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Théâtre National Wallonie-Bruxelles
Entretien

La musique ça se regarde

Samuel Achache

Sans tambour
Samuel Achache revient avec Sans tambour, une histoire de séparation sur fond de Tristan et Iseult, de prosodies et des compositions de Robert Schumann tirés de Liederkreis op.39, Frauenliebe und Leben op.42, Myrthen op. 25, Dichterliebe op.48 et Liederkreis op.24. L’artiste amorce ici un travail d’auscultation ensorcelant sur le déclin d’un couple dans une maison déglingue. Une forme virtuose sur la complexité des liens entre le théâtre et la musique. Le « et » est important. Rencontre.
© Jean-Louis Fernandez

Heiner Müller dit : « quand tout a été dit, la musique peut commencer ». Qu’en pensez-vous ?

Dans Sans tambour, il y a un aller-retour constant et un dialogue de plus en plus resserré entre la musique et le théâtre, tendant vers une forme presque utopique. La phrase d’Heiner Müller m’apparait très sentencieuse : la musique commencerait quand il n’y a plus rien à dire ? En ce qui nous concerne, nous pourrions inverser les mots dans cette phrase.


La séparation est le thème central de Sans tambour. Dans toute séparation,  il y a la destruction qui est elle-même la métaphore de la création. C’est peut-être là, que la musique commence ? 

Lorsqu’on rompt avec la personne que l’on aime, est-ce que tout a été dit ? Est-ce que trop de choses ont été dites ? Ou pas suffisamment dites ? De toute façon, tout n’est jamais dit. C’est ce qui permet d’ailleurs la circulation entre plusieurs niveaux de récits dans la pièce. Quelque chose manque.


Est-ce que la musique peut combler les vides qui existent ?

Évidemment ! Ce qui ne signifie pas pour autant que la musique est le médium par défaut ! Elle exprime autre chose que les mots. Au moment précis de la rupture amoureuse, les affects remontent. Couche sur couche, le récit s’accomplit dans la pure composition musicale, dans les prosodies composées par Florent Hubert, Antonin Tri Hoang et Eve Risser à partir des improvisations des acteur·ices ; il s’accomplit dans la musicalité des voix. Se joue là, comme à l’opéra, quelque chose du récitatif écrit spécifiquement pour les acteur·ices. La parole ne se clôt jamais sur elle-même. Le récit avance avec elle.

Raison pour laquelle, sans doute, la première partie de Sans tambour se situe dans une parole « plate », d’une banalité  presque confondante où la tragédie glisse à la surface de ce qui est dit, vécu. La musique révèle la tragédie enfouie sous les couches des mots et leur trivialité.

Je pense que nous ne sommes ni Shakespeare ni Racine. Pour retrouver la vivacité de la tragédie, il faut que nous trouvions notre propre langage. (rires)


C’est intéressant ce que vous dites, la manière de dire des acteur·ices dans la pièce nous rappelle la manière de dire de la Nouvelle Vague. Où dans un même mouvement, la banalité des mots de son temps et la vérité se confondent.

Ici, les auteur·ices sont les acteur·ices. Chacun·e joue avec ce qu’i·el est, avec son langage théâtral propre, ses goûts très singuliers, sa manière de dire particulière. Ceux de Lionel Dray sont propres à son théâtre. Tandis que Sarah Le Picard a une grande culture cinématographique. La Nouvelle Vague en fait partie. C’est son ADN. Ceci expliquant sans doute cela.

Dans Sans tambour, la dramaturgie est extrêmement ouverte, elle est plurielle, les évènements (et/ou actions), les matériaux sont très hétérogènes : les arrangements collectifs à partir des lieder de Robert Schumann tirés de Liederkreis op.39, Frauenliebe und Leben op.42, Myrthen op. 25, Dichterliebe op.48, Liederkreis op.24, les fragments de Tristan et Yseult et les prosodies. Pourtant, vous parvenez à donner une impression d’unité. Comment s’est passé le processus d’écriture de la pièce ?

Il y a dans toutes mes pièces, une dramaturgie éclatée, qui est le corollaire du processus de création. Notre manière de travailler produit la forme. En dépit de l’impression que l’on a que ça tire dans tous les sens, il y a dans Sans tambour, plus que dans mes autres pièces, une unité.

Pourtant, elle résulte d’un processus de création complexe, extrêmement hétérogène, presque à l’arrache. Comment ne faire qu’un dans une somme amassée de langages personnels, musicaux et théâtraux, à la fois communs et différents ? Sans se perdre dans les trouées, les embardées que l’on s’autorise. C’est mon travail ! (rires)


À l’instar de l’œuvre de Robert Schumann caractérisée par les brusques changements d’humeur, la pensée fragmentée, la confrontation difficile du rêve à la réalité, l’humour subtil et distancié et l’optimisme ironique, les évènements très énergiques arrivent de toute part dans la pièce. Ils fusent, insérés par la dramaturgie dans des constellations nouvelles.

