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Théâtre National Wallonie-Bruxelles
Rencontre

L’écriture post-binaire

Une joyeuse aventure poétique et politique

Quand graphistes, typographes, chargé·es et responsables de communication et de médiation se réunissent pour échanger sur les enjeux et défis des écritures inclusives, ça donne des échanges passionnants ! Le 28 novembre, un premier rendez-vous a réuni les professionnel·les au Théâtre National Wallonie-Bruxelles.

Depuis quelques saisons, c’est avec curiosité, réjouissement, parfois incompréhension et même colère que les publics de plusieurs institutions culturelles bruxelloises découvrent les nouvelles identités graphiques de ces dernières. Au sein des brochures, au moyen de nouveaux glyphes – dessins de caractère – et de typographies originales, ces structures prennent performativement position dans les débats suscités au sein de la société civile par l’écriture inclusive, non- ou post-binaire, en explorant les différentes formes qu’elles pourraient prendre pour dire et ouvrir vers un monde aux identités multiples.

Ces typologies sont présentées moins comme des points d’aboutissements que comme des tentatives formelles résultant des réflexions en cours. Elles ont été élaborées grâce à des compagnonnages artistiques et intellectuels multiples, dont ceux de la collective Bye Bye Binary qui a collaboré à la réalisation des nouvelles identités graphiques du Théâtre National, des Halles de Schaerbeek, de la Balsamine, etc.

Pour les équipes de ces institutions, le travail ne s’arrête pas là et la réflexion doit s’étendre à l’ensemble du secteur aux prises avec les enjeux et les difficultés de répondre aux besoins d’inclusion de la société. Il s’agit également de lutter contre les pratiques de vernis queer que certaines structures se contentent d’appliquer sur leurs initiatives sans pour autant en changer les pratiques. C’est à cette fin qu’une table ronde a réuni le 28 novembre au Théâtre National Wallonie-Bruxelles une cinquantaine de professionnel·les de différentes institutions belges, afin d’échanger sur les initiatives mises en œuvre dans leur structure et/ou les désirs et résistances exprimées au sein de leurs équipes pour le faire. La journée était coorganisée avec Bye Bye Binary afin de présenter non seulement la collective, ses différents projets et témoigner de leur travail avec les institutions réunies, mais pour partager également de manière plus large les enjeux et défis de ces écritures et de cell·eux qui les créent.

Même si elle s’inscrit dans un processus à l’œuvre pour certain·es depuis plus de deux ans, cette rencontre est la première d’une série de rendez-vous qui permettront de développer en intelligence collective des dynamiques joyeuses, en invitant d’autres institutions et acteur·ices culturel·les à les rejoindre. La Pointe les accompagne dans ce cheminement et, dans une volonté de partage manifestée par les acteur·ices réuni·es, rend publique ces réflexions et les pistes qui s’en dégagent.

Les questions et expériences partagées étaient nombreuses et passionnantes. Lors d’un premier tour de table les participant·es ont identifié une série de difficultés pour la mise en place de ces écritures :

  • Le personnel n’est pas formé à ces écritures, n’en a pas l’habitude et peut se sentir démuni face à des outils et codes dont il ne maîtrise pas les usages. Cette formation et la mise en pratique nécessitent du temps, un temps qui, souvent, fait défaut. C’est en particulier le cas dans les institutions multilingues au sein desquelles l’écriture inclusive en français demande au personnel non-francophone un temps de réflexion qui constitue une étape de travail supplémentaire qui peut décourager. Il manque des outils, des cadres clairs afin de rendre l’usage de l’inclusif automatique dans l’ensemble des communications.
  • En l’absence d’une initiative des directions, ce sont parfois les échanges et collaborations avec les artistes qui déplacent et font réfléchir les équipes. Ces dernier·es partagent leurs pratiques et les solutions qu’i·els mettent en place pour communiquer sur leur projet et participent ce faisant à la transformation des institutions. De même, ce sont parfois des membres de l’équipe qui, de manière informelle et progressive, initient ces changements, sans décisions de la part des directions.
  • Dans de nombreuses institutions, c’est d’abord dans les équipes en charge des publics que ces questions et pratiques se développent car elles sont confrontées directement aux besoins de communication dans des situations concrètes. Ces situations d’échanges suscitent des stratégies et réponses différentes en fonction des contextes : ainsi, pour les activités de médiation, les publics peuvent réagir de manière très différente. Si dans certaines structures, l’usage de l’inclusif est une évidence, dans d’autres lieux cet usage va crisper et potentiellement provoquer des conflits. Des médiateur·ices culturel·les peuvent alors faire le choix de l’éviter afin de ne pas brusquer ces publics mais, aussi, éviter de déplacer les enjeux de la rencontre. Il s’agit donc de ne pas exclure d’autres publics. Comment faire pour être inclusif avec tous·tes et réellement accessible lorsqu’on utilise ces écritures, sans reproduire des inégalités socio-culturelles liées à la maîtrise du langage ?

Toutes ces questions n’ont pas pu être abordées lors de cette première rencontre qui s’est concentrée ensuite sur trois sujets principaux : la question du point médian, le défi des usages et appropriations (les licences) des nouveaux glyphes et les enjeux des langues, particulièrement importants dans une ville comme Bruxelles.

