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Théâtre National Wallonie-Bruxelles
Entretien

Une critique de la scène et de la représentation des opprimé·es

Milo Rau

La Dernière génération, ou les 120 journées de Sodome
En s’appuyant aussi bien sur l’œuvre du Marquis de Sade que sur le film de Pasolini, Milo Rau propose une réflexion sur les dérives fascisantes de notre société où la destruction des corps est entre autres évoquée. En choisissant ce sujet, le metteur en scène suisse pose la question des limites de la représentation et de l’utilisation de l’espace scénique.
© Dominique Houcmant - Goldo
Si l’ouvrage du Marquis de Sade, Les 120 journées de Sodome, et son adaptation par Pier Paolo Pasolini sont reconnus pour leur cruauté, leur excès et leur caractère insoutenable, ils racontent aussi l’histoire d’une société qui dépérit, qui s’écroule. Était-ce une composante importante dans votre volonté de vous plonger dans ces œuvres ?

La Dernière génération est évidemment un portrait de la société dans laquelle nous nous trouvons. Pasolini déjà, en transposant le livre dans un univers fasciste, voulait parler de son temps à travers Sade, tout comme moi je veux parler de mon temps à travers Sade, en y ajoutant le fascisme belge.

Mais pour moi, il s’agissait avant tout de se plonger dans la définition du fascisme associée à l’idée de l’excès, qui est très présente dans l’art bourgeois, et s’inscrit parfaitement dans l’œuvre de Sade. À cela, il faut ajouter la recherche constante de la perfection chez l’humain, la perfection de son corps, et les dérives qui en découlent. C’est ce mélange qui m’intéresse tout particulièrement.

Votre travail sur cette pièce se rapproche beaucoup de Five Easy Pieces, où vous mettiez en scène l’affaire Dutroux jouée par des enfants. Ici, il s’agit en grande partie d’acteur·ices atteint·es d’un handicap mental. Comment travaille-t-on avec ces personnes que la société veut à la fois protéger et cacher ?

Nous avons travaillé de manière très rapprochée avec la direction du Theatre Stap, avec des psychologues qui les connaissent depuis parfois plus d’une vingtaine d’années. Ce sont des véritables partenaires et nous réalisons presque une mise en scène commune. Je m’occupe plus du côté artistique, mais la traduction, la psychologie des acteur·ices, ce sont ell·eux qui en ont la charge. C’était par exemple plus facile de travailler avec des enfants dans Five Easy Pieces. Pourquoi ? Parce que j’ai des enfants, parce que j’ai moi-même été un enfant, et j’ai donc une certaine connaissance de leur logique.

Avec La Dernière génération, c’est différent sur beaucoup de points, pas seulement les corps. Comment traiter le texte ? Comment traiter leur histoire ? Comment traiter les traumatismes, les problèmes psychologiques, qui sont, je le crois, plus compliqués que les problèmes physiques. Lorsque nous travaillions sur Five Easy Pieces, il n’y avait jamais de difficultés avec les sujets que nous traitions, mais plutôt avec les tensions qui pouvaient émaner du groupe. C’était ça, le véritable problème. Le reste n’était souvent que des projections, y compris les miennes, comme la peur – paranoïaque – de me tromper, de faire une faute avec le spectacle.


Vous évoquez la question du corps, qui est d’ailleurs très présente dans La Dernière génération.

Oui, c’est une autre composante essentielle : celle de la destruction des corps. C’est très présent dans le fascisme avec les dérives liées à l’euthanasie, où l’on voulait éradiquer la vie imparfaite, et conduire l’humanité et son corps vers la perfection. C’est quelque chose de très présent dans nos sociétés modernes. Je pense malheureusement que cette destruction est aussi liée à l’idée d’un certain plaisir, que l’on retrouve chez Sade. Les destructions orchestrées par le fascisme ont souvent été décrites comme très machinales, très objectives, presque réfléchies, alors que pourtant, de nombreuses études démontrent le côté purement sadique présent dans ces destructions.


