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Théâtre National Wallonie-Bruxelles
Entretien

Ce que l’enfance nous fait

Léa Drouet et Camille Louis

J’ai une épée
Comment s’approche-t-on de l’enfance en évitant les « fixités malheureuses » ? Qu’est-ce que l’enfance nous fait ? Comment les enfants agitent-i·els et agissent-i·els sur les institutions ? Ce sont les questions que se posent notamment Léa Drouet et Camille Louis dans J’ai une épée, en jouant de la fabulation, et des échelles spatiales et temporelles sur le plateau. Toutes deux nous invitent à réinvestir la dimension politique et poétique de l’enfance, l’une des seules capables de réinscrire nos corps singuliers dans un horizon collectif.
© Simon Loiseau

Dans le sillage de Violences présenté au Kunstenfestivaldesarts en 2021, J’ai une épée souhaite s’approcher de l’enfance de manière juste et ajustée en évitant les catégorisations, les « fixités malheureuses  » : « l’enfant à sauver », « l’enfant à corriger, éduquer, former ». Comment y parvenez-vous ?

Léa Drouet : Parler de « l’enfant » en soi peut l’enfermer dans l’une des « fixités malheureuses ».  La nomination est performative : ça fait quelque chose, ça agit sur le monde. Alors que l’enfance persiste, nous naturalisons cette période de la vie humaine qui va de la naissance à la puberté. Nous la mettons en dehors de nous. Nous en faisons une figure « séparée ». À l’inverse, nous n’arrêtons aucune image sur le sujet « enfant » dans J’ai une épée. En examinant les institutions qui encadrent l’accueil et/ou l’éducation des enfants, nous évitons de faire de l’enfance un sujet d’étude. L’image reste mobile.

Camille Louis : De fait, les institutions encadrantes ciblent et identifient précisément ce qu’est l’enfance, en fixant ses début et fin. Dès lors, quels en sont les effets ? Il ne s’agit pas ici d’analyser et interpréter les méfaits ou recourir à une forme d’objectivation de « l’enfant ». Notre recherche a pour but de regarder ce que nous fait faire l’enfance. À quoi renvoie-t-elle ? En ce sens, la question importante est : comment les enfants agissent et agitent le cadrage institutionnel actuel ? J’ai le sentiment que tout l’enjeu de notre travail consiste à maintenir la tension qui existe entre les mécanismes des violences institutionnelles et ce qu’inventent les enfants pour les traiter, individuellement et collectivement. Nous accordons ainsi une grande importance aux endroits où ça vrille, où ça tremble. Nous avons à cœur de ne pas faire des enfants, des enfants héro·ïnes et/ou justicier·es. Comment se débrouillent-i·els ?
 

Vous avez mené une enquête sensible en France à travers l’histoire des enfants accusé·es d’apologie du terrorisme, à travers l’histoire  des lycéen·nes régulièrement discriminé·es du fait de leur origine, religion ou couleur de peau dans l’établissement scolaire, à travers l’Histoire de l’École Républicaine,  à travers les histoires de monstres, de loups, d’ogres, de forêt et d’enfants coupé·es en morceau que se raconte, Léa, votre fille de 4 ans et demi, à travers et surtout en étant traversées par les enfants. Pouvez-vous nous dire quelques mots à ce sujet ?

LD : À l’exception de Marseille où nous sommes allées rencontrer les élèves du Lycée polyvalent Denis Diderot dans les quartiers nord, nous n’avons pas foulé physiquement les terrains. Pour bon nombre de raisons et surtout, parce que je voulais éviter toute forme de fixation objective, voire d’extractivisme. Dans J’ai une épée, je m’appuie notamment sur le travail d’investigation qu’a mené le journaliste de Médiapart François Bonnet sur plusieurs cas d’enfants suspecté·es d’apologie du terrorisme et visé·es par des enquêtes policières. L’un de nos terrains est celui de la fabulation.

CL :  Un choix fondamental, puisque la fabulation, c’est partir du réel mais en l’étirant vers les possibles, en l’exagérant dans les deux sens. Ajoutons que notre terrain principal est celui de la question des représentations. Le traitement médiatique des faits se révèle à nous, à la faveur d’une série d’imageries produites. Quelles sont-elles ? Que font-elles à nos esprits, communément ? Comment constituent-elles un terrain ? Quoiqu’il en soit, nous devons fouler ce terrain, autrement. C’est pourquoi, il nous semble nécessaire d’aller là où on nous dit qu’il n’y a rien à voir. Qu’est-ce en effet la fabulation, sinon la découverte de ce qui n’est pas dans le cadre ? Pour Léa, c’est découvrir, en l’occurrence, une image plus complexe de la petite fille accusée d’apologie du terrorisme, en se recentrant sur le travail d’investigation de François Bonnet et en discutant avec lui, mais aussi en imaginant, à partir de là, ce qu’il a pu se passer juste après l’évènement. Cet après dont les actualités ne parlent jamais.

