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Théâtre National Wallonie-Bruxelles
Entretien

La scène doit regarder le réel en face

Milo Rau

La Dernière génération, ou les 120 journées de Sodome
En créant une nouvelle version de sa pièce La Dernière génération, ou les 120 journées de Sodome avec le Theater Stap! en 2023, le metteur en scène, dramaturge et directeur des Wiener Festwochen Milo Rau veut, par le prisme du handicap, le film Salò ou les 120 Journées de Sodome de Pier Paolo Pasolini (1975) et le livre Les Cent Vingt Journées de Sodome ou l’École du Libertinage du Marquis de Sade (1785), attirer notre attention sur nos contradictions.
L’artiste pose ici un regard néo-réaliste nimbé de poésie et d’humour sur nos réalités, sans visée moralisatrice. Et surtout, il fait en sorte que « le théâtre redevienne un espace idéologique non déclaré ». Le questionnement positif brille toujours de mille feux dans l’œuvre de Milo Rau.
© Dominique Houcmant - Goldo

Du temps s’est écoulé entre la création de La Dernière génération, ou les 120 journées de Sodome en 2017 ­– juste après Five Easy Pieces et avant La Reprise Histoire(s) du théâtre ­– et sa recréation en 2023. Au-delà de l’enjeu de constituer un répertoire contemporain, quels sont pour vous les véritables enjeux de la récréation de la pièce actuellement à Liège, à Gand et à Bruxelles ?

De manière générale, le dépistage et diagnostic prénatal s’est grandement amélioré. Depuis 2017, en Belgique, le test prénatal non invasif (NIPT) est entièrement remboursé. Il s’est donc généralisé. Aujourd’hui, 80 % des femmes enceintes choisissent d’y recourir. Ce qui a pour conséquence une très large diminution du nombre de nouveau-nés atteint·es du syndrome de Down (ou trisomie 21) par an. Ce qui peut relever d’une forme « d’eugénisme libéral ». Attention, je pèse mes mots. Les personnes sont bien évidemment libres de ne pas garder l’enfant atteint d’une maladie génétique. D’où le titre métaphorique de la pièce, La Dernière génération.

Même si du point de vue des dramaturgies, la pièce s’appuie toujours sur les œuvres pasolinienne et sadienne, elle est moins une recréation qu’une création en 2023. C’est d’autant plus vrai que la structure narrative de la pièce repose sur la vie réelle et les histoires intimes des acteur·ices du Theater Stap! – qui sont très différentes de celles des acteur·ices du Théâter Hora avec lesquel·les j’ai créé la pièce au Schauspielhaus Zürich.
 

Comme dans Five Easy Pieces, en revisitant l’œuvre pasolinienne et sadienne, il y a une sorte de réarticulation entre le geste extrêmement théâtralisé malgré la caméra, le conditionnement de la victime par son bourreau et la non condition sociale et politique de la personne porteuse de handicap. La fiction se continue dans le réel. Que nous dit précisément La Dernière génération, ou les 120 journées de Sodome ?

Dans la pièce, la violence sociale et la violence scénique se montent parallèlement et se propagent de manière à raconter deux histoires contiguës. D’un côté, il y a celle de l’élite bourgeoise – à laquelle j’appartiens – qui veut représenter les minorités sur le plateau telles que les personnes porteuses de handicap ou les enfants. Tout simplement, la diversité. Et de l’autre, la société qui « efface » les personnes porteuses de handicap dans son histoire collective. Ici, la réalité esthétique vient contredire la réalité sociale. On trouve une autre rhétorique, une autre manière de libérer l’individu qui fait cas de la possibilité d’être solidaire.

On voit bien qu’il est difficile de concilier la liberté individuelle, le droit à l’avortement et la vie dans l’impératif éthique. Mon geste artistique doit dès lors surtout consister en une puissance de dialectique. Dit très vite, je réimporte les contradictions sur le plateau qui devient l’espace de la rhétorique purifiée de la bourgeoisie. Mon « faire scénique » est davantage tenté par un geste comme celui-ci plutôt que par la recherche et la définition d’un commun.

