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Théâtre National Wallonie-Bruxelles
Entretien

Être à l’os de l’émotion

Marion Siéfert

Daddy
Après le succès fracassant de _jeanne_dark_ au théâtre et sur Instagram, Daddy signe le retour en forme(s) de la metteuse en scène Marion Siéfert. Une pièce à la fois critique et inventive où le jeu vidéo permet à l’artiste avec Matthieu Bareyre de dénoncer la folie des adultes dès qu’i·els ont le pouvoir. Et surtout, les abus qu’i·els commettent délibérément sur les adolescent·es. Avec, en toile de fond, le portrait d’une époque, celle de l’ultracapitalisme, la nôtre. Une des plus intéressantes découvertes de ce début d’année. Conversation.
© Matthieu Bareyre

Certaines de vos pièces telles que Le Grand Sommeil, _jeanne_dark_ ou Daddy semblent pour vous une manière d’explorer plus profondément la question de l’adolescence. Pourquoi ?

Ce n’est pas un processus conscient. Mes pièces sont le fruit de questions intimes. Je suis mon désir du moment sans forcément chercher à élucider pourquoi j’ai envie de creuser cette question, et pas une autre.

En ce qui concerne Le Grand Sommeil, j’avais très envie de travailler avec ma petite cousine Jeanne âgée de 11 ans, qui était au sortir de l’enfance. Avec le recul, si j’avais envie de travailler avec elle et Helena de Laurens, c’était pour retrouver mon propre plaisir d’enfant. À cet âge-là, je créais des mini spectacles de théâtre.

Mon désir de faire du théâtre remonte à l’enfance. Je fais du théâtre aujourd’hui avec la même énergie, les mêmes sensations. Sans doute, parce que je suis autodidacte. Je n’ai fait aucune école supérieure d’art.


Pourquoi Daddy, aujourd’hui ?

Dans la plupart de mes pièces, que ce soit Le Grand Sommeil, où j’aborde entre autres la question des relations conflictuelles qui existent entre le monde des enfants et le monde des adultes, ou même La Pièce d’actualité n°12 : Du Sale qui est la rencontre entre la rappeuse Laetitia Kerfa et la danseuse de popping Janice Bieleu, je m’attache à la figure de l’enfant. Ce qui a fortiori m’a amenée à m’interroger sur la pédophilie. Depuis 2016, j’ai envie de créer une pièce qui traite de cette question-là. Pour un bon nombre de raisons personnelles, j’ai senti que j’étais prête à m’y confronter.


Chaque nouvelle pièce semble pour vous une manière d’explorer plus profondément le théâtre à travers diverses formes.

C’est un beau compliment. Explorer ce que j’ai déjà exploré, m’ennuie. Lorsque je me remets au travail, je me demande : qu’est-ce que je n’ai pas encore défriché ? Pour moi, créer, c’est toujours le saut dans l’inconnu. Ce matin, je lisais un entretien avec David Bowie. Il disait en substance : on attend souvent de vous que vous reproduisiez ce que vous savez faire. C’est là sans doute le plus grand piège ! C’est confortable et rassurant, à la fois. Lorsqu’on crée, on doit perdre pied.


Il y a dans Daddy l’idée d’élargir l’espace. Ou en tout cas, mêler les espaces, jouer sur les franchissements de seuils, entre le politique et la poétique, les dominé·es et les dominant·es, le virtuel et le réel, le merveilleux et le crime. Comment avez-vous travaillé concrètement sur Daddy ?

J’ai écrit la pièce avec le cinéaste Matthieu Bareyre avec lequel je travaille depuis une dizaine d’années. D’abord, j’ai mené l’enquête dans des champs extrêmement différents. Nous avons beaucoup discuté ensemble jusqu’à ce que nous décidions d’aborder la question de la pédophilie par le prisme du jeu vidéo. De manière à donner une forme théâtrale à notre récit, et à nous octroyer une grande liberté dans l’écriture. Nous ne voulions pas nous enfermer dans une esthétique naturaliste. 

Nous voulions aborder le sujet de société avec la flamboyance de la fiction. C’est ce que peut le jeu vidéo : basculer d’un registre à un autre, créer des personnages « bigger than life » qui carburent à un haut régime pulsionnel. Ensuite, nous avons défini le type du jeu vidéo, inventé les règles. Nous avons avancé dans l’écriture de l’histoire, affiné les contours des personnages, trouvé les manières de parler de chacun·e.

