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Théâtre National Wallonie-Bruxelles
Entretien

La Mouette, c’est beaucoup plus que ça !

Cyril Teste

La Mouette
Performance filmique après performance filmique, Cyril Teste se rapproche de plus en plus de son idéal de théâtre où « le cinéma scelle le temps et le théâtre crée une hémorragie ». C’est la première fois, que Cyril Teste présente son travail à Bruxelles. Enfin ! Et pouvoir discuter de La Mouette avec lui, c’est joliment renversant !
© Simon Gosselin

Dans La Mouette, Treplev dit : Tu vois pour moi le théâtre, c'est ça. Pas de décor mais un espace vide ouvert sur le lac avec la nature à l’infini ! À 20 heures pile on commence avec la lune.

Pour moi, le théâtre trouve sa force dans cette coïncidence, la fiction au milieu de la nature la plus radieuse – la lune, les lacs, les jardins –, tandis que le temps immémorial des paysages suit son cours. J’ai besoin de la vie au grand air pour placer les acteur·ices sur une scène. Nous avons répété ainsi La Mouette dans la maison et le jardin de Jacques Copeau à Pernand-Vergelesses en Côte-d'Or.

La fermeture des théâtres du fait du confinement a amené les artistes à créer dehors, dans des théâtres de verdure. Étant entendu, qu’en France, bon nombre de jeunes artistes, ne parvenant pas à rentrer dans les institutions pour des raisons conjoncturelles, travaillaient déjà – et travaillent encore – dans les granges, les jardins ou la forêt, dans un théâtre de pleine nature.

Ce qui m’émeut le plus dans le jeune Treplev, c’est qu’il nous rappelle en 1896, ce que nous vivons aujourd’hui. Le théâtre contemporain ne se fabrique-t-il pas aujourd’hui en dehors des théâtres ? Faire théâtre n’est-ce pas aller à la rencontre du réel ? Ce que je trouve joli dans La Mouette, c’est qu’elle est quantique. De manière surprenante, Tchekhov y entrevoit notre temps présent.

Le théâtre, c’est presque rien d’autre que des tréteaux et la nature grande ouverte devant moi. Ce qui me fascine, c’est la fenêtre qu’il peut être, ouvrant nos yeux sur notre condition.

Beaucoup disent avec raison que mon théâtre est « sophistiqué ». Je le reconnais. La vidéo est ma plume et mon encre. Néanmoins, cela n’ôte rien à ma sensibilité. Je pense que nous devons également être capables de créer avec rien, devant tout. Treplev bouscule le Trigorine que je pourrais être. Plus jeune, j’ai travaillé dans les friches culturelles. Aujourd’hui, je travaille dans les plus grandes institutions. Je ne suis pas malheureux. Mais peut-être que ce n’est pas là que ça se passe.


Treplev écrit un manifeste pour un théâtre nouveau. Depuis le début, vous recherchez une fusion personnelle entre les temporalités, entre le naturalisme et la fiction, entre le cinéma qui fixe et le théâtre qui fait l’éloge du vivant. Est-ce parce que le théâtre est d’une certaine manière « anachronique », au sens où l’entend Paul B. Preciado ?

Le théâtre est anachronique, parce qu’il est visionnaire. Il ne s’inscrit pas dans un temps. Il regarde ce qui advient. Le théâtre n’est pas le lieu de la sociologie, ni le lieu de la philosophie, ni le lieu de l’histoire, ni le lieu de la psychanalyse. Pour certain·es, le théâtre est un lieu chamanique. C’est d’abord le lieu où surgit le tremblement avant qu’il ne se produise. C’est ce que dit magnifiquement Treplev : réformer sinon rien. C’est le plus extraordinaire. On ne fait pas du théâtre pour faire du théâtre. On fait du théâtre pour le refonder. C’est là que se loge précisément le paradoxe. Il faut être visionnaire. Il faut être déjà ailleurs pour s’adresser à des personnes, aujourd’hui. Et poser les vraies questions.

Pour l’heure, les typologies et les usages changent. Je vois le retour à une forme d’archaïsme, au sens même du recommencement. En ce sens, le métavers est presque une contre-lecture de ce qui nous attend. Je ne remarque presque rien d’autre autour de moi que l’obsession de l’authenticité, sur un mode purement intérieur : le désir de renouer avec soi, avec la nature. Les deux sont inséparables. L’approche de Tchekhov est à la fois humaniste et écologiste.

S’il y a bien un suffixe qui sera important dans les vingt prochaines années, c’est bien le suffixe « trans ». Il surgit partout : transgénérationnel, transgenre, transversalité, transition. Amusez-vous à ajouter le suffixe « trans » à chaque mot, vous dessinerez le paysage qui nous attend si nous nous montrons intelligent·es pour travailler ensemble.

