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Théâtre National Wallonie-Bruxelles
ВОЛЯ

Lena Liagushonkova

Dramaturge ukrainienne, lauréate du prix européen du nouveau talent dramatique 2022

Vous vivez et travaillez actuellement en Pologne. Pourriez-vous nous parler de votre décision de déménager ?

J'ai quitté ma maison de Louhansk en juin 2014, en raison de l'invasion russe en Ukraine. J'ai déménagé à Kyiv. Début mars 2022, j’ai été obligée de quitter à nouveau ma maison, et je vis et travaille maintenant en Pologne. Lorsque j'ai déménagé en 2014, ma mère a dû rester à Louhansk pour s'occuper de mon père malade. À sa mort, début de 2015, elle m’a rejointe à Kyiv. Depuis lors, nous vivons ensemble.

Je n'avais pas l'intention de quitter Kyiv. Ma mère ne voulait pas devenir réfugiée pour la deuxième fois. Et puis, j'ai trois chats (dont l’un est handicapé), et j'étais anxieuse à l'idée de passer la frontière avec eux, j’avais peur qu'on me demande de les laisser derrière moi.

Peut-on dire que votre expérience de 2014 vous a été utile ?

Ces multiples expérience de réfugié accumulée rend les choses encore plus dures. C'était vraiment difficile de partir à nouveau, avec ma mère qui pleurait : "Pourquoi ? Nous recommençons juste une vie normale…"

Sur quels projets travaillez-vous actuellement ?

Je participe à un programme de résidence en Pologne. Le 26 mai, au Festival International de Théâtre Kontakt à Torun, nous avons présenté l'une des pièces que j'ai écrite après le début de la guerre, en coproduction avec le Théâtre polonais de Bydgoszcz et le Centre Culturel municipal de Bydgoszcz. Pièce postdramatique intitulée "La Vie en cas de guerre", elle est mise en scène par Ula Kijak et rassemble des artistes et des acteur·ices ukrainien·nes.

La pièce est basée sur des instructions relatives aux mesures de protection en temps de guerre – et sur les expériences personnelles de nos acteur·ices. Comment emballer un kit de survie, où trouver un endroit sûr pendant une attaque à la bombe, que faire en cas d'attaque chimique ou d'explosion nucléaire, comment se comporter face à un viol. Mais certaines sont abordées avec humour, comme par exemple la façon de détourner un véhicule militaire.

J’ai également écrit une autre pièce pendant les attaques à Kyiv, alors que j’étais dans un abri anti-bombes. Intitulée "Mon drapeau s’est fait pisser dessus par un chat", elle va être montée au Théâtre de Varsovie.

Quels projets et plans aviez-vous en Ukraine avant le 24 février ?

C'est douloureux pour moi de me souvenir de cette époque où j'avais beaucoup de projets et d'attentes. Trois de mes pièces devaient avoir leur première, les 27 février, 5 mars et 25 juin. Je travaillais à la production de ces spectacles au Golden Gates Théâtre de Kyiv et au Théâtre Académique d'Odesa (Vasyl Vasylko), en coopération avec le Wild Théâtre de Kyiv.

J'ai même perçu des droits d’auteur pour certaines d'entre elles. Mais depuis le 24 février, il n’est plus possibile ni de répéter, ni de jouer. J'espère pouvoir en monter une ici, en Pologne, avec une actrice du Théâtre Académique d'Odesa qui participe au même un programme de résidence que moi, et une autre sera mis en scène au Stuttgart Schauspiel Théâtre en Allemagne.

Comment avez-vous appris l'invasion à grande échelle de l'Ukraine et qu'avez-vous fait pendant les premiers jours ?

J'ai appris la nouvelle à 7 heures du matin. À 8 heures, ma mère, mes chats et moi nous cachions déjà des bombardements dans le sous-sol de notre immeuble. Nous y sommes restées 10 jours, ne le quittant que pour aller aux toilettes et prendre une douche. J'essayais de boire moins d'eau pour ne pas à avoir à quitter notre abri. Mes chats, eux, semblaient s'y plaire. Nous partagions le sous-sol avec des rats qu'ils s'amusaient à chasser.

Ma mère est une "habitante des sous-sols" expérimentée. En 2014, lorsque les Russes ont occupé Luhansk, elle a vécu au sous-sol pendant 2 mois sans en sortir, avec un seau en guise de toilettes. Elle a donc partagé avec moi et nos voisins quelques astuces de vie sur la façon d'emballer les kits de survie et d'équiper l'abri.

Tout en nous cachant dans notre abri de fortune, nous faisions du bénévolat en ligne pour essayer d’aider les personnes dans le besoin. Aujourd'hui, en me remémorant cette époque, j'ai du mal à imaginer comment j'ai pu accomplir un travail aussi urgent : trouver les contacts nécessaires, les fournitures médicales, le matériel militaire… en quelques minutes seulement.

Envisagez-vous de retourner en Ukraine ?

J'ai de bonnes opportunités et des perspectives de travail en Pologne, mais il y a des jours où je me réveille avec la nostalgie de chez moi, où je veux tout quitter et rentrer. Je suppose que ces changements d'humeur font partie intégrante du statut de réfugié·e.

Croyez-vous que l'Ukraine gagnera cette guerre ?

J’en suis convaincue. Nous n'avons pas d'alternative. Nous sommes déjà en guerre depuis 8 ans. Nous pouvons soit la continuer, soit l'arrêter. Mais tout compromis signifierait une prolongation de la guerre.

Il y a une forte demande pour des pièces de théâtre et autres œuvres d'art sur la question de la guerre en Ukraine pour l’instant. Pensez-vous qu'il y ait un réel besoin ?