Et ces destructions sont en lien direct avec les personnes porteuses d’un handicap ? En Belgique, 95% des cas de diagnostic positif à la trisomie 21 conduisent à un avortement. Était-ce important pour vous de montrer que ces personnes existent encore ? Qu’elles font partie intégrante de la vie, de la société ?

Cela touche au problème de la représentation qui est plus complexe qu’il n’y parait. Nous utilisons la scène pour montrer en excès ce que nous ne voulons pas regarder – ou voir – de la réalité de nos sociétés. Nous donnons une place aux minorités sur les planches, mais jamais dans la société. J’essaye alors de politiser cet espace scénique en posant la question : pourquoi montrons-nous sans cesse sur scène, ce que nous ne faisons jamais dans la société de tous les jours ? Pire encore, pourquoi sommes-nous en train de tuer ces gens ? Lors de la première création du spectacle, nous avons travaillé avec le Théâtre HORA en Suisse, dont les membres souffrent de handicap mental. I·Els ont gagné tous les prix de théâtre possible, et en même temps la société cherche à ce qu’i·els deviennent la dernière génération. J’ai parfois l’impression que nous leur laissons une belle place avant qu’i·els ne disparaissent, un peu comme un chant du cygne. Cette destruction de la vie dans nos sociétés à travers les lois et l’individualisation, c’est ça que je veux montrer sur scène. Le texte de Sade et le film de Pasolini me sont apparus justes pour défendre cette idée. La Dernière génération est en fait une critique de la scène, une critique de la représentation des opprimé·es. J’ai toujours eu beaucoup de mal avec l’idée de leur laisser cette place sur scène, et après plus rien… C’est là-dessus que je réfléchis.

Cela serait lié à la question du voyeurisme ? De placer les spectateur·ices dans une position où i·els regardent dans un espace défini et limité ce qu’i·els ne veulent pas voir dans la société ? De les placer dans une position où l’on appuie sur le fait qu’i·els viennent voir les minorités simplement parce qu’il s’agit d’un divertissement et non de la vraie vie ?

La question de l’inclusion de la·e spectateur·ice est importante. Il y a deux niveaux, le premier lié au plaisir, et le second lié à la critique. Dans toutes mes pièces, il y a toujours un niveau très cruel, très direct, qui fait partie de la vie. Je place les spectateur·ices devant quelque chose de profondément tragique, mais réel. C’est une chose parfois difficile à comprendre cette tragédie du réel. Pourtant, les chrétien·nes sont depuis toujours en lien avec ce tragique. La première chose qu’i·els regardent, c’est Jésus crucifié ! Et on se demande : pourquoi doit-on regarder ça ? Alors oui, c’est une représentation de l’humanité, mais il y a ce sentiment de culpabilité qui apparaît lorsque nous regardons, sans agir, avec cette sorte de joie d’être vivant·e que nous ressentons lorsqu’une personne meurt, comme si tout d’un coup, nous vivions davantage.

Je n’essaye pourtant pas de placer la·e spectateur·ice dans un rôle de voyeur. Simplement parce que pour moi, le voyeurisme est lié au fait de ne pas être vu·e. Au théâtre, en tant que spectateur·ice, présent·e physiquement, tu es toujours vu·e. Ce n’est pas comme devant un écran. Je ne crois pas que le voyeurisme puisse exister au théâtre, comme il peut exister lorsque nous regardons un film. C’est aussi pour cela que je voulais faire cette adaptation d’après Pasolini et Sade. Ce qui ne fonctionne pas dans leur œuvre, c’est qu’il s’agit d’un livre ou d’un film, et cette œuvre pour moi doit être une pièce de théâtre. Nous devons être présent·es, la réalité – aussi difficile à accepter soit-elle – doit être présente.

Il y a donc un rapport physique qui doit s’installer ?

