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Théâtre National Wallonie-Bruxelles
Entretien

Où notre part de mystère se loge-t-elle aujourd’hui ?

Olivier Martin-Salvan

Péplum médiéval
Metteur en scène, comédien et dramaturge, Olivier Martin-Salvan s’impose avec une folle liberté comme l’un des grands spécialistes éclairés du Moyen Âge sur la scène actuelle.
Dans la rêverie acidulée Péplum médiéval, il scrute fougueusement par le prisme de cette époque, le spleen d’une adolescence urbaine assoiffée d’aventures et de mystères. Il rappelle avec le dramaturge Valérian Guillaume et la troupe permanente Catalyse du Centre National pour la Création Adaptée à Morlaix combien il est important de repenser la période moyenâgeuse pour inventer une société post-urbaine plus solidaire, inclusive et durable. Péplum médiéval impressionne par sa poésie, son esprit et son sens de l’humour. Conversation.
© Martin Argyroglo

Il y a beaucoup de liens entre vos différents spectacles, dont notamment celui du langage. Pourquoi le langage vous intéresse-t-il autant ? Que peut-il ?

On pourrait croire que mon intérêt pour le langage s’enracine essentiellement dans mon travail avec le metteur en scène, auteur et peintre Valère Novarina ou dans l’œuvre de François Rabelais. Mon goût pour les sonorités vient de plus loin. Il faut remonter à ma petite enfance.

Ma sœur ainée, qui a dix ans de plus que moi, a beaucoup observé son petit frère (rires). Il paraît qu’avant de prononcer le mot « maman » ou le mot « papa », j’ai gazouillé « régggggggéééé naïïïttttt tititi», phrase extraite du fameux tube Reggae Night de Jimmy Cliff qui passait en boucle à la radio au début des années 1980.

Mon premier rapport au monde, c’est l’oreille. Il passe par la sonorité des mots. Si je ne pense pas avoir l’oreille absolue, j’ai développé très tôt une excellente oreille musicale. C’est pourquoi, pour moi, travailler sur un texte de Valère Novarina ou sur un texte de François Rabelais me paraît aussi familier.


D’où vient votre fascination pour les sonorités ? Qu’amènent-elles ?

Ce qui n’est pas proprement verbal me plaît. Hormis ma langue maternelle qui est le français, je parle peu de langues. Pourtant, je n’éprouve aucune difficulté à discuter avec des personnes dans le monde entier. Il est possible de communiquer sans parler la même langue. Nous sommes tous·tes capables de nous faire comprendre de différentes manières, plus créatives : un sourire, un geste, un mouvement de la tête, une intonation.

Lorsque j’ai rencontré Valère Novarina, j’avais 22 ans. J’ai travaillé une dizaine d’années avec lui. Il a la particularité de retourner en profondeur le langage, d’inventer des mots et des expressions, de jouer avec la polyphonie des sens. Il travaille avec des ethnologues, des philologues. Pour l’autodidacte que je suis, sa manière presque enfantine de requestionner le langage m’interpelle profondément.


Ce n’est pas la première fois que vous travaillez avec Valérian Guillaume. On dit de lui qu’il est l’héritier de Valère Novarina. Pourquoi travailler avec lui ?

Valérian Guillaume est pour moi davantage l’héritier de François Rabelais que celui de Valère Novarina. Il invente aussi des nouveaux mots qui pourraient entrer dans le dictionnaire de langue française. Le monde intérieur de Valérian Guillaume est riche et extrêmement sensible, peuplé de créatures, un peu à la Jérôme Bosch.

Il a ceci de particulier qu’il peut écrire des choses apparemment « normales », alors qu’elles ne le sont pas. Lorsque nous nous sommes rencontrés, il voulait adapter au théâtre son roman Nul si découvert publié aux Éditions de l’Olivier. Je l’ai lu. J’ai accepté d’interpréter le monologue éponyme qu’il a aussi mis en scène. Dans la foulée, je lui ai demandé d’écrire Péplum médiéval. Une sorte de donnant-donnant, jouissif et réjouissant.

Alors que la pièce tourne, nous réduisons, nous assaisonnons encore le texte. Nous le précisons. C’est un peu comme cuisiner des épinards frais. Le volume réduit à la cuisson (rires).


Bien sûr, vous connaissez bien la troupe Catalyse. Mais comment a-t-elle reçu votre proposition de travailler avec elle sur Péplum médiéval ? Quel a été votre principal défi ? Car le projet est très audacieux tant du point de vue de la langue, que du récit ou des dramaturgies.

