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Théâtre National Wallonie-Bruxelles
Entretien

Chercher les dangers doubles qui résonnent au fond de l’âme

Angélica Liddell

Liebestod - L’odeur du sang ne me quitte pas des yeux - Juan Belmonte - Histoire(s) du théâtre III

Vous parlez d’émotion dans la pratique du torero Juan Belmonte ; est-ce une émotion absolue particulièrement palpable dans cet art qui sans cesse place l’homme face à son destin mortel ?

Angélica Liddell : L’émotion, chez Belmonte, élève la conscience au niveau du sublime. L’émotion est la suprématie esthétique du toreo. Dans le cas de Juan Belmonte, toréer est un exercice spirituel, au point d’oublier le fait d’avoir un corps ; voilà pourquoi les émotions atteignent les espaces infinis, ceux dont parlait Pascal. D’après Ramón Pérez de Ayala, les temps taurins ont pris fin avec Juan Belmonte.

Juan Belmonte affirmait que l’on torée comme on est, on torée comme on aime. Pour lui, l’amour et l’art, l’amour et l’être ne faisaient qu’un. Malheureusement, le manque de spiritualité de nos jours appauvrit tous les arts, et pas seulement l’art de toréer. Dans l’art, la tragédie a été remplacée par le sens du devoir, par les responsabilités démocratiques, par l’engagement social. On a confondu la loi de l’État et la loi de la beauté, ce qui signifie la ruine de l’art.


Comment définiriez-vous cette émotion en rapport à vous et à la création théâtrale ?

Après avoir lu la biographie écrite par Manuel Chaves Nogales et l’œuvre taurine de José Bergamín, j’ai réalisé que je faisais du théâtre comme Juan Belmonte toréait. Je veux parler de l’intention et des ombres, du sentiment, de cette intranquillité de l’homme de Triana*, de cette angoisse suicidaire, de ce vouloir mourir.

Je fais du théâtre comme on torée. J’ai totalement identifié le toreo et ma façon d’être sur scène. Cette recherche incessante de la beauté tragique dans l’expression ne veut pas dire risquer sa vie, mais se donner, toréer avec la mort comme une envie. J’ai compris que je cherchais la même chose que Juan Belmonte, je cherche l’instant sublime, la transfiguration, l’enthousiasme débordant, l’éclat et la lumière, ce transport lyrique qui a lieu quand on aime.

Je cherche les dangers doubles qui résonnent au fond de l’âme. Parfois cela arrive, parfois non. La volonté n’y peut rien. On ne tombe pas amoureux par volonté, on ne torée pas non plus par volonté, dit Juan Belmonte. La volonté, c’est bon pour la salle de répétition. Sur scène, il y a le danger et la transfiguration. Il y a offrande.


Vous écrivez que le torero est un écrivain de sang...

Cela vient de Friedrich Nietzsche. Il nous dit qu’il faut écrire avec du sang, alors on apprendra que le sang est esprit. La Piriñaca** disait que, lorsqu’elle chantait bien, elle avait le goût du sang dans la bouche. Je porte toujours en moi cette image, cette façon de m’exprimer, cette transfiguration. Je parle avec mes fantômes. Je me laisse posséder. Je ne suis pas une actrice. D’ailleurs, je n’aime pas les acteurs.


Que représente l’art de la tauromachie dans la société d’aujourd’hui ? Cet art est-il symptomatique d’une quête passionnelle de l’être humain ?

La société actuelle est incapable de comprendre le toreo parce qu’elle est une société glacée, creuse, ignorante, qui n’a pas le sens de la beauté, à qui il manque la sensibilité et le raffinement intellectuel et esthétique dont la tauromachie et la culture taurine ont besoin pour être comprises et pratiquées.

Notre société est une société grossière, médiocre, qui ne cherche rien d’autre que le consensus social et politique, une société appauvrie par des incitations qui ont conduit à la mise en place d’une culture à points, une culture d’intérêt général et non d’intérêt spirituel; c’est une société qui fuit la complexité au bénéfice de la bêtise, une société gavée de droits mais sans dieux ni rites, gonflée d’orgueil, sans conscience du sacré. Et le toreo naît par-dessus tout pour donner du plaisir aux dieux, de la même façon que le théâtre est un espace sacré.

