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Théâtre National Wallonie-Bruxelles
Récit de saison

Ça alors, c’est inouï !

Le Mystère du gant
© Noémie della Faille

Un gant (1881) est la suite de gravures la plus connue de Max Klinger. Dans une patinoire, une jeune femme perd un gant. Un homme le ramasse. Ce gant devient l’objet d’un fétichisme délirant et connaît les plus extraordinaires aventures. Dérobé, pris dans une tempête maritime, transporté par un oiseau préhistorique, il déclenche des rêves et des pulsions inavouables. Pour tout dire la série aurait mieux fait de s’intituler Les Mystères du gant (et de la femme), vus par un artiste qui ne s’embarrasse d’aucune logique, sinon celle du fantasme.

On n’en est pas loin avec Le Mystère du gant de Roger Dupré. Le genre d’histoire pour laquelle il faudrait inventer la catégorie de limpide-obscur, tant les deux s’y conjuguent à foison, confusion et contrefaçon. Qui, du reste, se cache derrière Dupré, patronyme aussi banal que celui de Klinger en Allemagne ? Pourquoi ne connaît-on pas davantage ces bienfaiteurs des couples abîmés par la mélancolie et les drames ?

Un gant, donc. À propos duquel Klinger nous fait du vaudeville sur toile et Dupré du vaudeville à table. Klinger kidnappe un gant à longueur d’images, Dupré fait accoucher une femme enceinte d’un gant. Klinger met en scène les fantasmes soi-disant courtois des hommes envers les femmes. Dupré nous propose un vaudeville soi-disant classique (les hommes trompant les femmes et vice-versa) mais joué de manière non genrée puisque Léonard Berthet-Rivière et Muriel Legrand incarnent les personnages du sexe opposé. Klinger c’est un récit graphique sans une seule parole. Dupré c’est une dégelée de répliques du genre « Ça alors c’est inouï, Inès s’est évanouie » ou encore « Ma fille accouche d’un gant, est-ce qu’il a tous ses doigts ? » ou enfin (et on applaudit des deux mains) « On va rester dans l’intrigue principale… »

De part et d’autre cela foisonne d’intrigues secondaires. De part et d’autres c’est sexuel, dramatique, ironique et subtil. Mais là où Klinger nous abreuve d’images d’un onirisme débridé, le récit duprésien est mis en scène sans le moindre artifice ou si peu, en lecture « simple » mais pas si simple. Il s’agit en effet pour les deux comédiens de jouer treize personnages, gant non compris, et de pulvériser avec ardeur leurs partitions respectives.

Vous suivez ? Non ? Pas grave, Léonard et Muriel nous ont prévenus à l’entame du spectacle : il ne faudra pas dix minutes pour que nous lâchions prise. Pourtant on comprend tout, comme dans ces démonstrations où des phrases composées uniquement de consonnes sont parfaitement lisibles, l’esprit de la·e lecteur·ice complétant à mesure. Nous voilà donc baladé·es dans tous les sens, moulu·es sous les rebondissements, maltraité·es mais consentant·es jusqu’au bout. D’ailleurs, c’était annoncé : « De nombreux spectateurs et spectatrices périront également durant la représentation. » Oui, on est morts. De rire.

La guerre des sexes ne gagne-t-elle pas toujours à s’équiper d’humour et d’impertinence, bref d’une salutaire distance ? Mozart et Guitry le savaient – pourquoi plus nous ? La vie est trop courte pour mourir sérieux. L’amour aussi. L’art même.

Et il y a une surprise à la fin…

— Caroline Lamarche

Le Rideau de saison, Maak & Transmettre · photo : Lucile Dizier, 2024