Oui, tout le monde doit être présent physiquement. Surtout pour cette pièce. C’est pour moi très important que cette pièce soit jouée ici et maintenant, dans le moment même. C’est un geste de présence. Avec Molière ou Tchekhov, on peut enregistrer, regarder plus tard, c’est moins important, car au final, cela reste à peu près la même chose. Mais ici, sans la coprésence des acteur·ices et du public, ça n’a plus de sens. Avec l’une de mes précédentes pièces, Familie, nous avons tourné un film par après ; et même si les gens l’ont préféré à la pièce, je trouvais que cela ne faisait pas sens. Il manquait le geste. Cette famille devait se suicider collectivement sur scène, les spectateur·ices devaient les regarder en direct ; les acteur·ices et le public devaient passer deux heures ensemble pour que cela puisse faire réellement sens.


Pourtant, vous utilisez souvent des artifices qui nous rappellent que nous sommes au théâtre. Avec l’utilisation de la caméra, l’atelier théâtre dans Five Easy Pieces, le casting dans La Reprise. Histoire(s) du Théâtre (I), ou encore le film en train de se tourner dans La Dernière génération.

Il y a plusieurs explications à cela. Premièrement, je suis intéressé par le processus de création. Quand je regarde un film, je vais vite voir les commentaires du réalisateur, car je suis parfois plus intéressé par cela que le film en lui-même. Lorsqu’on tourne un documentaire, on décide du montage, on décide de choisir tel ou tel plan. C’est un choix : on crée un produit fini, mais tout le reste est perdu, caché ; et je me demande toujours ce qu’il s’est passé sur le chemin de la création.

Une autre réponse est possible, plus politique. Je crois qu’il est important que chaque œuvre produite questionne la manière dont elle est produite et pourquoi elle est produite. C’est le deuxième point du manifeste de Gand : « Le théâtre n’est pas un produit, c’est un processus de production. La recherche, les castings, les répétitions et les débats connexes doivent être accessibles au public. ». Cela traduit l’idée que le processus de création est plus important que le produit.

Une pièce est toujours en mouvement : des gens quittent le projet, d’autres le rejoignent. Ce n’est jamais un problème, car i·els vont pouvoir y ajouter leur propre histoire. C’est une approche presque idéologique, liée à la question de la représentation : on ne peut pas représenter le réel sans montrer comment la représentation est faite. Je crois vraiment dans la phrase « Produire, ça humanise », et je veux montrer cette humanisation sur scène, même si ce qu’on produit est extrêmement morbide et sadique.
 

Est-ce pour cela qu’il était important de travailler avec un groupe déjà constitué et très proche comme celui du Theater Stap ? Et faire ressentir leur plaisir de jouer ?

Le plaisir de la production est extrêmement important. Lorsque nous avons mis en scène Five Easy Pieces, les enfants, pour moi, ne faisaient que simplement jouer. Il s’agissait avant tout de ma génération, traumatisée, non pas par l’affaire Dutroux, mais par la manière dont la société s’est emparée de cette affaire. Cela a eu un écho terrible, les enfants ne pouvaient plus sortir, tout était différent ; nous nous sommes mis à questionner beaucoup plus les élites politiques. C’est nous qui étions touché·es. Pour les enfants sur scène, c’était comme un film en noir et blanc, un conte comme Hansel et Gretel, loin d’ell·eux. I·Els ne font que nous raconter une histoire, et i·els prennent du plaisir à nous voir terrorisé·es par cette histoire, un plaisir qui se ressentait sur scène.

Cela me fait repenser au voyeurisme. Je ne pense pas que ce soient les spectateur·ices qui sont des voyeurs, mais bien les acteur·ices. I·Els regardent le public avec ses émotions et ses réactions, sans que le public ait l’impression d’être vu. J’ai en tête l’exemple d’une petite fille qui jouait une victime de Marc Dutroux, et qui voulait toujours jouer de telle manière que le public se mette à pleurer. Et elle y arrivait, parce qu’elle était douée ; mais j’ai fini par lui dire que c’était du sadisme, qu’on ne pouvait pas faire ça sur scène, et elle l’a compris. C’est un pouvoir que tu as sur scène ; on s’approprie l’histoire à travers les émotions de la·e spectateur·ice.
 

Cela pose aussi la question de la limite. Peut-on tout représenter sur scène ? Comment définir la limite, si tant est qu’elle existe ?

