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Théâtre National Wallonie-Bruxelles
Entretien

À 70 ans, elle découvrait la mer

Martine Wijckaert

Forêts paisibles
Autrice, metteuse en scène, actrice et fondatrice de La Balsamine à Bruxelles, Martine Wijckaert est l’une des grandes figures de la scène belge francophone : libre, fidèle, authentique et rieuse. À 70 ans, elle gambade gaiement pour la première fois sur le plateau du Théâtre National Wallonie-Bruxelles. Roulez jeunesse dans les Forêts paisibles !
© Alice Piemme
Martine Wijckaert, vous faites partie des artistes qui débordent les frontières de leur discipline artistique, en les effritant par les marges, en instillant quelques libertés ou plis de méchanceté et d’humour féroce bien sentis. Votre dernière création Forêts paisibles n’y fait pas exception.

J’aime déborder des marges. La Balsamine (ndlr. Fondée par Martine Wijckaert en 1981) est une ancienne caserne. La grande salle, c’était à l’origine des écuries, puis un amphithéâtre. Même après les travaux, j’ai continué de travailler dans un espace brut sans coulisse. C’est la raison pour laquelle, j’ai choisi de présenter Forêts paisibles dans le Studio du Théâtre National Wallonie-Bruxelles.

Pour moi, tout commence par l’espace. J’ai même envie de dire que mon écriture y a toute sa densité. I·Els ont leurs propres règles de vie, leur mode de vie, leur alimentation, leurs relations.

Je crois en ce qui se passe devant nos yeux. Dans Forêts paisibles, tout est à vue, rien n’est masqué. Lorsque quelqu'un·e frappe à la porte, on voit l’autre lui répondre. C’est d’autant plus important qu’au théâtre, je ne crois pas à la convention de la coulisse. Il y a quelque chose qui est dans sa chair et sa vérité immédiate. C’est une incarnation immédiate.

Dans une fable féroce, vous compilez les occurrences du vaudeville et de la mythologie. Est-ce parce que, pour vous, le temps du moi est révolu ?

Tout mon travail d’écriture est ancré dans une sensation. Je ne peux pas écrire s’il n’y a pas une violence entre moi et le monde. « Parler de soi » n’a aucun intérêt. Par contre, « parler de soi » en ayant l’air de dire des généralités, et en se servant de ce mensonge vrai, ça c’est intéressant. J’y révèle la violence et l’intransigeance de certains rapports, une manière intégriste et autiste d’être au monde.

Fondamentalement, la structure familiale a toujours été pour moi une structure pleine de médiocrité et d’asservissement même si j’ai eu des parents aimants. Par exemple, ils nous ont toujours dit : « Choisissez ce que vous voulez faire. Nous vous paierons les études jusqu’au bout mais assumez vos choix ! » J’estime que c’est un acte d’amour absolu . Il n’empêche que cette espèce de règle automatique de la mise au monde, de la transmission par voie organique est un peu « courte ». Il y a tant d’autres manières de transmettre. Globalement, je constate que la famille est le siège de la servitude, la transmission dans ce qu’elle a de plus abjecte, les névroses. Et surtout, elle est le calque d’un système social et patriarcal tout à fait imbitable. La famille en est la garantie. Je n’aime pas du tout.

Je sais que toute petite, mon frère Philippe et moi, on s’est regardé dans les yeux et on s’est dit : « Est-ce qu’on va faire la même chose ? ». Et on s’est dit : « Non ! Jamais ! » Effectivement, ni mon frère ni moi n’avons eu d’enfants. C’était d’ailleurs le sujet de ma pièce Ce qui est en train de se dire, dans laquelle deux enfants coupent les racines et disent : « Nous sommes les derniers rameaux morts ».

Je me demande si cette transmission du néant – qui est pour moi fondamentale – ne nous a pas été inculquée par mon père, dans son parcours existentiel parsemé d’échecs. J’ai le sentiment que notre père nous a transmis quelque chose de formidable qui est le sens du néant. C’est-à-dire, l’absurdité, la finitude de toute chose qui s’effondre dans le néant.

Forêts paisibles traite plus des rapports intégristes qui frôlent l’absurde au sein d’une famille. Et in fine, du désespoir et de la vengeance d’une enfant prise dans un destin qu’elle n’a pas voulu.

La singularité de Forêts paisibles, c’est que c’est par le biais de la figure adolescente, fruit de deux satyres (famille nucléaire) que l’on scrute les plus grands tabous sociétaux : l’infanticide, le parricide, l’inceste. Et que l’adolescente doit agir comme si elle était une adulte.