Sans tambour se situe dans un en-de-ça, une écriture fragmentée et fragmentaire propre à Schumann, et surtout aux Romantiques allemands de l’école de Ièna. Pour eux, c’est la façon la plus juste d’approcher une forme d’absolu, dans la littérature comme dans la musique. C’est ça qui crée les cassures, les basculements brusques, le condensé et l’ironie. Rien n’est univoque.

À l’image du Romantique amoureux éconduit et torturé répond souvent l’humour ; celui de de Heine dont les poèmes ont inspiré des cycles entiers dans l’œuvre de Schumann. Le Romantisme allemand est bien plus drôle et plus complexe qu’on ne le pense.

Avec le recul, je ne sais pas comment, nous y sommes parvenu·es ? C’est un peu comme les paroles de Anfangs écrit par Heine sur une musique composée à partir d’un choral de Bach :
Au début, j’étais presque découragé,
Et je croyais ne jamais le supporter ;
Et pourtant je l’ai quand même supporté
Mais ne me demande pas comment.
Comment ?


Est-ce qu’on peut dire que la musique conduit le langage dramaturgique ?

On peut l’affirmer, comme on peut affirmer le contraire. Il n'est question que de cela : est-ce que la musique agit ? La musique n’est jamais le décorum du théâtre. Elle n’embellit jamais les choses, elle les râcle. Elle creuse en profondeur. Elle est constitutive de ce qui se joue théâtralement. Si on enlève la musique, il n’y a plus rien. De la même manière qu’elle n’a pas vocation à être écoutée indépendamment du spectacle.

Ce choix esthétique, c’est presque politique : il y a des rapports de force, des juxtapositions, des métissages, des hybridations. L’esthétique est inclusive, plurielle.

Je ne pense pas faire du théâtre politique. Nous ne portons pas un discours politique en tant que tel. En revanche, notre manière de créer, fait politique.
Je ne dirai jamais que tout est politique ni même que monter sur un plateau est politique. Quand bien même ça l’est, je ne vois pas ce que je pourrais y ajouter.

Pour moi, ça a toujours été une question. Sans doute, parce que j’ai travaillé avec le metteur en scène et auteur Sylvain Creuzevault qui traite frontalement les questions politiques.
C’est peut-être dans la confrontation des différentes manières de parler, que se loge le politique dans la pièce. C’est ce que permet le processus de création avant tout. Personne ne fait autorité en dehors de cel·leux qui sont sur le plateau. Je suis le metteur en scène mais je ne suis pas l’auteur, et encore moins le censeur. On pourrait dire que les auteur·ices du spectacle sont toutes les personnes qui ont répété, mais en premier lieu ce sont les acteur·ices, les musicien·nes et moi. Les droits d’auteur·ices sont d’ailleurs partagés à égalité entre nous.


Ici, d’une certaine manière, « le voir approfondit l’écoute ».

J’ai débuté mon parcours de mise en scène avec Jeanne Candel qui dirige aujourd’hui le Théâtre de l’Aquarium à Paris. Nous avons mise en scène Le Crocodile trompeur / Didon et Enée, à partir de l’opéra de Purcell avec en tête une question comme un mantra : comment peut-on regarder la musique ? Et écouter le théâtre ? Aussi étonnant que ça puisse paraître pour certain·es, la musique, ça se regarde ! Nous n’entendons pas de la même manière quelque chose que l’on voit.


Votre théâtre s’apparente moins à du « théâtre musical » qu’à « du théâtre et de la musique ». Le « et » est important, me semble-t-il.

C’est exactement ça ! S’il n’y a pas de musique, il n’y a pas de spectacle. C’est pourquoi, le texte de Sans tambour n’est pas publiable en l’état. Il est très mince. C’est une trentaine de pages de transcription de ce qui est dit. Les partitions de musique sont éparpillées un peu partout. Si demain, je devais demander la partition musicale complète de la pièce à Florent Hubert, il me répondrait que c’est quasiment impossible (rires). Parce que certaines musiques ont été directement arrangées en jouant sur le plateau. Parce que Antonin-Tri Hoang, Florent Hubert et Eve Risser ont composé directement en live des musiques. Ce qui signifie que même si la pièce Sans Tambour est fixée, elle continue de s’écrire.


Quelle est votre chanson d’amour préférée ?

Votre question est très intime. (rires). En ce moment, j’aime écouter les chansons d’amour italiennes. Par exemple, Cosa sono le nuvole que chante Domenico Modugno à la fin du court-métrage éponyme de Pier Paolo Pasolini. Ou Io sono il vento de Mina

— Entretien réalisé par Sylvia Botella en janvier 2024

© Gloria Scorier