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Théâtre National Wallonie-Bruxelles
Entretien

Un endroit extrêmement désirable

Marion Siéfert

Daddy
Spectacle qui mêle texte, danse, musique et jeu vidéo, Daddy est comme une boîte à illusions dans une boîte à illusions, où réel et virtuel se confondent. Marion Siéfert, sa metteuse en scène, prend le temps de nous donner quelques clés pour appréhender le spectacle et nous aider à savoir de quel côté on se trouve.

Daddy raconte l'histoire de Mara, treize ans, qui vit dans la banlieue de Perpignan, dans le sud de la France. Elle s'ennuie, prise dans un quotidien familial dans lequel il n'y a pas beaucoup de place pour elle. Ses parents font des métiers très prenant, le père est agent de sécurité et la mère est aide soignante en réanimation. Elle passe pas mal de temps à jouer aux jeux vidéo – c’est sa bulle d'air –, à ce qu'on appelle des « role-plays », ces jeux où on se crée un avatar, un personnage. On lui invente une vie, on improvise avec d'autres joueurs qui font la même chose en direct. Ça produit des histoires, un peu comme du théâtre, mais en jeux vidéo. 

Le rêve de Mara est de devenir actrice. En jouant en ligne, elle rencontre Julien, un homme de 27 ans – le double de son âge –, avec qui elle s'entend bien et qui lui propose de faire une visio « pour faire plus connaissance ». Quand il comprend que son rêve est de devenir actrice, il lui propose de le suivre dans un nouveau jeu, Daddy, dans lequel on peut aller avec son vrai corps, en lui promettant qu’il va l'aider à réaliser son rêve, qu’il va investir de l'argent sur elle pour qu’elle puisse se faire repérer et devenir une star.

© Matthieu Bareyre

L’idée est vraiment de représenter cette réalité virtuelle avec les armes du théâtre – le corps, la présence des acteur·ices – et de créer, tout au long du spectacle, un trouble de la perception. On vit en se disant pour se rassurer qu’il y a d'un côté la réalité tangible et de l'autre le virtuel, qui serait l'endroit du faux. Ce qui m'intéresse c’est d'inverser les rapports – dans la pièce, ce qui apparaît comme le plus tangible, c'est le virtuel –, pour nous faire prendre conscience des effets que ça a sur nous, sur nos corps et de la place énorme que ça prend dans nos vies. Les spectateur·ices sont embarqué·es dans cette réalité virtuelle. Ils sont les followers, ce qu'on appelle la « fan base », ceux qui regardent. Dans la pièce, i·els sont voyeur·ses, témoins qui valident ou pas, mais qui assistent à tout ce qui se passe. 

Comme Mara, on est dans ce piège fascinant qu’est le jeu. En tant que spectateur·ice, on est à ses côtés, on est charmé·e, on sent le danger, mais on se laisse embarquer. C’est un endroit extrêmement désirable qui fonctionne sur la pulsion. Nous aussi on a envie d'y jouer.

© Matthieu Bareyre

À partir du moment où on s’est dit c’était un jeu vidéo dans lequel elle ne va pas arrêter d’évoluer, ça nous permettait de passer d'un registre à un autre. Avec cette spécificité qu'on retrouve aussi souvent sur Internet. Par exemple, dans Fortenite, un avatar de Spiderman peut côtoyer celui de la mère Noël; des univers très différents s'entrecroisent, fusionnent dans cette immense machine à recycler qui fonctionne par références, par vol, par captation. J’avais envie de montrer cette espèce de grosse mécanique capitaliste à l’œuvre qui se nourrit de toutes ces influences. Et pour nous, dans l'écriture, dans la conception de la pièce et dans le jeu, cette absence de limite dans la représentation était jouissive.

Pour les acteur·ices, ce sont des grosses partitions. D’autant que la plupart jouent deux rôles. Voire plus, puisque dans le jeu même i·els se mettent à jouer encore d’autres personnages. I·Els sont parfois obligé·es de switcher complètement et d'entrer dans des logiques de jeu très différentes d’une scène à l’autre.

On joue à chaque fois avec l'architecture des lieux qui nous accueillent. Chaque théâtre a ses spécificités, des contraintes qui vont nous intéresser. Oui, la cage de scène fait partie de la scénographie, mais quand je dis que je l'ai créé pour l'Odéon, c’est en pensant aussi à la fonction symbolique de pouvoir que représente un théâtre comme celui-là, avec son système de répartition des spectateur·ices très particulier – les plus riches sont en bas, les plus pauvres en haut –, avec des codes sociaux très importants. Jouer à l'Odéon, ça veut dire symboliquement qu'on a accès à un lieu de pouvoir, un haut lieu de la culture. Et c'est vrai que parler d'un sujet tabou, de la pédophilie, de cette manière là, par la fiction, qui plus est en mettant en scène un personnage, le personnage principal, Julien, un jeune homme qui a de l'argent, qui pourrait venir du 6e arrondissement. Il y a un rapport de classes assez fort. Le spectacle parle de ça aussi, des conditions, de l'abus, de toutes ces choses là qui ont été importantes pour moi au fil de la création.

Et puis, à chaque fois qu'il y a eu dans l'histoire une grande innovation, que ce soit celle du roman, du cinéma, le théâtre en son temps, maintenant les jeux vidéo, il y a ce débat sur cette grande machine à illusions dans laquelle les gens se perdent. C'est une perte de temps. On juge moralement le jeu vidéo comme un espace dangereux, un espace qui vient pervertir la réalité. J’ai l'impression que cette grande question de la fiction se rejoue au fil du temps, qu’elle revient toujours, inlassablement. Et du coup, ça me plaisait d'aborder cette question là dans cet espace historique qui est celui de l'Odéon. Le plus vieux théâtre de Paris, cette boîte à illusions, pour écrin des représentations.

Ensuite, quand on joue dans d'autres théâtres, qui portent d'autres histoires, comme le Théâtre National, beaucoup plus moderne dans son architecture, ça crée autre chose. Souvent, il y a une proximité plus forte, une intimité plus importante. On joue là-dessus. Et là, ça va être les seules dates de la saison hors de France. Et ça va être intéressant parce que la Belgique… On en a parlé avec la direction du Théâtre National lorsque j'étais en train d’écrire le spectacle. la Belgique a son histoire avec la pédophilie, mais cette fois-ci, c'est une histoire qui vient d'ailleurs, qui se passe ailleurs, avec d’autres codes, on va dire ceux de la France. Même si c'est culturellement proche, ce n’est pas le même pays. Il y aura donc à la fois, je pense, cette distance et cette proximité très forte. Je suis assez curieuse de voir comment le public va réagir. 

— Propos recueillis en janvier 2024

© Gloria Scorier