LD : Dans la plupart des médias, la petite fille était figée dans une identité, celle de « l’enfant menace ». Cette figure est d’ailleurs souvent convoquée dès qu’il s’agit des classes populaires. Ou par les politiques. Comment ne pas pétrifier notre regard ? Regarder par exemple, l’image filmée de la petite fille, a été l’occasion pour nous de déplacer notre attention sur son tee-shirt à paillettes et fabuler.  C’est-à-dire étirer ce signe, cette plasticité interne jusqu’à imaginer la scénographie pailletée du spectacle.

Nous nous sommes rendues au Lycée polyvalent Denis Diderot. J’ai été très marquée par son architecture « divisée », « hiérarchisée », avec d’un côté les classes d’élèves bourgeoises, et de l’autre les classes d’élèves populaires. Qui n’est pas sans rappeler la réalité de la ville. Nous n’y sommes pas restées très longtemps. Parce que nous n’avions ni micro ni caméra. Et surtout, parce que je préférais garder une distance juste par à rapport à ce que les lycéen·nes y vivent, suivant de près le travail de podcast d’une classe qui interroge le fonctionnement de l’école, du lycée par le dedans avec la doctorante Lamia Mellal. Dans sa thèse, elle étudie l’imbrication des politiques de luttes contre la radicalisation et des politiques de l’aménagement urbain en Europe dans le contexte post-attentat 2015.

CL : Là encore, il s’agit de ne rien figer dans une extériorité glaçante, de saisir en même temps les mécanismes des violences, les phénomènes de ségrégation, de racisme et d’éducation. Le travail de réflexion et de documentation mené par les jeunes avec Lamia Mellal leur permet en effet de comprendre à quel point i·els sont pris·es dans les rouages du système et donc, de les déjouer et de s’en ressaisir pour en faire leurs armes. Et nous d’y découvrir une forme d’autodéfense enfantine possiblement émancipatrice.
 

Quel est votre procédé d’écriture ? Quel corps textuel se dessine ?

LD : Je me suis longuement interrogée sur le registre d’énonciation. Il y a quelque chose du tracé et du dessin d’enfant. J’ai retrouvé l’un de mes dessins d’enfant à l’école maternelle : j’y représente de manière très fantasmée ma maîtresse. Elle porte une couronne. Il n’est pas rare que les enfants représentent les figures d’autorité sous les traits d’un roi ou d’une reine bienfaisante. J’ai le sentiment que c’est ce que je recherche lorsque j’écris : une succession de petites images marquantes, parlantes.

CL : C’est précisément ce que l’on a eu beaucoup de mal à trouver. C’est la raison pour laquelle le théâtre se distingue de l’étude sociologique. Quels sont les bons outils d’écriture pour donner à voir ? Sans théoriser, ni grossir le trait. Dans le dessin, il y a des trous, des perspectives. Léa construit constamment des scènes de vision faites d’images objectives et d’images fabulées.

LD : C’est ce que permet le dessin : faire coexister les contraires, des utopies et des petites scènes cruelles, des temporalités et des lieux extrêmement différents. Sans doute y a-t-il des traits propres à la peinture de Jérôme Bosch, dans le fait de dessiner une petite scène ici, une petite scène là, une petite scène là-bas. Mieux, elles rappellent l’autodéfense enfantine qui l’espace d’un instant, permet à l’enfant de fuir une situation en recourant à l’imagination. J’ai une épée repose sur un imaginaire du tracé et de la trace.

CL : Dans son écriture, Léa réunit deux situations et en fait un dessin sensible performatif, cherchant toujours la contradiction, la complexité. Ce qui est remarquable, c’est sa capacité à redessiner des situations trashs dans une scénographie pailletée. Et ainsi, contrecarrer les attendus dans une féérie documentaire, toute en reliefs.

Dans le prolongement de Violences, vous jouez des échelles spatiales et temporelles pour donner corps à hauteur d’enfants dessinant ainsi des paysages sensibles sur le plateau.

LD : En réalité, tout se noue dans l’espace qui existe entre la scène et les spectateur·ices. C’est ce que je retiens de mon travail avec Adeline Rosenstein sur Décris-Ravage : l’art de tracer des cartes dans les airs. La magie du théâtre opère : tracer, c’est faire exister. On peut effacer, gommer un peu, entrer dans, tourner autour. Comme si nous étions dans une sorte de Google Earth qui permet d’explorer toutes les situations en restant sur le plateau.