Durant les 8 dernières années, nous n'avons pas beaucoup parlé de la guerre sur la scène théâtrale. C’est pourquoi, lorsqu'elle est passée à l’échelle supérieure, nous n'étions pas prêt·es à y faire face. Chaque fois que je proposais des pièces sur ce sujet à des directeur·ices de théâtre, i·els disaient : "Non, les gens sont fatigués de la guerre. Ils ne veulent pas aller voir des spectacles qui parlent de ça. Nous ferions mieux de monter une comédie."

Maintenant, monter des pièces sur la guerre et les montrer en Europe, c'est une manière d'en parler, de parler de notre réalité. Les gens ont le droit de la connaître et pas seulement au travers des médias, mais aussi par la parole des gens ordinaires, des témoins. Jusqu'à récemment, la Russie a réussissait à diffuser de fausses informations par le biais des médias Européens, comme par exemple Russia Today. Et je vois que les gens ont une image déformée de cette guerre qui fait rage depuis 8 ans en Ukraine.

Mais les Européens ont le droit de connaître la vérité. La vérité sur l'invasion russe de l'Ukraine en 2014 et sur la guerre russo-ukrainienne qui fait rage depuis lors avec l'occupation armée de nos territoires. C’est notre devoir d'artiste d'en parler.

Je sens également que ma mission est de garder en mémoire les événements dont je suis témoin.

Pourquoi l'Ukraine devrait-elle continuer à se battre pour reprendre le contrôle des territoires occupés ?

Celleux qui suggèrent de remettre les territoires occupés à la Russie devraient simplement penser à toute la cruauté dont fait preuve l’occupant russe dans ces régions. Par exemple, à Donetsk, depuis 2014, l'ancienne fondation artistique Izolyatsia ("Isolation") fonctionne comme une prison de haute sécurité où les personnes opposées à l'occupation sont détenues et torturées.* Imaginez qu'une telle prison puisse fonctionner, disons, au Louvre. Engageriez-vous des négociations avec les instigateur·ices d’un tel projet ? Essaieriez-vous de leur "sauver la face" ?

* Selon le rapport du Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l'homme pour la période du 16.11.2019 au 15.02.2020, les prisonniers d'Izolyatsia ont subi viols et tortures (notamment par chocs électriques et simulacres d'exécution). Actuellement, cette prison fonctionne comme le point central pour garder en détention les parents de celleux qui servent dans les forces armées de l'Ukraine, les activistes sociaux, les journalistes et autres.

De telles choses ne devraient pas être autorisées. L’idée même de laisser des gens mourir en échange de gaz bon marché et d'autres "conforts" est insupportable. La phrase "Plus jamais ça" n'a aucun sens. Les actes incroyablement violents qui ont été commis par les Russes à Bucha, Irpin, Hostomel ne sont que la partie visible de l'iceberg. Nous ne pouvons que deviner ce qui se passe dans les territoires occupés. Je pense aux jeunes qui n'étaient que des enfants lorsque la Russie a occupé le Donbass en 2014. Ils n'ont pas choisi d'y rester et, maintenant, ils sont forcés à rejoindre l'armée russe et sacrifier leur vie dans la lutte contre leur propre pays.

Quels défis pensez-vous que les Ukrainiens auront à relever après la guerre ?

Il sera probablement tout aussi difficile de s'habituer à la paix qu'il l'a été de s'habituer à la guerre, que des conflits pourraient naître entre celleux qui ont quitté l'Ukraine et celleux qui y sont resté. Nous sommes avons tous changé et nous ne pouvons qu’essayer de deviner comment ces mondes coexisteront après la guerre.

Comment la communauté théâtrale ukrainienne a-t-elle répondu aux défis de la guerre ?

La communauté des dramaturges ukrainien·nes s'est unie dès les premiers jours de l'invasion à grande échelle. Nous avons collecté des fonds pour sutenir les militaires qui sont au front, pour les civils dans le besoin et pour les animaux domestiques qui ont perdu leur maison.

L'ouverture du Théâtre des Dramaturges Ukrainien·nes était prévue pour le 12 mars. Il devait s'agir d'un projet réunissant vingt dramaturges. Mais la guerre ne nous a pas permis de démarrer. Pourtant, un écrivain, traducteur et critique de théâtre américain, John Freedman, nous a contacté·es pour nous demander d'écrire des pièces en un acte (ce qui était assez difficile à faire dans les premiers jours qui ont suivi le 24 février). Et maintenant, il monte les pièces et présente nos œuvres dans le monde entier : États-Unis, Canada, l’Europe…

Avez-vous déjà une idée pour la prochaine pièce ?

Je pense écrire une pièce sur les animaux domestiques en temps de guerre. Dans cette pièce, des chats, chiens, perroquets, cochons d'Inde et autres animaux vivent dans l'appartement d'une vieille dame bizarre qui a les adoptés alors qu’ils étaient errants. La dame décédée, les animaux se demandent maintenant s'ils doivent se mobiliser, aider les humains à vaincre le mal dans cette guerre et sauver l'humanité. Ils doivent décider s'ils vont ou non se battre pour ces humains qui ont causé tant de mal en ce monde.

Pourquoi les animaux domestiques ?

Les animaux domestiques sont aussi des victimes innocentes de cette guerre. Il existe de nombreuses discussions sur les réseaux sociaux dans lesquelles les gens recherchent leurs animaux de compagnie qui se sont enfuis pendant les tirs d'artillerie et les bombardements. D'autres ne peuvent pas prendre leurs animaux avec eux lorsqu'ils quittent leur maison pour évacuer, et ces animaux se retrouvent dans les rues. C'est déchirant.

© Gloria Scorier