C’est ma grand obsession. On le voit aussi dans la pièce Ce qui est en train de se dire. Pour moi, l’enfance, la jeunesse, sont le territoire du plus bel imaginaire, le champ de tous les possibles. Et grandir, c’est rétrécir et se soumettre. Les enfants et les jeunes sont beaucoup plus érudit·es que leurs géniteur·ices. Dans Forêts paisibles, l’adolescente essaie d’éduquer ses parents.

Tout en voulant les tuer.

C’est peut-être sa seule option. La scène finale, c’est l’accomplissement familial. Et entre eux, une possibilité mythologique. Parents et enfant s’y retrouvent dans un cérémonial qui les unit en théâtralité. 

Forêts paisibles est une pièce tragicomique, au fond.

Comme dans bon nombre de mes pièces, le ressort comique est dans le hiatus, le grand écart au-dessus du vide où se posent des éléments inconciliables, entre le bas du bas de la tuyauterie et l’aspiration métaphysique.

Il y a quelques années, vous aviez refusé d’être programmée au Théâtre National Wallonie-Bruxelles. Aujourd’hui, vous avez dit : oui. Pourquoi ?

J’avais 20 ans. Jacques Huisman avait vu un ou deux (?) spectacles que j’avais mis en scène. Dans l’ascenseur qui me menait à lui, je me suis sentie dans la terreur d’une prison. J’ai pressenti que si j’étais honnête avec moi-même, je ne pouvais pas souscrire à la commande qu’il me proposait. Je pressentais que j’avais quelque chose à accomplir dans le territoire de la marginalité – pas de la révolte –, un autre territoire que je devais créer. J’étais si jeune. Je me disais : « Au Théâtre National, je vais mourir ». J’ai eu l’audace de dire en tremblant à Jacques Huisman : « Désolée, Monsieur Huisman, ça sera non ». Il m’a répondu : « Vous êtes d’un toupet insensé ». Peut-être que la gamine que j’étais, avait l’intuition de la mission qui l’attendait dans une vieille caserne. J’ai accompli mon travail.

Jusqu’à aujourd’hui, aucun des directeurs du Théâtre National sensés faire rayonner les œuvres belges n’est venu voir ce que je fichais à la caserne. Ça m’a toujours profondément choquée. Lorsqu’en 2014, j’ai reçu le Prix Bernadette Abraté au Théâtre National, j’ai dit dans mon discours que c’était la première fois de ma vie que je foulais la plus grande scène de Wallonie-Bruxelles.

Lorsque Pierre Thys, le nouveau directeur du Théâtre National est venu voir Forêts paisibles à La Balsamine – pour moi, c’était un moment capital, La Balsamine accueillait une nouvelle direction – et qu’il m’a dit : « Ce spectacle m’intéresse ! ». Je me suis dit : « Un autre territoire s’ouvre ! » Non seulement, j’ai accepté mais je m’y suis aussi engouffrée. Enfin, quelqu’un me voyait et m’accueillait. Pierre Thys m’a vue. Si quelqu’un te voit et te reconnait, tu n’as qu’une seule envie, c’est poursuivre le dialogue. C’est ce qu'il se passe !
C’est tellement rare. Être vu·e par quelqu’un·e et être reconnu·e à l’endroit où on est vraiment, pas pour autre chose. Pour moi, c’est le plus beau cadeau qu'il puisse m’arriver. Je dis toujours en plaisantant : « À 70 ans, elle découvrait la mer ». Là, je dis : « À 70 ans, pour la première fois, je foule le plateau du Théâtre National ».

Rétrospectivement, comment voyez-vous votre parcours ? Que souhaitez-vous à l’avenir ?

Je suis restée honnête, libre avec moi-même. Et également avec les personnes qui m’entourent. J’en tiens pour preuve la fidélité de mes collaborateur·ices artistiques et techniques qui me suivent depuis tant d’années. Je trouve que c’est une réussite formidable. Je peux remercier le ciel.

Pour l’avenir, avant d’être de la cendre dans une urne – ce qui va arriver beaucoup plus rapidement que si j’avais 20 ans –, j’ai envie d’être vue !

J’ai envie de développer mon travail, ailleurs, sans pour autant perdre mon intégrisme artistique. Je suis restée fidèle à ma ligne et ça m’a coûté très cher. Mais en définitive, je suis très contente. Si après tant d’années, il y a un seul homme qui me voit, ma mission est accomplie. Elle l’est déjà, me semble-t-il, car il y a tout ce qui s’est passé entre moi et les personnes qui m’entourent. Pour moi, c’est l’accomplissement d’une vie. Je peux me présenter devant Saint Pierre. Il ne me dira pas que j’ai été une « salope ». Si ce n’est peut-être : « Retournez d’où vous venez ! Travaillez au rayonnement de vos spectacles. (rires). Oui, C’est ce que je souhaite !

— Propos recueillis par Sylvia Botella en novembre 2022

© Gloria Scorier