CL :  Face aux « fixités malheureuses » et pour ne pas s’en contenter, l’espace est métamorphique. Il trouve son expression la plus évidente dans la manipulation : nous ne sommes jamais là où nous pensons être. Dit autrement, nous ne sommes pas enfermé·es dans les espaces dans lesquels nous avons été assigné·es à grandir.
 

Dans J’ai une épée, quels sont les points de fuite pour ouvrir d’autres horizons ?

CL : Il s’agit ici de mettre en avant la nécessité d’une compréhension : tout n’est pas donné à voir. Nous regardons quelqu’un qui regarde quelque part. Seul « ce quelque part » nous semble à même de laisser toute la place aux regardant·es et fonder une critique. Et surtout, mettre au jour des possibles. Ainsi, nous regardons moins l’enfant que nous nous intéressons à ce qu’i·el regarde.

LD : Le point de fuite est l’une des formes de l’autodéfense enfantine. Soudain, l’enfant fait un dessin dans les plis du tapis ou regarde par la fenêtre, et s’échappe ainsi l’espace d’un instant. Par exemple, à la cruauté de la situation vécue par la petite fille dans la voiture de police se substitue ainsi l’éclat de la lumière bleutée du gyrophare sur le mur. Ce sont des mécanismes d’autodéfense auxquels je recours moi-même parfois. J’y vois la persistance de l’enfance dans l’âge adulte.
 

Comment les mondes d’enfants font-ils trembler le nôtre ?

LD : Dans J’ai une épée, nous (re)visitons des scènes contemporaines qui mettent en situation des enfants, tout en essayant de faire persister la part de notre enfance dans le regard que nous posons sur elles. Qu’est-ce que je convoque de cette période de la vie qui persiste en chacun de nous ? J’aimerais que les spectateur·ices expérimentent directement les mécanismes de l’autodéfense enfantine dans les scènes étouffantes – surveillance, punition – qui peuvent rappeler les heures sombres du fascisme. Le psychanalyste et philosophe Bertrand Ogilvie – qui a écrit notamment La Légende dorée de l’école émancipée – dit que nous craignons l’enfant parce qu’i·el peut déconstruire tout ce qui nous est commun. Dit autrement, l’enfant fait constamment trembler ce que nous avons construit en commun et que nous pensons faire tenir. Faire persister son enfance en soi, c’est remettre en question l’ordre établi.

CL : L’enfant nous rappelle constamment l’artificialité de nos structures. Face aux diverses assignations et au martèlement du « il n’y a pas d’alternative », l’enfant incarne l’irrévérence et la confiance dans les commencements.
 

Au début de votre collaboration, vous avez affirmé très vite un protocole de recherche dont l’objet spectacle est l’une des incarnations, et partagé avec le public d’autres types de format reliés aux spectacles. Pouvez-vous nous parler notamment de l’École Expérimentale ?

CL : L’idée de l’École Expérimentale est née au moment où nous étions en train d’inventer ce qui allait devenir J’ai une épée. Quels enseignements tirés de nos recherches pour imaginer autrement les structures qui encadrent l’enfance ? Comment mettre en partage toutes les questions qui nous intéressent ? Comment approcher autrement les enfants ? C’est-à-dire moins comme des objets d’étude que comme des sujets agissants. Comment pouvons-nous apprendre avec eux ? Et surtout, y associer des personnes qui, à travers leurs trajectoires de vie, ont des outils à nous partager pour tenir debout dans un monde sacrément triste.

Nous savons à quel point nous manquons collectivement des savoirs qui n’ont pas le droit de cité au sein des académies et des lieux de savoirs légitimes. Nous avons rencontré bon nombre de collectifs qui ont des savoirs et des expériences qui, certes n’ont pas été acquis lors d’un cursus universitaire, mais qui sont savoureux et savants. Jusqu’à présent, nous avons initié des École Expérimentale en lien avec la programmation de l’Atelier 210. A l’occasion de la création de J’ai une épée au Théâtre National Wallonie-Bruxelles, nous y organisons l’École Expérimentale - Renverser l’école. Au sein de laquelle, les lycéen·nes du Lycée polyvalent Denis Diderot de Marseille nous transmettent leurs outils d’interrogation du dedans scolaire, ainsi que leurs savoirs situés pour mieux questionner, entre autres, les points aveugles de l’institution.

LD : S’y mêlent les élèves de l’École Secondaire plurielle Maritime de Molenbeek-Saint-Jean à pédagogie active. On pense toujours à tort que l’institution est assignée. Alors qu’à y regarder de près, bon nombre d’institutions qui ont les mêmes objet et missions fonctionnent différemment. Preuve que l’institution est vivante : elle peut se regarder, se réfléchir et bouger.
 

— Entretien réalisé par Sylvia Botella en mai 2023.

© Noémie della Faille
© Gloria Scorier