Je connais la troupe Catalyse depuis huit ans. Je les ai rencontré·es quand j’étais artiste associé au Quartz - Scène nationale de Brest. Son directeur était persuadé que notre rencontre serait décisive. Il avait raison. J’ai été immédiatement époustouflé par la justesse de leur jeu et leurs potentialités singulières.

Rapidement, i·els sont venu·es voir mes spectacles au Quartz. Nous avons beaucoup discuté ensemble. Ell·eux comme moi, avions l’envie brûlante de travailler ensemble.

De manière générale, je n’aime pas l’idée que les spectateur·ices viennent « VOIR des acteur·ices porteur·ses de handicap », se demandant s’i·els sont réellement conscient·es de ce qu’i·els jouent sur le plateau. C’est affreux ! C’est la raison pour laquelle, pour Péplum médiéval, j’ai voulu d’emblée constituer un groupe dans lequel i·els ne seraient pas majoritaires.

Je veux avant tout que les spectateur·ices fassent l’expérience d’un spectacle choral dans lequel i·els découvrent la puissance de jeu des acteur·ices de Catalyse parmi d’autres acteur·ices non porteur·ses de handicap. Et surtout, qu’i·els ressentent organiquement ce que signifie le mot « inclusion ».
 

Concrètement, comment ont-i·els travaillé tous·tes ensemble ?

Le processus de création de Péplum médiéval est très différent de ceux de mes pièces précédentes.

Il m’importait avant tout de constituer un groupe homogène, composé d’artistes professionnel·les capables de travailler avec les artistes professionnel·les porteur·ses de handicap de la troupe Catalyse dont on perçoit très vite la puissance de jeu, la justesse de rythme, du rapport au présent et au monde.

J’ai dû auditionner beaucoup d’artistes professionnel·les. Parce que la plupart se réfugiaient dans la fiction, se cachaient derrière le personnage. Tandis que les acteur·ices de la troupe Catalyse sont incapables de « tricher ». Pas parce qu’i·els sont naïf·ves ! Parce qu’i·els ont un rapport au monde, et à l’art, sans filtre. I·Els sont conscient·es absolument de tout. I·Els ont quelque chose de plus transparent et émouvant. Là est la différence essentielle.

Contrairement à beaucoup de spectacles actuels, les acteur·ices porteur·ses de handicap jouent ici des personnages de fiction : le roi, la reine, l’oracle. Il n’y est aucunement question de leurs vies de personnes porteuses de handicap.
 

La scénographie est merveilleusement colorée et ludique. Comment avez-vous réagi la première fois où vous avez vu les décors et les costumes ? Comment vous les êtes-vous appropriés ?

Ce spectacle est particulier. J’ai beaucoup discuté avec Yvan Clédat et Coco Petitpierre. Nous nous sommes inspiré·es de la chambre d’un enfant, en imaginant une main de 12 mètres capable de soulever le château pour montrer que ce que nous voyions sur le plateau était actionné par un enfant. Nous nous sommes rendu compte dans l’écriture que Péplum médiéval était le rêve d’un enfant qui devenait adolescent. C’est pourquoi, on y entend la musique des jeux vidéo, qu’il y a un château ou que des enfants courent partout. Comme dans les peintures moyenâgeuses, nous jouons magiquement des échelles. Ainsi, le château est petit et grand à la fois. Ce qui lui donne une dimension immédiatement fictionnelle. C’est incroyable de le voir « grandir » ou « rapetisser ». Ceci nous le devons à l’exigence et à l’excellence des ateliers de constructions du Théâtre National Wallonie-Bruxelles, l’un des meilleurs d’Europe, me semble-t-il. Pareil, pour l’atelier costume et scénographie textile du Théâtre.

Il y a le lien que vous dessinez entre l’enfant qui devient adolescent, les décors façon Playmobil, la joie pure et les silhouettes que l’on retrouve dans les peintures de Bosch ou Bruegel. Tout cela renvoie-t-il aux images de vos propres rêves sur le Moyen Âge ?

Je suis comme le saumon qui remonte la rivière. J’ai exploré le XVIIe siècle en jouant dans Le Bourgeois gentilhomme de Molière sous la direction de Benjamin Lazar. Puis, le XVIe en me plongeant dans l’œuvre de François Rabelais. Ce qui me bouleverse dans le Moyen Âge, c’est l’humanisme, le rapport à la nature, à la beauté. D’une certaine façon, cela me renvoie à mes souvenirs.