Le point médian, sujet médiatique

On le sait, ce petit point placé au sein d’un mot pour, notamment, y insérer les formes féminines, masculines et plurielles, cristallise l’attention sur la scène publique ces dernières années. Rappelons que ce n’est pas avec le point médian et sa généralisation dans les communications que le sexisme sera résolu mais qu’il faut au contraire considérer que les débats que l’écriture inclusive suscite sont souvent révélateurs des préconceptions sexistes. Pour éviter de brusquer les publics tout en mettant en place d’autres pratiques langagières, certains opérateurs privilégient l’écriture épicène et l’invention de mots-valises. I·Els décident de passer par une neutralisation du langage, d’éviter les tournures de phrases qui renvoient au genre. Cela invite selon eux également à une inventivité, voire à davantage de poésie. On peut se demander toutefois si ces stratégies d’évitement ne concourent pas à une invisibilisation des luttes post-binaires en masquant ces différentes identités. Il faudrait, au contraire, représenter dans l’écriture les personnes invisibilisées et discriminées. Les typographes présent·es montrent différents exemples de solutions graphiques élaborées afin d’éviter ce signe qui non seulement crée une coupure dans la lecture mais qui réaffirme également une binarité des genres. I·Els insistent: les typographes débordent de créativité pour trouver des typos qui, au lieu de diviser, rassemblent. I·Els citent les exemples de l’Adelphe Floréal et l’Adelphe Fructidor: la première ajoute des accents sous les premières lettres des terminaisons masculines et féminines, la seconde propose l’usage d’une lettre alternative (dessin), qui  permet de combiner le féminin et le masculin au sein d’une forme nouvelle, au lieu de juxtaposer l’un à l’autre.

Afin de promouvoir cette écriture post-binaire, les différentes fontes conçues sont accessibles sur le site de la collective, qui concourt ainsi à leur diffusion et usage par le plus grand nombre. De fait, actuellement, ces pratiques se développent surtout autour de la licence libre, étant donné qu’une partie de ces écritures se développent à partir de polices de caractère libres que les dessinateur·ices enrichissent.  

Appropriations, usages et rémunérations

C’est également dans cet esprit de partage que les collaborations ont été menées avec les institutions culturelles pour développer leur nouvelle identité graphique. Une pratique pas évidente pour des équipes qui devaient accepter de pas avoir l’exclusivité à long terme des glyphes conçus pour leur nouvelle identité visuelle ! La question des appropriations, usages et rémunérations est de fait au cœur de nombreux débats et suscite des réponses diverses. Ainsi, si de nombreux graphistes décident de travailler sous la licence OFL (Open Front License) qui a l’avantage d’être très permissive, de pouvoir être modifiée par cell·eux qui l’utilisent et redistribuée, d’autres craignent que leurs typographies fassent l’objet d’extractivisme par des institutions et structures qui ne partagent pas leurs valeurs et cherchent ainsi à en protéger les usages par des licences telles  Nonviolent Public Licenses, WTFPL ou encore CC, License Amicale, etc. chacune d’entre elles fixant des conditions spécifiques d’utilisation.

La question de la rémunération juste sous-tend également ces débats. Les collaborations actuellement mises en place entre Bye Bye Binary et les « grosses » institutions telles le Théâtre National et les Halles de Schaerbeek constituent un exemple de bonne pratique : les graphistes sont rémunéré·es pour leur travail par des acteurs culturels qui ont les moyens suffisants pour le faire et ce travail est ensuite mis à disposition du plus grand nombre. C’est donc non seulement par la création et l’utilisation au sein des institutions d’une typographie inclusive mais aussi par ces processus de mise en commun que se manifestent aujourd’hui l’engagement des institutions.  

La question des langues

Enfin, la question des langues dans lesquelles les institutions bruxelloises doivent communiquer suscite le besoin d’un traitement identique pour chacune des langues et les réponses manquent à ce sujet. Les locuteurs germanophones, néerlandophones et anglophones témoignent que les débats sont beaucoup moins passionnels dans leurs médias et institutions. Ces écritures sont actuellement relativement peu utilisées dans les institutions culturelles, sans doute parce que ces langues sont également moins genrées que le français. Il y a donc peut-être moins d’urgence.

Pour répondre aujourd’hui aux besoins des institutions bruxelloises, la Collective BBB travaille de manière empirique, en trouvant des solutions chaque fois que des questions précises se posent, tout en menant en parallèle des recherches sur le développement d’écritures post-binaires dans les différentes langues. À suivre donc !

D’ici le prochain rendez-vous qui aura lieu en juin, on peut retenir de cette première rencontre qu’il s’agit d’un champ de réflexion et de pratiques en plein développement et qui, en tant que tel, est ouvert aux essais et aux erreurs. Les solutions qui sont actuellement mises en place sont transitoires, ce sont des tentatives face à des situations et contextes précis. Aussi, pour répondre aux inquiétudes exprimées par plusieurs participant·es, il ne faut pas hésiter à essayer et explorer les différentes pistes actuellement disponibles. Il faut s’autoriser à expérimenter en interne et de manière joyeuse de nouveaux langages et moyens de communication en se demandant par exemple ce qui est faisable, ce qui est souhaitable, déterminer ce qu’on fait maintenant et ce qu’on fera plus tard. Bref, voir les écritures post-binaires comme une aventure sociale, poétique et politique de tous les jours.

— Karolina Svobodova pour La Pointe

© Gloria Scorier