Souvent ce qui me gêne dans les pièces actuelles, c’est qu’on sent plus l’auteur·ice que les personnages. J’entends la voix de l’auteur·ice et pas celle des personnages.

À travers le langage, il y a beaucoup de choses qui passent. Le langage trahit les idéologies de l’époque.

C’est important de le souligner. Dans Daddy, tous·tes les comédien·nes sont prodigieux·ses, et Lila Houel, qui interprète le personnage de Mara, en particulier.  Comment l’avez-vous rencontrée ?

J’ai fait un grand casting. J’ai rencontré plus de 1000 personnes, parmi elles, il y avait Lila Houel. Je demandais à chacune de jouer le monologue du début de _jeanne_dark_, de chanter une chanson et de danser sur sa musique préférée. Ensuite, je leur racontais la pièce et nous discutions.

Lila, c’est une évidence ! Lorsque je l’ai rencontrée, elle avait quatorze ans et demi. Elle possédait la puissance de jeu et d’émotion rare et nécessaire pour le rôle.


Au cinéma, on fait de plus en plus appel à des coordinateur·ices d’intimité lorsqu’on tourne des scènes sensibles pour assurer le bien-être des acteur·ices. Vous ne montrez pas le viol. Mais la scène qui suit est suffisamment explicite pour qu’on comprenne que le viol a eu lieu. Comment avez-vous travaillé avec Lila Houel sur la pédocriminalité ?

J’ai été très surprise de découvrir que la plupart des jeunes filles n’ignorent rien de ces questions-là aujourd’hui. Je n’avais pas besoin de leur expliquer les situations. La plupart ont déjà été contactées par des hommes plus âgés. Ou harcelées sur les réseaux sociaux. Ou encore ont des ami·es qui se sont fait·es malheureusement piégé·es. Elles comprennent très bien de quoi il s’agit. C’est pourquoi, le sujet leur tient tant à cœur.

Pour moi, il était important que Lila maîtrise pleinement le sens de la pièce. C’était fondamental qu’elle comprenne tout. Nous avons beaucoup discuté, débriefé durant les répétitions. C’était naturel et passionnant à la fois. Je ne voulais pas la projeter dans une scène avec des comédien·nes plus âgé·es sans avoir préalablement discuté de la scène avec elle.

Nous avons également demandé à une psychologue – à la fois psychologue du travail et psychoclinicienne spécialiste des enfants – de l’accompagner afin qu’elle puisse lui dire ce qu’elle n’oserait peut-être pas me dire. Parce que je suis la metteuse en scène. Je suis symboliquement « la cheffe » !


Comment avez-vous travaillé concrètement avec l’ensemble des comédien·nes ?

J’ai voulu travailler avec des natures de comédien·ne très fortes. À l’exception de Lila Houel, chaque comédien·ne joue plusieurs personnages. Ce qui demande à chacun·e une très grande agilité. C’est particulièrement vrai pour Charles-Henri Wolff et Émilie Cazenave qui jouent les personnages du père et de la mère dans la première partie de la pièce. Et ensuite, des rôles extrêmement différents. Ils expérimentent tour à tour des codes de jeu très divers. Ainsi, Émilie Cazenave joue d’abord de manière très naturaliste. Puis, de manière presque cartoonesque. I·Els accomplissent un véritable travail de composition, mêlant le chant et la danse.

Le processus de création s’est avéré long et complexe. La pièce s’est écrite au fur et à mesure des répétitions. Avec Matthieu Bareyre, nous avons intégré certaines propositions des comédien·nes dans l’écriture, des petites phrases, des expressions, des manières d’être. C’est un travail de dentelle.

C’est vrai. Je demande aux comédien·nes d’être investis dans le sens des mots qu’i·els disent. Ce qui signifie de ne pas recouvrir les mots de « tics de jeu » ou d’intentions extérieures à ce qui est dit. Je leur demande d’être à l’os de l’émotion.