© Christophe Raynaud de Lage

Existe-t-il un pont symbolique possible entre la fin d’un amour et la mise à mort dans la tauromachie ?

Cela n’a rien à voir avec la fin de l’amour, c’est lié à l’essence même de la passion amoureuse, à son apogée qui est la mort. L’amour ne se réalise que dans la mort. C’est dans ce sens que l’on peut parler d’un pont symbolique entre la mort d’amour (liebestod) et la mort dans l’arène (tauromachie) : le sacrifice et le sacre, aller au bout des exigences de quelque chose qui va bien au-delà de notre volonté.


Dans Liebestod, comment se traduit sur scène la relation entre l’histoire de Tristan et Iseult racontée par Richard Wagner et celle de Juan Belmonte ?

Mes pièces sont toujours conçues à la croisée des chemins, là où l’on rencontre les fantômes des pendus et les déserteurs de la loi. Elles sont conçues avec la force de l’inconscient. Juan Belmonte et Charles Wagner se croisent pour parler d’une histoire du théâtre qui est l’histoire de mes racines et l’histoire de mes abîmes. Ils se croisent pour donner une voix à mon obscurité et à l’origine de mes pièces. Le ciel tombe sur la terre et l’enfer monte sur le trône de Dieu.

Je ne suis pas si inquiète de ce que l’on pourra comprendre; ce qui m’inquiète, c’est l’incompréhensible, l’étonnement, l’Épiphanie face à l’inexplicable. Ce qui m’intéresse, ce n’est pas de reproduire la réalité mais le réel, c’est-à-dire l’invisible. Le titre lui-même l’explique, quand il paraphrase Francis Bacon : l’odeur du sang ne me quitte pas des yeux.


L’émotion – l’amour, entre autres – est-elle un lien possible vers l’éternité ? Comment souhaitez-vous traduire cela sur le plateau de théâtre ?

Le toreo, comme la poésie, c’est l’amour devenu géométrie. L’harmonie des espaces infinis atteint son summum dans le toreo. La seule expression de l’âme, c’est le beau, c’est là notre lien avec l’éternité et avec le visage de Dieu. Sur scène, j’essaie de dessiner le visage de Dieu. Je ne sais jamais si j’y parviens.


Liebestod est-il un spectacle construit comme une épopée de la tauromachie ?

Pas seulement. C’est aussi une offrande. C’est l’œuvre d’une femme amoureuse et mortelle. C’est aussi une immolation. Et c’est ce que je considère comme mon histoire du théâtre.


Les figures masculines sont omniprésentes dans Liebestod. La tauromachie est-elle un art masculin à vos yeux ? Qui sont ces figures ?

Ce n’est pas un art masculin mais un art sexuel, c’est un art où compte non seulement le sperme de l’homme mais aussi le sperme de l’animal, un sexe violent, avec toute la beauté comprise dans cette violence. Le féminin et le masculin fusionnent dans le toreo. Ils copulent.

Dans Liebestod, je me divise en deux. D’un côté, je suis torero, j’ai une relation sanglante et phallique, érotique, avec le public. Je suis phallique. Je fornique avec le public. Mais, lorsque je me trouve face au taureau, je me laisse pénétrer, je suis vulve, je m’offre à sa verge, à son pouvoir, à ses ravissements délicieux, je désire être possédée par le taureau, fécondée par cette force fondatrice, par cette énergie sombre et mortelle du sexe animal, qui est au bout du compte l’énergie de l’amour et des autels. Et pour compléter la Trinité, je réalise l’oblation pour la personne manquante, pour le destinataire, pour le radiorécepteur unique et divin de ce don.

— Entretien de Moïra Dalant en février 2021
Traduit par Christella Vasserot.
Dans le cadre de la 75ème édition du Festival d'Avignon

* Triana : quartier de Séville, célèbre pour ses toreros, ses chanteurs et ses danseurs de flamenco, et son artisanat.
** Piriñaca : Ana Blanco Soto, connue sous son nom d’artiste Tía Anica la Piriñaca, fut une immense chanteuse de flamenco du XXe siècle.

© Gloria Scorier