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Théâtre National Wallonie-Bruxelles
Entretien

C’est une boucle sans début, ni fin

Phia Ménard

L’après-midi d’un foehn Version 1 & Les Enfants terribles
Plutôt que de choisir entre les diverses disciplines, Phia Ménard préfère toutes les embrasser. Elle impressionne à nouveau en présentant deux pièces : L’après-midi d’un foehn Version 1 et Les Enfants terribles. À la fois très réfléchie et dotée d’une force d’imagination sidérante, nous avons rencontré Phia Ménard. Avec la vie en ligne de mire.
© Éric Feferberg

Vous êtes jongleuse, chorégraphe, metteuse en scène, danseuse, performeuse. Votre recherche sur l’« Injonglabilité Complémentaire des Éléments » (I.C.E) vous a amenée à explorer l’imaginaire de la transformation des éléments naturels – la glace, l’eau, l’air – et leurs diverses influences sur les corps. Vos créations s’articulent principalement en cycles : les Pièces du Vent et les Pièces de l’Eau et de la Vapeur. On constate un corps-à-corps avec la matière.

(rires) Peut-être qu’un jour, on arrêtera de faire des listes à la Georges Perec pour me présenter. Et qu’on mettra un seul mot : artiste. C’est indéniable. À chaque fois que je traite d’un sujet qui me semble essentiel, je suis obligée de sortir des lignes toutes tracées.

Si je questionne la transformation, c’est pour y trouver ce qui la caractérise : la vie. Elle m’amène à réfléchir constamment sur la relation entre la nature et la culture. Comment parler d’un sujet ? Comment communiquer avec l’autre dès lors qu’il n’y a plus de mots mais seulement des gestes ? Quels types de langage créer ? Toutes ces questions sont heureusement tenaces.

J’ai débuté par la jonglerie. Son langage est celui de l’objet. Or, nous vivons dans une société de l’objet. Je parlais donc à des spectateur·ices qui parlaient aussi avec les objets. Mais cela ne me suffisait pas. J’avais besoin que l’intime trouve sa forme d’expression dans mes créations. L’objet parle moins de l’intime que la matière. Transformer, c’est garder dans le dialogue ce qui fait que nous avons une prise immédiate sur les mots et les relations qui nous amènent à parler de nous très intimement.
 

Cette expérience de l’altérité irréductible de la matière et même de son corps propre semble être pour vous le seul horizon de désir et de joie suffisamment puissant pour vivre en harmonie.

À quel moment, est-ce que nous nous sentons bien dans une société qui nous effraie ? Alors que nous aimerions qu’elle soit belle et juste. C’est sans doute dû à mon incapacité à tolérer l’injustice. Je regarde la société sous l’angle des violences. Les rares moments où je la trouve belle, c’est lorsque l’humain y apparait. Il lui confère alors ce qu’elle a de plus juste, beau et sincère dans la fragilité.

Cela me renvoie à mes propres interrogations : pourquoi est-ce que cela a été si difficile d’accepter d’être un homme dans une société ? Qu’est-ce qui m’a amenée à considérer que l’art était le seul endroit où je pouvais aimer la vie ? Qu’est-ce qui fait qu’il y a des moments de vraies joies à l’endroit du faux pour parler du vrai ?

Prendre la mesure de tout cela, c’est comprendre que j’ai constamment envie de recommencer. Et surtout, j’ai envie de dire que la vie n’a pas commencé. C’est là où se noue précisément la question de la transformation. Que je nommerai davantage : un désir de déconstruction de la société. Les mots s’y déconstruisent. Comme j’ai dû déconstruire l’identité, le pouvoir de domination. Je ressens de la joie dans la rencontre. Je sors du cadre compétitif que véhicule la culture patriarcale.
 

Est-ce que nous pouvons en finir avec les identités ?

Je pense au livre Dysphoria Mundi de Paul B. Preciado. Je pense aussi à tous·tes les penseur·ses que nous sommes. Réfléchissons-y ! Aujourd’hui, nous voyons bien que les douleurs qui s’expriment dans la société, celles qui disent stop aux violences faites aux femmes, aux personnes racisé·es ou aux personnes qui se définissent d’un genre différent, s’expriment par à rapport à une identité posée comme une sorte d’absolu écrit dans la culture.