Le plus important pour moi est de créer avec les personnes concernées. Ici, ce sont les acteur·ices du Theater Stap!. Ce ne sont pas seulement les acteur·ices professionnel·les tel·les que Koen De Sutter ou Jacqueline Bollen qui en parlent. Il y a du point de vue cathartique une autre solidarité possible dans la violence, particulièrement manifeste dans la poésie ou l’humour.
 

Il y a dans le jeu des acteur·ices du Theater Stap!, une forte authenticité, une intensité de l’expression. I·Els amènent une distorsion du temps, de l’espace et de la réalité communément admises. Comment les qualités singulières des acteur·ices permettent-elles de revisiter d’une part l’œuvre de Pasolini et de Sade. Et d’autre part, requestionner les conventions théâtrales ?

J’aime beaucoup la critique publiée dans le journal De Standaard. Elle pointe le fait que contrairement à d’habitude, les acteur·ices du Theater Stap! ne sont pas « utilisé·es » dans une visée moralisatrice dans la pièce. I·Els ne sont pas « assigné·es ». I·Els sont les victimes de leurs bourreaux. I·Els évoluent dans la réalité de ce qu’on leur fait. C’est ce que j’ai fait précisément dans Five Easy Pieces. C’est ce que je fais dans ma prochaine création Les Enfants de Médée avec des enfants.

Généralement, il est communément admis que l’on ne doit pas traumatiser les personnes sur le plateau avec ce que nous leur faisons réellement vivre dans la société. Franchement, j’ai toujours eu beaucoup de mal à comprendre cette part idéologique dans notre discours moderne. Pour moi, non seulement elle victimise la personne mais elle s’approprie aussi son histoire. Pasolini est sans doute celui qui a le plus réfléchi sur ces questions-là en s’attaquant à la mécanique du fascisme. La scène doit regarder le réel en face !

Le monologue final du fasciste dans la pièce Catarina et la beauté de tuer des fascistes de Tiago Rodrigues est sur ce point éloquent. Nous devons écouter le discours idéologique du fasciste. C’est ce que j’ai fait à ma manière dans la performance Breivik´s Statement qui reprend la plaidoirie d'Anders B. Breivik, terroriste et meurtrier norvégien d'extrême droite, prononcée le 17 avril 2012 devant le tribunal d'Oslo.

Que ce soit en France, en Suisse ou en Belgique, un grand pourcentage de personnes vote pour des politiques qui ont ce type de discours fascistes. Pourquoi ne pas les représenter sur le plateau ? « Ne pas le faire » revient à nous désarmer philosophiquement, humainement. Et aussi, poétiquement. Ce qui est inacceptable et complètement absurde !

Il faut rethéâtraliser le théâtre. Il est temps. Le théâtre doit redevenir un espace idéologique non déclaré. C’est là que réside précisément une autre approche possible du réalisme. Ou néo-réalisme, aujourd’hui. Pour moi, La Dernière génération, ou les 120 journées de Sodome est en ce sens une sorte de laboratoire du langage et de la forme, des émotions et des solidarités. Je me suis beaucoup questionné.
 

Comment la question de la violence, de la sexualité et du sadisme s’est-elle posée concrètement à vous et à la troupe ? Comment la dédramatiser sans l’édulcorer ?

Le processus de création s’est avéré complexe pour créer un espace safe – ce qui est normal. Durant un an, nous avons regardé le film Salò ou les 120 Journées de Sodome de Pier Paolo Pasolini, discuter avec les parents et les acteur·ices afin d’être certain·es de comprendre ce que nous faisions et (ré)inventer d’autres manières de travailler collectivement.

Nous avons fait un véritable examen de conscience : est-il bien nécessaire de créer à nouveau La Dernière génération, ou les 120 journées de Sodome en 2023 ? J’y ai longuement réfléchi. J’ai accepté finalement de le faire.

Après avoir rencontré Marc Bryssinck et Ingrid Van den Bergh, les fondateur·ices du Theater Stap! et discuté longuement avec eull·eux, je leur ai demandé de diriger artistiquement les acteur·ices de la troupe. Pour moi comme pour eull·eux, c’était fondamental. Depuis 20 ans, i·els travaillent sur des projets qui évacuent toutes les questions contradictoires que soulève La Dernière génération, ou les 120 journées de Sodome. Je dis souvent en plaisantant et en jouant sur les mots : c’est le projet Stap! Next step! Notre urgence est ici plus grande que nos doutes.