Il est communément admis que le Moyen Âge s’achève au moment de la post-industrialisation. Pour moi, il s’achève dans les années 1990. Je ne suis pas de nature pessimiste. Ma nostalgie est peut-être la tentative de renouer avec ce qui me manque, avec ce quelque chose qui serait là pour toujours : l’être ensemble, la communauté. J’ai quarante ans. J’ai grandi en ruralité. Les enfants couraient dans le village. On jouait dans la cour du voisin agriculteur. Cette foule, je la retrouve dans l’œuvre de Rabelais. Ou bien dans les peintures de Bosch. Ou encore dans les peintures de Bruegel. C’est la puissance du collectif que je reconvoque dans Péplum médiéval, et dans le théâtre tout court.
 

Le Moyen Âge est un motif presque obsédant chez vous. Que peut le Moyen Âge ?

J’ai conscience d’avoir fait un pari audacieux. J’ai rêvé ce grand spectacle en pleine crise de la covid-19. Les artistes porteur·ses de handicap étaient surprotégé·es, masqué·es. Le gel hydroalcoolique était constamment à portée de main pour éviter la contagion. Avec le recul, je réalise à quel point nos conditions de travail étaient surréelles et allaient à l’encontre de notre désir d’inclusion.

Dans mon parcours, j’ai été amené à travailler sur le Moyen Âge, et les XIVe et XVe siècles, « l’automne du moyen » pour reprendre le titre du célèbre livre de Johan Husinga. Si cette époque se caractérise avant tout par la Guerre de Cent Ans entrecoupée de trêves, de famines terribles et d’une pandémie effroyable – la peste noire –, elle se caractérise également par des grandes percées artistiques. Au Moyen Âge, ces deux infinis sont emportés dans un même mouvement, ils se lisent ensemble.

Comme ce fut le cas dans l’entre-deux-guerres – entre la fin de la Première Guerre mondiale et le début de la Seconde Guerre mondiale – et comme ça a été le cas au sortir de la crise sanitaire récente : les formes artistiques explosent, tonitruantes, dans les champs en jachère.

Les pires moments de l’humanité cristallisent le scintillement vif des arts. La création y apparaît fleurie, gigantesque. La nature résiste, elle se découvre à nouveau, jeune et belle. La terre brûlée se recouvre. Qu’est-ce qui repousse ? Quels germes ? Tout cela me fascine.
 

Puisque dans Péplum médiéval, il est question du rêve d’un enfant qui grandit, lorsque vous rêvez, à quoi rêvez-vous ? Est-ce que les images de vos rêves inspirent des images dans vos spectacles ?

Votre question est intéressante. Avant de créer Péplum médiéval, je ne me souvenais pas de mes rêves. Depuis, je m’en souviens. C’est grâce aussi au travail que mène Virgile Novarina (ndlr, fils de Valère Novarina) sur le sommeil profond en lien avec la communauté scientifique. J’invite d’ailleurs tout le monde à se pencher sur son univers artistique. Il a développé des techniques qui permettent de se souvenir de ses rêves. L’une d’elles est très simple. Il suffit de mettre un carnet et un stylo près de son lit. Et d’écrire ses rêves dès que l’on se réveille la nuit ou le matin. Ainsi, nous nous souvenons de nos rêves éveillé·es. Notre vie nocturne résonne dans notre vie diurne.

J’en ai beaucoup discuté avec Valérian Guillaume. Qu’est-ce que nos rêves font à nos jours ? Quels liens existent entre nos nuits et nos jours ? On parle beaucoup du coma : ce sommeil profond dans lequel les personnes sont enfermées. Mais qu’est-ce que cela signifie être enfermé·e dans une journée qui ne finit pas sans pouvoir s’endormir ?

Il est intéressant de comprendre qu’au Moyen Âge, il faut décrypter les signes. Tout y est très mystérieux. Qu’est-ce que ça veut dire quand la lune est rousse ? Qu’est-ce que ça veut dire quand il y a un orage ? Les significations sont fertiles, elles produisent des effets. C’est à cet endroit qu’il nous a intéressé d’interroger le mystère, ainsi que le temps et l’espace dans le spectacle. C’est passionnant. Ce d’autant que nous disposons aujourd’hui d’un vaste ensemble de connaissances. Où notre part de mystère se loge-t-elle aujourd’hui ?

— Entretien réalisé par Sylvia Botella en décembre 2023

© Gloria Scorier