Je ne sais pas si on peut en finir avec les identités. Mais pour moi ce qui est certain, c’est que l’identité construite sur la culture patriarcale ne prend en charge ni l’égalité, ni l’équité. Et que le discours tenu, par exemple, dans la société française, ne correspond pas au « vrai », ni à ce que nous sommes. Nous réinterrogeons ici la relation au mensonge.

La société ainsi construite, répond : c’est comme ça ! Comme si elle apportait LA réponse. Mais à y regarder de près, j’affirme que ce n’est pas aussi simple. Ou en tout cas que ce n’est plus d’actualité !

La transformation de l’identité n’est que le reflet de la transformation de l’humanité. Pour le dire autrement, la question de l’identité est une question d’évolution. Nous sommes dans un cosmos en pleine expansion. Nous ne savons pas où en est l’histoire de l’univers exactement. Tout se transforme tout le temps. Rien n’est figé.

Réfléchir sur la question de l’identité exige toujours qu’on se demande : qui parle ? D’où parle-t-on ? Pour me sentir bien dans la société telle qu’elle est, j’ai choisi de ne pas être dans une relation de confrontation permanente et douloureuse, mais au contraire d’être dans une relation d’apaisement. Il le faut !

Être une femme dans une société signifie se battre, mais aussi avoir plus d’espoir. Être du côté des femmes, c’est être du côté des personnes qui peuvent encore gagner quelque chose. Alors qu’être du côté des hommes, c’est accepter de devoir perdre. Il est sans doute plus motivant d’avoir le sentiment de pouvoir gagner quelque chose. (sourire)


Vous avez transitionné. Comment avez-vous appris à habiter votre corps en tant que femme, artiste, citoyenne ? D’ailleurs, peut-on apprendre à habiter son corps ?

J’ai pacifié mes relations. C’est d’ailleurs le sujet de la pièce Vortex (2011). Il faut accepter d’avoir une relation avec la culture qui nous rapproche de la nature. Comme l’oignon, nous sommes fait·es de couches. Nous quittons une couche pour aller vers une autre. Nous passons d’une étape à une autre.

Dans mon parcours, c’est le fait d’être souvent considérée comme « monstrueuse » ou « anormale » qui m’a amenée à me positionner : je dois accepter d’être regardée de cette manière-là pour me sentir « acceptée » ou « acceptable ». Sachant que l’artiste doit de toute façon accepter qu’i·el peut être en partie dépossédé·e de son corps, de sa vie, de soi. Et donc d’une partie de son identité.

Je remarque que pour certain·es, le sujet de ma transition est plus intéressant que mes créations. Ce qui m’amène à me questionner profondément et me positionner. Comment aborder les autres ? Comment y réfléchir ? Ces questions peuvent sembler négatives. Mais en réalité, elles ne le sont pas. Elles me font réfléchir sur les manières de reprendre possession de mon identité, d’en parler, de me protéger ainsi que mes proches. Et davantage comprendre les enjeux et jeux de pouvoir.

Aujourd’hui, on tolère que j’aborde certains sujets parce que j’ai fait ce chemin-là. Je pense notamment à la pièce Saison sèche (2018). Lorsque je travaille sur la question du viol qui est le sujet de l’une de mes prochaines créations, il serait faux de revendiquer le fait d’avoir été violée. En revanche, toute les femmes avec lesquelles j’ai discuté, ont connu ces violences. Elles me confèrent la possibilité d’en parler et trouver la distance juste pour le faire.


Est-ce que cela accentue la responsabilité de l’artiste ?

J’ai en tant qu’artiste une responsabilité vis-à-vis de la société. J’écris des pièces pour remuer. Mon exigence n’est pas celle de quelqu’un·e qui cherche une quelconque reconnaissance. J’en ai déjà une. En revanche, je veux parler des sujets qui sont « cachés » et trouver, à travers des formes particulières, d’autre manières de les traiter et d’en discuter. Je crois profondément en l’imaginaire.
 

