bruit des missiles lancés en direction de l'Ukraine. Être le témoin d'attaques visant mon pays, ma famille, mes amis m’était insupportable. Il était impossible pour moi de surmonter ce sentiment dévastateur d'être en sécurité tout en étant un témoin impuissant de la terreur.

Vous avez ensuite opté pour le Portugal ?

Mon fils et moi étions allés nous promener. C'était la première fois que j'osais lever la tête et regarder le ciel – il était bleu, les oiseaux volaient au-dessus de nos têtes – et je me suis dit : "Maintenant, je peux respirer et me détendre." C’est à ce moment précis que j'ai entendu de massives explosions d'artillerie provenant de Biélorussie. Le sang s’est à nouveau glacé dans mes veines. Si la Biélorussie décidait d'attaquer la Pologne, nous serions sur la ligne de front.

Il y a une rivière à la frontière entre les deux pays. À notre arrivée, des personnes y faisaient du bateau, mais lorsque nous y sommes retourné·es, il n’y avait plus qu’une clôture de barbelés et des patrouilles militaires.

C'est à ce moment-là que j'ai compris que la guerre n’était pas prête de s’arrêter. Il fallait que je réfléchisse à mon avenir et à celui de mon fils. J’ai donc commencé à chercher des opportunités d'emploi et suis tombée sur une annonce publiée par l'Union nationale des gens du théâtre d'Ukraine pour un travail au Portugal.

Pouvez-vous nous parler du projet au Portugal ?

Le projet s'appelle Сцена - дім світу / Stage, Home of the world. Lancé par une société immobilière locale, ils est géré par la Companhia de Teatro de Braga et implique sept personnalités du milieu théâtral ukrainien.

Il y a deux productions en cours. Celle sur laquelle je travaille est dirigée par Rui Madeira, directeur artistique de la Companhia de Teatro de Braga et également commissaire du projet : Les Oiseaux d'Aristophane dans une version adaptée à la réalité moderne, avec des Ukrainiens dans le rôle des oiseaux. Nous travaillons avec des non-professionnels installés au Portugal pour fuir la guerre. Mon travail consiste à donner des formations sur les techniques de mouvement sur scène. La première du spectacle doit avoir lieu dans l'amphithéâtre antique qui a été mis à jour il y a quelques années. Ce sera le premier événement que ce « nouveau » lieu accueillera. Il est prévu de partir ensuite en tournée à travers le pays.

Vous souhaitez rester au Portugal et y développer votre carrière ?

Je veux rentrer chez moi. Il est très compliqué de recommencer à zéro, surtout quand ce n’est pas un choix. J'ai la nostalgie de mon pays. J'adore ma vie en Ukraine et je ne peux pas imaginer vivre ailleurs. J'attends donc la victoire. Il n'y a pas d'autre scénario possible pour nous. Tant que nous ne gagnerons pas, nous continuerons à nous battre comme des guérilleros. Nous continuerons à nous défendre. Les laisser nous rayer de la carte ? Jamais.

Qu'est-ce qui vous aide à garder le moral loin de chez vous ? Y a-t-il quelque chose ou quelqu'un qui vous inspire et vous encourage ?

Je regarde mes amis qui font du bénévolat à Kharkiv, qui sous les bombardements livrent nourriture et médicaments aux personnes dans le besoin. Je me demande où ils puisent leur force. Je regrette de ne pas avoir autant de courage pour prendre les armes et défendre ma terre. Je l'ai de nombreuses fois envisagé, mais la seule pensée de retourner en Ukraine, sans même parler de rejoindre l'armée, me terrifie. Cette guerre a révélé beaucoup de choses sur nous-mêmes. Je ne savais pas que j’étais si lâche.

Le soutien moral le plus fort que je reçois vient de mes parents restés en Ukraine. Et quand je me sens déprimée, je fais un don à l'armée ukrainienne. Cela me donne le sentiment d'être utile. Je suis convaincue que tant que chacun contribuera à la cause commune, nous ne pourrons être vaincus.

Vous savez, quand on entend parler de « la puissante armée ukrainienne », on s'imagine des militaires forts et aguerris, des professionnels. Mais pour moi, les forces armées ukrainiennes ce sont également mon frère, mon petit ami, mes amis. Ils sont l'armée. Dans chaque famille ukrainienne il y a un peu de cette « puissante armée ukrainienne ».

ВОЛЯ / The Free Will: Ukrainian Theatre People in War est un projet du Théâtre National Wallonie-Bruxelles réalisé par Yulia Ostrohliad.

© Gloria Scorier