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Théâtre National Wallonie-Bruxelles
Entretien

L'importance de nommer

Virginie Jortay

Ces enfants-là
Comment rendre audible et nommer l’expérience si violente, si informulable, si méconnue qu’est l’inceste mère-enfant et dont personne n’a envie a priori d’entendre le récit ? Comment raconter l’irracontable ? Comment représenter l’irreprésentable ? C’est tout l’enjeu du roman Ces enfants-là de et adapté au théâtre par Virginie Jortay et sa complice Anne Sylvain.
Des images clés, des gestes soignants, des regards insistants racontent. Enfin, briser le silence et le tabou de l’inceste maternel. Et reconnaître son ampleur. On ne peut plus y rester sourd·es.
© Marie-Françoise Plissart

Comment fait-on récit de ce qui est intime – non voué à être raconté – et de ce qui est irracontable ? Et comment représente-t-on l’irreprésentable sur un plateau ?

Je n’ai jamais pu formuler l’inceste en tant que tel. Seul le temps le permet. Ce n’est qu’après plusieurs dépliements que j’ai réussi à éclaircir ce qui s’était passé. Et l’affirmer. Pour beaucoup la mère, reste une figure iconique intouchable. L’inceste maternel est un impensé. Donc impensable. J’ai toujours su que j’avais grandi dans un climat incestuel. Dans ma famille, les corps des femmes, mais aussi ceux des enfants, étaient sexualisés. Cette atmosphère que l’on qualifie (ou justifie) erronément par « c’était l’époque », sous couvert d’une soi-disant révolution des mœurs, a permis aux prédateur·ices sexuel·les d’opérer librement. D’une certaine manière, la libération sexuelle a rendu légitimes leurs actes.

Depuis que je suis enfant, je sais que mon corps a été colonisé par cette mère, elle-même enfant narcissique manipulatrice. Ma seule manière d’y échapper a été de grandir puis de m’enfuir.

Il a été nécessaire de contextualiser les dynamiques incestuelles qui entretiennent la confusion physique et psychologique. Pour comprendre que les abus sont autant les produits de l’époque que les fruits de ceux et celles que ma mère a manipulé·es : les médecins, les ami·es…

J’ai occulté tous ces faits et gestes, j’ai pris énormément de temps et d’énergie à les enfouir, pour vivre.

Ce n’est que lorsque cette mère a tenté de reproduire ses abus sur mes propres enfants, que je n’ai plus pu les ignorer. C’est parce que ce qui se passait me dépassait que j’ai commencé à écrire et que c’est devenu un roman.

J’avais mon livre en main quand il m’est enfin apparue l’image claire de ce qui s’était passé. Et ce n’est qu’après avoir lu Le Berceau des dominations de Dorothée Dussy que j’ai pris conscience de la gravité des choses. Ce n’est qu’après que j’ai découvert la pensée de Françoise Héritier, à travers son ouvrage Les Deux sœurs et leur mère.

L’inceste premier, c’est l’inceste qui opère par truchements. Il fait des détours. Ici, il n’y a pas une « sexualité ouverte » comme on se la représente dans les cas malheureusement connus. C’est bien parce qu’il n’y a pas d’image qu’on ne peut pas l’imaginer. Il y a une sexualité symbolique. Elle est de l’ordre du pouvoir, de la jouissance dans l’anéantissement de l’autre. Il y a des gestes, des regards, des actes qui posent le fait que vous n’êtes qu’une extension du corps maternel, une sorte de polype qu’il peut tolérer ou décider de l’heure de son ablation.


Comment avez-vous adapté concrètement le roman au théâtre ?

C’était LA question. Devais-je adapter fidèlement le roman ? Avec le père, la fille, la mère, les 25 personnages ? Ou non ? Je me suis dit que je devais cesser de tergiverser et assumer. Je devais assumer ! J’ai donc choisi l’épure, sans fioritures, pour mettre au centre le récit. Et c’est avec la complicité de Anne Sylvain que le cœur du propos s’est déployé. Il n’y avait plus qu’à réorganiser les mots et en faire des tableaux. Les mêmes mots scénarisés autrement.

J’ai opté pour la narration incarnée, éclatant le « je » de la narratrice du roman en un « je » dual conjugué au présent, au passé, et même au futur. C’est à dire le point de vue de la narratrice ici et maintenant, le point de vue de la narratrice qui vieillit et pour laquelle la clarté du passé se précise.