Dans La Dernière génération, ou les 120 journées de Sodome nous mettons à plat toutes les contradictions possibles qui concernent le NIPT – même si j’y suis favorable – et l’élite bourgeoise à laquelle j’appartiens : celle qui prône la diversité sur les plateaux de théâtre sans parvenir à la réaliser pleinement dans la société. Certes, je critique le théâtre mais il est pour moi indispensable.

Je discute beaucoup avec Tiago Rodrigues. Nous nous questionnons sur nos fonctions respectives de directeur de festival. Tiago Rodrigues dirige le Festival d’Avignon. Je viens de prendre la direction des Wiener Festwochen. Quel sens, cela a-t-il de diriger l’un des plus importants festivals au monde ? C’est presque absurde. La réalité nous ramène constamment aux logiques qui sont questionnables : la politique politicienne, le mainstream, les financements. Entrer dans l’institution peut s’évérer extrêmement dangereux intellectuellement.

Pourquoi se confronter à de telles contradictions ? Pour moi, c’est toujours LA question. Celle du pour et du contre. Ce d’autant que je m’attèle à des projets politiques. Il m’arrive de refuser de faire un projet. Par exemple, on m’a souvent demandé ces quinze dernières années de créer un spectacle sur le conflit israélo-palestinien. Je me suis rendu plusieurs fois au Proche-Orient, j’ai eu de nombreuses conversations pour arriver toujours au même constat qui est sans appel. Je ne suis pas la bonne personne pour dire quelque chose sur ce qui se passe là-bas. Ma biographie, ma culture, l’endroit où je me situe, m’en empêchent. Il est important de se dire, et surtout d’accepter, que parfois on ne sait pas.

D’une certaine manière, la pièce s’appuie sur la question du regard : sa nature, ce qu’il dit, ce qu’il ne dit pas. Qui regarde dans la pièce ? Que regarde-t-on dans la pièce ?

Dans son ouvrage La Mort de la tragédie, le philosophe et critique littéraire George Steiner analyse les tragédie grecque, élisabéthaine et classique française. Dans l’histoire de l’humanité, le regard de dieu disparaît. Tandis que le regard de la société apparaît. Il y a là une lutte. C’est là que naît précisément le drame bourgeois.

D’une certaine manière, aujourd’hui, nous sommes plongé·es dans le drame bourgeois qui évacue les contradictions. Dit très vite, il suffirait d’éliminer le test prénatal pour que tout aille dans le meilleur des mondes. Mais c’est oublier trop vite que dans le drame persiste la part du tragique éthique. Précisément, c’est là que la question du regard se pose.

Dans La Dernière génération, ou les 120 journées de Sodome, le regard est double. Il y a, d’une part, le regard de la société qui est à la fois pédagogique et sadique. Et d’autre part, celui de la caméra néo-réaliste qui regarde les visages comme s’ils étaient ceux des premiers et derniers humains ; ceux de la dernière génération. Quels sont les traits spécifiques de la personne ? Quelle est sa tendresse ? Quel est son humour ? Autant de questions pour en faire l’allégorie sadique de la société dans laquelle nous vivons – qui représente ce que nous sommes, ainsi que nos actes.
 

Au-delà de la question du regard, il s’agit de trouver la bonne distance entre vous, les acteur·ices, les spectateur·ices. Sur quoi porte précisément votre vigilance pour la réalisation d’une telle pièce qui traite de l’eugénisme contemporain ? Vous êtes-vous imposé des limites à ne pas dépasser ?

Récemment, j’ai relu l’entretien que nous avions fait ensemble sur Five Easy Pieces en 2015. Vous m’aviez posé la même question. Je vous avais répondu en substance : les limites que je me pose, sont celles des personnes sur le plateau. Ce ne sont pas les limites des spectateur·ices, ni mes propres limites qui sont d’ailleurs plus grandes. Est-ce que les acteur·ices du Theater Stap! connaissent leurs limites ? Pour y répondre, nous nous sommes reposé·es sur leur cercle social.