Dans une critique poétique, l’écrivain de sciences fiction Alain Damasio dit qu’ « il faut mener la guerre des imaginaires ».

Alain Damasio a raison. J’ai le sentiment d’être de plus en plus en dialogue avec les artistes et les penseur·ses qui sont tourné·es vers le rêve, l’imaginaire pour sortir de la nostalgie un peu facile. Et amener d’autres regards, d’autres sites d’énonciation.

Mes livres de chevet sont écrits par des anthropologues et des ethnologues. Je pense, entre autres, aux livres Une brève histoire des lignes de Tim Ingold ou Propaganda – comment manipuler l’opinion en démocratie de Edward Bernays. Comment reprenons-nous la main sur les imaginaires ? Et surtout, sur les perspectives qu’offrent nos imaginaires. Ce qui renvoie aussi à mon propre champ d’expérimentation où l’empathie est souvent à l’œuvre. L’empathie parle à tout le corps. J’aime croiser la pensée au souvenir et à la mémoire du corps.

Aujourd’hui, vous présentez L’après-midi d’un foehn Version 1 (2008) et Les Enfants terribles (2022) à Bruxelles. Pouvez-vous nous dire quelques mots sur ces deux pièces ?

Ce sont deux pièces de commande. L’après-midi d’un foehn Version 1 est une pièce de commande du Musée d’Histoire Naturelle de Nantes dans le cadre de la semaine des Sciences. Le conservateur qui connaissait mon travail m’a demandé d’imaginer une installation dans le musée. Il m’a autorisée à m’y glisser de nuit. J’avais le sentiment d’être plongée dans un cimetière où l’être humain montrait ce qu’il avait dompté, détruit ou découvert – ce qui avait été « caché » ou « invisibilisé ». L’être humain y célèbre ce qu’il a réussi à détruire. Il exhibe les trophées de ce qu’il est de pire : savoir détruire. J’avais également envie de mettre en exergue une autre réalité moins crépusculaire. L’être humain a la capacité de garder en mémoire. Et transformer.

J’ai réalisé une installation où l’animal n’était pas « mort ». Le zèbre regardait fasciné le sac plastique en train de danser entre ses pattes. Cette installation est devenue une performance dans laquelle je transformais la matière de façon à exprimer quelque chose à travers la marionnette qui devenait vivante. Alors qu’elle dansait, j’essayais de danser aussi. Mais les spectateur·ices regardaient seulement la marionnette. Sans le savoir, j’avais créé mon propre ennemi. Je reproduisais le cycle de jalousie de l’être humain. Je détruisais ce que j’avais créé parce que je ne supportais pas de ne pas être regardée. C’est la genèse de L'après-midi d'un foehn Version 1.

Quant à l’opéra Les Enfants terribles, c’est une pièce de commande de l’Opéra de Rennes. Après In Arcadia Ego sur des musiques de Jean-Philippe Rameau commandé par Olivier Mantei par le Théâtre National de l’Opéra Comique en 2016, c’est mon deuxième opéra.

J’ai souvent refusé ces commandes parce que je ne savais pas quoi faire des livrets. Si j’ai accepté de le mettre en scène, c’est parce que la musique de Philippe Glass nourrit mon imaginaire depuis trente ans. Même si je ne suis pas une fan de l’œuvre de Jean Cocteau, Les Enfants terribles reste pour moi une œuvre très intéressante. Écrite en 1929, elle parle de la passion ! La passion que l’on redoute, lorsqu’on l’a vécue. Mais dans laquelle on saute immédiatement à pieds joints, si on nous en donne encore la possibilité.

Les Enfants terribles, c’est l’histoire « incestueuse » de deux frère et sœur, Paul et Elisabeth. C’est aussi l’histoire d’amour « homosexuelle » de Paul pour Dargelos qui réapparait sous les traits d’une femme, Agathe. Il y a là quelque chose de très avant-gardiste pour son époque et de l’ordre de la transition même si elle n’est pas ainsi nommée.