Littéralement, nous avons cherché l’enfant dans les dynamiques et les rythmes propres à l’écriture, dans les mots et le mouvement. Symboliquement, nous avons cherché l’enfant dans la poupée qui est une sorte d’objet transitionnel qu’on délaisse, dont on s’occupe et prend soin. Et surtout, qui est la petite qu’on va chercher.
 

Comment défendre la cause des femmes, être féministe, sans taire qu’elles peuvent être violentes ? Comment traiter cette difficile question : dans un monde où elles sont dominées, les femmes peuvent choisir d’être des bourreaux...

Le nœud est là. L’enfant ne veut pas condamner la mère. J’ai toujours voulu protéger ma mère. Pour moi, il était hors de question d’enfoncer cette femme elle-même victime du patriarcat. Cette mère était à la fois bourreau et proie, oscillant d’une position à l’autre. Elle se pensait supérieure aux hommes qu’elle dominait et qui la détruisaient. Ses mécanismes étaient ceux de sa survie et je pensais la comprendre. Les points de vue féministes ont été salvateurs mais je me suis fourvoyée en essayant de l’y intéresser. Il était évident que la fille que j’étais lui laissait sa place de combattante et s’inclinait devant sa force vitale. Face à ses attaques, je m’effaçais ou m’opposais. L’inceste provoque souvent son effacement : boulimie, anorexie, maladie, suicide. L’enfant incestué·e meurt souvent prématurément. Dit simplement, la fille ne condamne pas la mère parce qu’elle est elle-même une femme.
 

Depuis l’endroit où vous vous situez, que peut l’art et que ne peut pas ni la transmission des savoirs à l’université, ni le droit ? En matière de traitement de la question de l’inceste ? Et de sa compréhension ?

Il y a quelques années Virginie Despentes disait en substance : j’ai été violée et je n’ai trouvé aucun livre qui en parle. Aujourd’hui, c’est différent. Les livres qui parlent du viol, de la culture du viol sont nombreux. Toutefois, il est encore très difficile de trouver des livres sur l’inceste maternel.

80 % des viols ont lieu dans l’entourage proche de la victime, dont une grande partie sont qualifiés d’incestueux. L’inceste est constitutif de nos familles. Le reconnaître, c’est sortir du silence et du tabou. Contrairement à la loi qui est plus laborieuse à faire évoluer, l’art peut s’emparer du sujet. Les gestes de création font avancer les choses à coups de poing. Bien sûr, l’artiste ne se dit pas : je vais faire avancer le monde. Il fait avec ce qu’il a. Le pouvoir de suggestion de penser autrement peut ricocher. Les artistes peuvent enfoncer les portes, avancer des hypothèses qui ne sont absolument pas scientifiques et améliorer le travail de thèse. Par exemple, on le voit bien dans le film La Pianiste de Michael Haneke. Même s’il n'y a aucun geste explicite, Erika (Isabelle Huppert) et sa mère (Annie Girardot) forment un saisissant « couple incestueux » dans une atmosphère mortifère : elles dorment ensemble et, ensemble, elles ont éliminé les hommes autour d’elles. L’inceste maternel crée des pathologies chez la fille qui s’automutile par pur plaisir masochiste.

Ce qui est compliqué dans l’inceste maternel, c’est qu’il n’y a pas d’organe pénétrant. On approche de ce qui se passe tout en s’en éloignant constamment. À un moment donné, l’inceste maternel, il faut le nommer !

Propos extraits par Sylvia Botella de la rencontre « M comme mère, I comme Inceste » initiée dans le cadre du partenariat Université libre de Bruxelles et Théâtre National Wallonie-Bruxelles, le 22 novembre 2023. L’occasion d’explorer l’adaptation au théâtre du roman Ces enfants-là de et par Virginie Jortay (ed. Les Impressions nouvelles).

Avec Virginie Jortay, metteuse en scène et autrice ; Reine Prat, autrice et haute fonctionnaire ; Isabelle Rorive, professeure à la Faculté de Droit et de Criminologie et conseillère des autorités de l’ULB.

Modération : Sylvia Botella, dramaturge du Théâtre National Wallonie-Bruxelles et enseignante, Master en Arts du Spectacle, ULB ; Cécile Vanderpelen–Diagre, professeure d’histoire contemporaine et conseillère genre et diversité, ULB.

En présence de Valérie Piette, vice-rectrice à l’enseignement et à la qualité et professeure d’histoire contemporaine, ULB.

© Gloria Scorier