Ce qui est intéressant avec les enfants ou les acteur·ices porteur·ses de handicap, c’est qu’i·els ont chacun·e des limites très variables. Si je suis nu sur scène, est-ce que mes cousins et mes parents vont comprendre mon geste ? Pareil pour moi. Cela ne me dérange pas d’être nu sur scène. Mais je n’aimerais pas que mes filles me voient ainsi : que fait notre père ? Pour moi, c’est la vraie question. Et pas celle de la nudité.

Bien évidemment, nous posons la question aux parents des acteur·ices : quelles sont vos limites ? Qu’en pensez-vous ?

Lorsque nous avons débuté le travail, nous avons regardé ensemble le film Salò ou les 120 Journées de Sodome de Pasolini. Certain·es nous ont interrogé·es sur la scène du repas au cours duquel les protagonistes mangent les excréments. Est-ce que ce sont des excréments humains ? Ou bien est-ce que c’est du chocolat ? Tandis que d’autres nous ont immédiatement dit : je suis désolé·e, je ne suis pas capable de jouer cette scène.
 

Y a-t-il un avant et un après La Dernière génération, ou les 120 journées de Sodome ?

Il y a bien sûr des choses que je ne fais plus de la même manière. Mon assistante qui avait déjà travaillé avec moi sur la création de la pièce à Zürich, m’a suggéré de respecter ma propre histoire. C’est-à-dire de mettre en perspective le geste artistique réalisé en 2017. Comme c’était le cas, auparavant dans Five easy Pieces et comme ça l’a été après dans La Reprise Histoire(s) du théâtre, ce qui m’intéressait à ce moment-là, c’était l’acte de violence. Alors que dans Orestes in Mosul ou Antigone in the Amazon, ce qui m’intéresse c’est l’acte de solidarité collectif.

Récemment, j’ai fait découvrir La Dernière génération, ou les 120 journées de Sodome au NTGent à toute l’équipe artistique de ma prochaine création Les Enfants de Médée. Ce qui nous a amenées à nous poser la question de la représentation de la violence avec les enfants.

La figure du narrateur (non porteur de handicap) qui abuse – l’abus est ici théâtralisé, il est dénaturalisé, il est allégorique – dans la pièce est la même figure que celle dans Five Easy Peaces ou La Reprise. Tandis que la figure du narrateur dans Les Enfants de Médée est différente. Elle est plus compréhensive. Elle aide les enfants à se libérer de l’histoire aliénante. Les enfants ne sont plus les victimes muettes que l’on va tuer dans le hors scène. Cela étant dit, il est intéressant d’observer la manière de faire que nous pourrions reproduire. Ou au contraire, écarter.

Bien sûr, l’acte politique de la pièce précédente se continue dans la pièce suivante. Ce d’autant que je crée des trilogies. Five Easy Pieces, La Reprise, Histoire(s) du théâtre (I) et La Dernière génération, ou les 120 journées de Sodome en forme une.

La Dernière génération, ou les 120 journées de Sodome version 2023 est beaucoup plus poétique et humaniste que la version originale, me semble-t-il. En 2017, j’étais plus intéressé par la question de la représentation de la violence au théâtre : montrer la violence à la petite bourgeoisie Aujourd’hui, cette question est moins importante pour moi. Et aussi, pour la société qui s’interroge sur les alternatives au libéralisme, au capitalisme.
 

Je me souviens de la conversation que nous avions eue en 2020 à l’issue de la première vague du confinement dans laquelle vous me disiez que ça serait pire. Tandis que je pensais qu’une révolution sensible se produirait. Vous aviez raison : c’est pire ! Néanmoins, on observe que dans le même mouvement, il y a des gestes d’amour, une tendresse, une empathie, une solidarité possible – ce n’est pas tout à fait pareil.

Je pense que pour la majorité du monde, c’est pire. Tandis que pour la petite classe culturelle européenne qui est la nôtre, c’est différent. Durant la pandémie, nous avons expérimenté de plein fouet le caractère « non essentiel » et/ou « inhumain » de bon nombre de nos pratiques. Nous avons donc essayé de ne pas reproduire toutes nos erreurs, en empruntant d’autres voies praticables : celles de la tendresse, de l’attention. D’autres manières de produire plus durables. En tout cas, c’est ce que j’essaie de faire aux Wiener Festwochen.

— Entretien réalisé par Sylvia Botella en décembre 2023

© Dominique Houcmant - Goldo
© Gloria Scorier