Lorsque j’ai commencé à travailler sur la partition musicale, j’ai très vite réalisé que Philippe Glass ne se référait pas au livre mais au film éponyme de Jean Pierre Melville sorti en 1950. Tous les temps de composition sont calqués sur le film, y compris les dialogues. Ce qui n’est pas sans difficultés. Car même si Philippe Glass aime passionnément la langue française, il est américain. Il n’en comprend pas toutes les subtilités. La langue qui y est parlée, n’est plus la langue d’aujourd’hui. C’est peut-être la langue que parlaient mes parents. D’où l’envie de voir sur le plateau « mes parents » devenir des adolescent·es que je dois contrôler en permanence pour ne pas qu’i·els vrillent.

Certain·es spectateur·ices qui connaissent mon travail et qui découvriraient aujourd’hui Les Enfants terribles, pourraient s’étonner. Car à moins de réécrire le livret, comme c’est par exemple le cas de L’inondation de Joël Pommerat inspiré de Evgueni Zamiatine, on ne peut pas être totalement « radical·e » dans un opéra. Dans Les Enfants terribles, je détourne seulement l’objet.
 

Quatorze années séparent les pièces L'après-midi d'un foehn Version 1 et Les Enfants terribles. Comment ces créations s’inscrivent-elles dans votre parcours ? Que disent-elles de vous ?

Je pense que personne ne m’aurait proposé en 2008 de créer Les Enfants terribles, ni même d’enseigner dans les écoles d’art comme c’est le cas aujourd’hui. Ce sont les formes que je crée qui interrogent et suscitent l’envie de travailler avec moi.

Même si je ne suis pas une fan d’opéra, j’éprouve le désir de m’y confronter. Car il y a dans la relation entre la musique et le chant, un champ des possibles. C’est parce que quelque chose s’est passé, que l’on m’invite à la Documenta 14 ou à mettre en scène un opéra. Il peut sembler y avoir des grands écarts dans mon travail, mais en réalité ils constituent un seul et même chemin artistique. C’est le mien.

© Christophe Raynaud de Lage

Dans Les Enfants terribles, on observe une sorte de continuum, entre les diverses disciplines (opéra, cinéma, littérature), entre les époques de l’opéra de chambre, du film et du livre ou entre les âges des acteur·ices et des personnages. Cela signifie-t-il que le caractère « continué » est la seule possibilité d’une expérience de liberté, pour vous ?

Le continuum, c’est tout simplement se sentir en vie. Alors que beaucoup rêvent de surfer sur la vague, je préfère l’embrasser que monter dessus. Il y a aussi une sorte de continuum entre les deux pièces. Elles tourbillonnent, chacune à leur manière. C’est presque cosmique.

Nous ne cessons pas de respirer. Pourtant, dès que nous pensons à respirer, nous nous apercevons que nous respirons et que nous oublions. Comme nous oublions que nous nous déplaçons à une vitesse folle dans l’espace. C’est ce qui me raccroche constamment à la sensation de vie. À l’évidence, il y a dans le continuum, toutes les possibilités de jouir encore.

C’est le privilège de l’âge. Nous apprenons à discerner ce qui compte et ce qui ne compte pas. Nous n’explorons plus dans tous les sens. Si nous explorons un endroit, c’est parce que nous savons qu’il y a quelque chose d’intéressant à explorer. Certes, nous avons moins d’énergie mais nous avons la qualité de l’énergie pour entretenir ce continuum. C’est une boucle sans début, ni fin. C’est ce qui est beau à vivre.


Y a-t-il des frontières à conquérir ?

C’est amusant que vous me posiez cette question. C’est le sujet de ma prochaine pièce Article 13 qui ouvre un nouveau cycle sur la déconstruction. Puisque nous sommes sur des ruines, que gardons-nous d’elles ? Pouvons-nous garder indéfiniment la mémoire des ruines ? Est-ce que ce n’est pas justement ça qui nous piège ?

Il y a toujours des frontières à franchir. Il faut très certainement repenser la relation entre la culture et nature. Entre autres, le réchauffement climatique a le mérite de nous inciter à réintégrer la nature. Ce qui, dans le même mouvement, signifie perdre sa culture dans le sens de penser. Et se remettre plus radicalement à l’endroit du vivant. Je ressens cette nécessité.

— Entretien réalisé par Sylvia Botella en janvier 2023

© Gloria Scorier