Le monde est en train de s’articuler, de se transformer profondément. C’est pourquoi nous ne sommes pas encore capables d’expliquer ce qui survient. Nous sommes en transit. Cela exige de nous de l’écoute, de la patience, du courage. Et de la sémantique aussi. Nous devons nous accorder sur le sens des mots. Même si nous nous découvrons vulnérables, nous devons nous tourner vers l’avenir. De nouvelles voies traversent le théâtre. De nouvelles voix entrent dans le théâtre. Vers quel pôle va-t-il migrer ? Comment va-t-il se transformer ? Toutes les questions qui se posent à nous, sont magnifiques. Nous devrons être sacrément visionnaires pour ne pas voir, comme dans La Mouette, quelque chose s’éteindre. Nous devons donner du temps et la possibilité aux générations qui arrivent d’imaginer de nouvelles conjugaisons. Bien sûr, il y aura des fautes. Mais elles sont fondamentales.


Dans cette écologie de relations, que peut la performance filmique ?

La performance filmique n’est pas une réponse. Elle permet d’écouter sur un mode intérieur, chuchoter lorsque tout le monde crie. D’ailleurs, manifester ne veut pas dire crier. C’est ce que peut la performance filmique, faire ruisseler du sens sur les mots, mais en aucun cas la vérité. J’ai toujours voulu écouter avec les yeux et regarder avec mes oreilles. Je ne dis pas d’une image qu’elle me plaît, je dis d’une image, qu’elle me parle. Si j’ai commencé à travailler avec la vidéo, c’est bien pour poser un regard critique sur les médias. Lorsqu’on critique, on observe, on comprend. Si la performance filmique me fascine tant, c’est parce que je suis avant tout un grand amoureux du cinéma.

Le cinéma scelle le temps et le théâtre crée une hémorragie. Dans la performance filmique, le théâtre crée une hémorragie dans le cinéma. Tchekhov y a toute sa place. Je pense qu’il pressentait que le cinéma et la psychanalyse arrivaient. Le médecin qu’il était, qui prenait soin, sentait que la vérité passerait dans les petites choses et non dans le spectaculaire. La performance filmique ne montre pas ce qu’il faut regarder, elle montre surtout ce qui est dans le hors-champ.


La performance filmique La Mouette est-elle une recréation, une traduction, une transposition du théâtre ? La question n’est pas seulement sémantique, elle met en jeu des manières d’appréhender le plateau très différentes.

Nous avons été amené·es à créer La Mouette en plein confinement. Tout à coup, j’ai vu le récit se disloquer. Selon moi, la grande crise n’est pas la crise sanitaire, c’est la disparition du récit dans notre société. Ce séisme oriente pour longtemps sans doute notre manière de travailler. Le récit ne se monte plus, il se superpose. Je crée à la manière du peintre dans son atelier. Je réalise des esquisses que j’entasse les unes sur les autres.

La Mouette, c’est la traduction du monde. En tout cas, au moment où je le regarde. J’y fais coexister des micro-récits jusqu’à aboutir à un film dans l’acte IV. Les acteur·ices ne sont plus présent·es au plateau. C’est exactement ce que j’ai vécu durant le confinement : je voyais mes ami·es uniquement en visio-conférence. Elle imposait le cadre. Le hors-champ était devenu impossible. J’ai travaillé avec ce que je ressentais, presque à mes dépens.

La Mouette, c’est la traduction du positionnement de l’artiste. Aujourd’hui, nous sommes dans l’indéfinissable. Nous sommes en transition. C’est pourquoi, le spectacle transite en permanence, entre peinture, cinéma et théâtre. Ils se cherchent. Je rends hommage au théâtre russe et aux réalisateurs Andreï Tarkovski et Ingmar Bergman. Et même à John Cassavetes. Tchekhov était très proche du peintre Isaac Levitan. Le peintre symboliste danois Vilhelm Hammershøi m’a également beaucoup inspiré.

L’écriture scénique se construit au fur et à mesure du processus de création, fortement influencée par son environnement.

 

Qu’est-ce qui vous plaît tant dans la traduction de Olivier Cadiot ? Que dit-elle de La Mouette, aujourd’hui ?

J’aime la traduction de Olivier Cadiot. J’y trouve une forme de synthèse très compacte, qui laisse toute la place à l’image, à la scène. Il ramène la pièce au temps du présent sans pour autant « l’actualiser ». Beaucoup font de La Mouette une œuvre savante, alors qu’au contraire, elle est une sorte de journal de bord de Tchekhov. Il y relate sa vie intime, artistique et poétique. Ce dont il parle est extrêmement simple. Je voulais renouer avec cette simplicité-là. J’ai le sentiment étrange qu’on garde de Tchekhov ce que tout le monde sait déjà. On l’enferme dans un caractère particulier. Olivier Cadiot nous permet de comprendre que c’est bien plus que ça. Son écriture est à la fois très parlée et très écrite, tout en ne normalisant rien. Elle est « tendue ». La langue est claire, limpide.