Mes limites sont avant tout celles de cell·eux qui sont sur scène. Je dois accepter cela. Mais cette limite n’est jamais là où l’on pense. Un·e acteur·ice peut jouer un meurtre horrible, jouer entièrement nu·e, mais i·el parlera plus difficilement de el·lui-même. Parce qu’il s’agit d’une chose personnelle, authentique et privée. C’est plus simple de jouer une chose objectivement cruelle et ignoble, que de parler de soi.

Ensuite, il y a la question de la légitimité. Qu’est-ce qui est légitimé par ce que nous disions et qu’est-ce qui ne l’est pas ? Qu’est-ce qui peut être utilisé dans le sens de l’histoire pour décrire le monde ? Qu’est-ce qui est juste comme excès absurde ? C’est en fait la question principale d’un art réaliste : qu’est-ce qui est cathartique ? Il faut montrer le réel dans sa réalité objective, pour essayer d’atteindre ces petits moments où nous touchons très justement au réel, où nous essayons de comprendre ce que signifie être humain, être ensemble, être vivant·e, mourir… C’est pour cela que nous devons avoir ces moments d’intensité ! Il faut ces moments d’intensité pasoliniens et sadiens ! Pour mieux nous comprendre. Et toujours se poser la question : pourquoi produire du théâtre, comment produire du théâtre ?
 

Alors pourquoi produire La Dernière génération ?

Je suis un peu un marxiste mélancolique comme Pasolini (Il rit). Notre société devient trop rhétorique dans sa façon de vivre. J’ai besoin de nouvelles expériences pour penser une autre société. En Europe de l’Ouest, il y a vraiment une éradication de la vie primitive… L’idéologie de la vie primitive, de la vie traditionnelle, on l’a jetée dans les bras de la droite. Le titre La Dernière génération provient d’un poème de Pasolini, où il se désole de nos façons de vivre, où l’on recherche constamment la perfection, la perfection dans le corps, la perfection dans une langue sans accent, et ainsi de suite.


Chez Pasolini, il y a aussi la question de l’uniformisation de la vie. Tout le monde se ressemble, les spécificités régionales disparaissent. La Dernière génération est-ce aussi un moyen de célébrer la différence, notamment avec ce corps que nous ne voulons plus voir ?

Avec Pasolini, nous sommes très différents à beaucoup d’égards, mais je veux parler de la disparition de la vie, je veux montrer la vie, fêter la vie ! Dans la première version, lorsque je travaillais avec les acteur·ices du théâtre HORA, j’ai été très choqué par leur absence. Je ne les voyais que sur scène, jamais dans la rue. I·Els sont invisibles : i·els sont soit dans des institutions soit sur scène, mais i·els sont totalement exclu·es de la société. Quand j’étais enfant, je voyais des personnes atteintes de trisomie 21 régulièrement, i·els étaient mes voisin·es. Il y en avait dans mon village, et pas simplement parce que je vivais dans un petit village suisse (Il rit) ; mais parce nous vivions dans une société qui avait l’habitude de les côtoyer. Et depuis une trentaine d’années nous les excluons, et dans les trente prochaines années, nous allons peut-être les faire disparaitre. Alors, je veux montrer ces corps ! Je veux poser la question : « Pourquoi nous ne trouvons plus que quelques espaces particuliers où i·els peuvent être présent·es ? » Pourquoi devraient-i·els disparaître ? Et on le fait de la manière la plus cruelle, la plus fasciste : en les tuant tous·tes.

Ces personnes sont pourtant les gens les plus vivants que j’aie jamais rencontrés. Et comme vous l’avez dit : en Belgique, dans plus de 90% des cas, i·els ne voient même pas le jour. Pourquoi ? Parce notre société a décidé qu’il devait s’agir de la dernière génération. Et alors, que se passe-t-il maintenant ? Voilà ce qui m’intéresse réellement.

— Entretien réalisé par le Théâtre de Liège

© Dominique Houcmant - Goldo
© Gloria Scorier