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Théâtre National Wallonie-Bruxelles
Entretien

Elle s’appelle Myosotis – ne m’oublie pas

Pippo Delbono

La gioia
Autobiographique, La gioia de Pippo Delbono, pièce de reconstruction intime par la joie pure, est une prouesse esthétique autant que narrative dans les torrents de fleurs de toutes les couleurs imaginés par Thierry Boutemy. L’occasion de rencontrer le grand maître italien Pippo Delbono.
Entre mélancolie et sursauts de vie, il se confie sur Bobò, son ami cher et acteur étoile aujourd’hui disparu, sur la chorégraphe et danseuse Pina Bausch, sur ses souvenirs d’enfant, sur le manque. Pour mieux se souvenir de l’avenir, et nous parler de la joie, il égrène poésie et mantras, et chante a cappella Gracias a la vida de Violeta Parra. Une sincérité belle et émouvante qui dit tout simplement : ne m’oublie pas… Bobò nous sourit.
© Luca Del Pia

La gioia raconte l’histoire d’un homme qui ne ressent plus que la douleur. Et qui en a honte. Il tente de la conjurer en retrouvant la joie. Vous liez la douleur et la joie.

La joie est la condition même de la vie. Sinon, on est condamné à être prisonnier de sa douleur ad vitam æternam. La joie, c’est une émotion. On ne peut pas la mettre dans une boîte. La joie ouvre le monde.
 

Qu’est-ce que ça veut dire pour vous la joie ? Comment lui faites-vous une place ?

C’est tout simplement une façon d’être, une façon de vivre. Je suis bouddhiste. Dans cette philosophie, la joie (Muditā en sanskrit) est fondamentale. C’est une joie empathique, bienveillante et altruiste. La joie des autres engendre notre propre joie.
 

Dans La gioia, quelle est cette joie ?

La joie y est voyage, commémoration, célébration. Nous célébrons ici Bobò. (ndlr : l’acteur italien Bobò de son vrai nom Vincenzo Cannavacciuolo est décédé le 1er février 2019. Pippo Delbono l’a rencontré au cours d’un atelier de théâtre à l’Asile d’Aversa, il en est sorti en 1995). À la fin de la pièce, je dis : « je suis content, je suis content, je suis content ». Je répète cette phrase comme un mantra. Il me donne le courage d’affronter la douleur, le vide laissé par la disparition de Bobò. Et renouer ainsi avec la joie dans la musique, le cirque, la poésie de Bobò, ce petit homme qui était un génie, avec lequel j’ai travaillé pendant plus de 20 ans.


Quel est votre souvenir le plus joyeux avec Bobò ?

J’ai beaucoup, beaucoup, beaucoup de souvenirs avec lui. C’est 22 ans de voyage ininterrompu. C’est pour cette raison que je suis si triste depuis quatre ans.
 

La gioia, c’est aussi une manière symbolique de redonner le sourire à Bobò dans la joie et les torrents de fleurs de toutes les couleurs imaginés par le fleuriste belge Thierry Boutemy.

Je cherche une façon jolie de me souvenir de Bobò. Quoi de plus beau que les fleurs ? Elles incarnent la beauté, la liberté, l’amour.


Quelle est la fleur qui vous met en joie ?

La petite fleur bleue, le Myosotis - nontiscordardimé. (ndlr : en français, cela signifie : « ne m’oublie pas »). Quand j’avais trois ans, j’ai joué dans une pièce de théâtre à l’église. J’arrivais et je récitais un poème.

Ma petite fleur est minuscule.
Elle s’appelle Myosotis – ne m’oublie pas.
Je t’en prie bon berger,
Souviens-toi toujours de tes petits moutons
Quand à l’autel, tu tiens Jésus dans tes mains.

C’est ma première pièce de théâtre. (rires)
 

Pouvez-vous décrire un souvenir d’émotion de joie ?

Je me souviens : je suis sur mon bateau avec une personne dont je suis profondément amoureux. Repenser à tout ce que j’ai vécu, me rend triste. Car j’ai le sentiment que tout est révolu. J’arrive à un âge où je vois beaucoup d’ami·es disparaître. Cela me fait souffrir. Au moment même où je vous parle, je souffre. Et je cherche éperdument la joie pour tenir ma souffrance tranquille.


Est-ce que « créer » pour vous, est une manière de renouer avec la joie ?

Je ne sais pas. Il m’arrive d’éprouver une grande tristesse lorsque je joue dans La gioia. Parce que j’y parle de ma vie, de Bobò, du manque. Mais en même temps, ce que ressentent les spectateur·ices, leurs émotions m’apaisent. Certains soirs, i·els sont ému·es aux larmes. Tandis que d’autres, i·els laissent éclater leur joie. I·Els applaudissent souvent très fort à la fin du spectacle. Quelque chose se passe. I·Els me donnent de la force. Alors, je me dis : c’est bien ça ! Je dois continuer de créer, de jouer. Ma mission, c’est de faire du théâtre. Je m’enracine dans l’instant présent pour me projeter dans ce qui vient.
 

Est-ce que faire place à la joie signifie qu’il faut transformer ses désirs, le monde autour de soi ?

Il faut se transformer pour regarder autrement, écouter le monde avec un autre son. Ce qui est très difficile. Car l’être humain est peuplé de notes. Personnellement, j’y travaille beaucoup. Je marche sur ma terrasse qui donne sur la mer. Je me promène pour lutter contre mes mauvaises pensées. J’ai vécu trop de choses terribles dans un temps très court. Il est là, le problème. C’était trop. Je n’étais plus en capacité de réagir. C’est à partir, et par le corps que je tente de réagir.
 

Pourquoi « la guérison » passe-t-elle par le corps et non par l’esprit ?

Le corps, c’est concret. Je suis quelqu’un de très concret dans la vie. Je fais des exercices physiques : c’est clair. Je marche : c’est clair. Je fais des exercices de respiration : c’est clair. Je médite : c’est clair. Alors que l’esprit, c’est plus complexe. D’ailleurs, qu’est-ce que c’est l’esprit ?

La philosophie bouddhiste m’aide beaucoup. J’essaie de trouver la vérité en moi-même grâce à ses enseignements. Mais l’esprit peut résister au mantra. J’aime répéter cette phrase bouddhiste : avec le désir de voir Bouddha (dans leur propre esprit), ils n’épargnent pas leur propre vie.
 

Comme spectateur, gardez-vous le souvenir d’une joie intense ?

Bon nombre de spectacles de Pina Bausch avec laquelle j’ai eu la chance de travailler sur la pièce Anhen- Les Ancêtres (ndlr : pièce créée en 1987 avec une dramaturgie de Raimund Hoghe), m’ont procuré une joie intense. Notamment, la pièce Arien (ndlr : dans Arien créée en1979, la scène est un immense tapis d’eau où les gestes les plus banals sont les plus poétiques). Parce qu’il y a tout dedans. On y fait l’expérience, à la fois de la vie, de la douleur, de la joie, du rire et des larmes. J’ai parcouru beaucoup de kilomètres en voiture pour voir les créations de Pina Bausch. Il m’est arrivé de faire un aller-retour dans la nuit pour voir l’un de ses spectacles. (sourire)
 

Quelle chanson vous met en joie ?

(Pippo Delbono se met à chanter a cappella Gracias a la vida). En ce moment, j’aime cette chanson composée par la chanteuse chilienne Violeta Parra. Et en particulier, la version interprétée par la chanteuse argentine et activiste Mercedes Sosa. J’aime beaucoup cette chanson.

— Entretien réalisé par Sylvia Botella en avril 2023.

© Gloria Scorier