Ce qui est frappant, c’est qu’on reconnait la générosité et l’amour que vous avez pour vos personnages dans vos précédentes pièces. Mais La Mouette semble très différente. Elle est plus irradiante, la lumière se mêlant curieusement au cauchemar qui vient de l’esprit des personnages.

Lorsque je l’ai lue pour la première fois, j’ai dit : le début d’une œuvre n’est pas le commencement d’une œuvre. J’avais le sentiment que Tchekhov l’avait écrite dans le désordre, avant d’y remettre de l’ordre. C’est-à-dire qu’il avait d’abord écrit l’acte IV et que les premières répliques de la pièce étaient arrivées au terme de son travail. La Mouette, c’est l’œuvre bouleversée et bouleversante.

Je ne pensais pas qu'elle serait autant tellurique. Elle remet en question le théâtre à l’intérieur du théâtre. Je ne m’attendais pas au fait qu’elle génère des énergies aussi complexes. Certaines phrases vont, viennent et repartent. C’est presque de la physique quantique.


La mort s’avance inexorablement, mais votre virtuosité est de chercher par l’image-affection Deleuzienne – les visages, les gros plans – à garder à vivant·es celle·ux qu’on aime.

Il y a effectivement dans La Mouette une image-mouvement qui revient souvent : l’image-affection. Le gros plan révèle les visages, en particulier ceux de Nina, Arkadina et Macha. D’une certaine manière, je raconte principalement l’histoire à travers trois figures féminines, à la fois prisonnières et libres : la figure sombre, la figure suicidaire (ou kamikaze), la figure irradiée et irradiante. Ou encore la lune, l’éclipse, le soleil. Peut-être que mon parti pris saisit autre chose : mon histoire personnelle. Par chance, j’ai été élevé par des femmes. Je n’ai pas connu la voix patriarcale.


Votre approche me fait penser au film Melancholia de Lars von Trier.

À l’instar du film Le Sacrifice de Tarkovski, Melancholia est pour moi une source d’inspiration. Le film est puissant, à la fois aérien et terrestre. Il raconte la fin d’un monde mais pas du monde. Les personnages sont seuls dans une maison. Ils ne savent pas de quoi demain sera fait. La nature se déchaine.


Nous voyons dans La Mouette la logique du cycle qui est presque cosmique.

La lune, la forêt, le lac sont l’âme des personnages. S’ils vont mal, il y a de l’orage. S’ils se sentent perdus, il y a des grands hivers. Ils sont pénétrés par la nature. C’est bouleversant. La nature pointe puissamment la manière dont ils traversent la vie.


Dans la performance filmique inspirée du mouvement cinématographique dogme95, quelles sont les relations entre « le temps filmique » et « le temps du spectacle » ? Est-ce que « le temps scénique » détermine-t-il « le temps filmé » ?

L’unité de temps s’impose de plus en plus à moi. Par exemple, dans ma prochaine adaptation de Platonov, les quatre mois qui s’écoulent, sont ramenés à une soirée. Le temps du récit, c’est le temps du spectacle. Le temps du film, c’est le temps du spectacle. C’est ainsi que je construis mon rapport au temps. Nous assistons au même battement de cœur, à la même respiration, à la même réalité que les acteurices. La structure fondamentale est celle du plan-séquence. Il peut parfois durer 110 minutes. Comme c’est le cas dans Festen de Thomas Vinterberg et Mogens Rukov que j’ai créé au théâtre, parce que deux caméras filment en continu ce qui se passe. Je pense à la phrase de Andreï Tarkovski : Plus l'observation est précise, plus elle est unique, et plus elle se rapproche de l'image.


Dans La Mouette, le médecin de campagne Evgueni Sergueïevitch Dorn dit : tu dois savoir pourquoi tu écris.
Pourquoi créez-vous Cyril Teste ?

(long rire) Je pense à la phrase de Emil Cioran : on ne peut pas être normal et vivant, à la fois. Créer me permet de ne pas me congeler, de rester actif, d’être vivant.

Le théâtre, ce n’est pas l’art de la représentation du monde, c’est avant tout l’art de la transmission de l’humanité. Lorsque je crée, je transmets ce que j’apprends, des récits, des savoirs, des questions.

Autrement dit, la création ne se réduit pas à la fabrique d’un spectacle. C’est beaucoup plus que ça. J’ai grandi à la campagne dans une famille qui n’avait pas forcément accès à la culture. L’art m’a émancipé, m’a donné le libre arbitre, la liberté de penser et, aujourd’hui, le désir de transmettre. C’est vital.

— Entretien réalisé par Sylvia Botella en décembre 2022

© Gloria Scorier