Dans le même temps, les comédien·nes ont des vraies partitions. Elles sont très écrites, extrêmement précises. Nous travaillons beaucoup sur le rythme de la parole. Pourquoi ce mot et par un autre ? Qu’est-ce qui s’y loge ? Qu’est-ce qui circule entre deux phrases ? La partition varie d’un·e comédien·ne à l’autre. Par exemple, la partition de Lou Chrétien-Février contient une part d’improvisation : elle descend dans le public. Tandis que celle de Jennifer Gold superpose la parole et la chorégraphie. À force de travail, i·els ont acquis une grande liberté d’interprétation dans un canevas très précis.

© Matthieu Bareyre

Ce qui frappe dans le spectacle Daddy, c’est qu’il résulte d’un grand travail documentaire sur le phénomène des « sugar daddies », jusqu’à la pédocriminalité. Pourtant, vous allez résolument vers le théâtre. Étonnamment, la pièce est très théâtrale et théâtralisée. Est-ce que c’est ce que vous avez compris ?  Qu’il fallait élargir le champ des mondes virtuels, aller du côté du théâtre pour mieux comprendre les pièges à enfants ?

Tout simplement, je fais du théâtre. Je cherche donc une forme et un récit qui sont éminemment théâtraux. Si j’avais choisi de réaliser un film, je n’aurais pas fait le choix de traiter l’histoire de Mara, 13 ans, par le biais du jeu vidéo. C’est certain.


Vous auriez pu emprunter davantage de motifs au format « jeu vidéo » et les « retraiter » sur le plateau de théâtre.

Après _jeanne_dark_, qui est quasiment une pièce pour Instagram, j’avais envie de faire tout simplement du théâtre. Au sortir du confinement, je n’en pouvais plus du virtuel. 

Lorsqu’on joue à l’Odéon-Théâtre de l’Europe ou au Théâtre National Wallonie-Bruxelles, on arpente les plus grands plateaux de théâtre européens, on collabore avec les différents corps de métier du théâtre, on expérimente la grande machinerie théâtrale. C’est une chance inouïe ! Je voulais aussi que le spectacle porte en lui une histoire de l’illusion. Un théâtre comme celui de l’Odéon a occupé en son temps la fonction que les jeux vidéo occupent aujourd’hui : ce sont des mondes virtuels dans lesquels on s’évade. Nous retrouvons ici le sempiternel débat sur la fiction : est-elle la fuite hors du monde réel ou bien l’espace qui nous permet d’affronter autrement la réalité ?

Avec Matthieu Bareyre, nous voulions produire un récit qui brouille la distinction bien commode entre virtuel et réel, et qui donne toute la place au rêve, au fantasme et au cauchemar. Dans nos vies, tout n’est pas aussi compartimenté. C’est pour cette raison que, dans Daddy, on ne sait plus dans quel espace on est.


Dans bon nombre de vos pièces, vous traitez du média social comme l’un des traits caractéristiques de la jeunesse et plus largement de la société. Qu’est-ce qu’il vous permet d’élargir ?

Avant tout, j’y vois le lien avec le théâtre et notre époque. Dans ma première pièce, 2 ou 3 choses que je sais de vous, je mets en avant la société de surveillance et de contrôle. Avec _jeanne_dark_, nous avons été tributaires de la censure en ligne. Il est clair qu’Instagram n’est pas le lieu du droit de la liberté d’expression. C’est l’endroit où le langage est restreint, où certains mots ne peuvent pas être employés, où certains sujets ne peuvent pas être abordés. En définitive, nous évoluons dans des espaces de propagande et de manipulation de masse.

Du point de vue des jeux en ligne, le but de la plupart est de faire de l’argent. Il ne suffit plus seulement d’acheter le jeu, il faut acheter tel ou tel skin, telle ou telle arme qui a de la valeur. Certains comptes sur Fortnite valent plusieurs dizaines de milliers de dollars. Ils favorisent la prédation. Les enfants basculent dans la spéculation financière.

C’est pareil sur TikTok. Les très jeunes gens font des matchs live TikTok pour récolter de l’argent : tapotez la team ! Tapotez la team ! Ce qui signifie : envoyez-moi des roses. Et derrière, il y a du vrai argent.

Sur les réseaux sociaux, on apprend aux gens à marchander qui ils sont. De très jeunes filles peuvent mettre en vente des photos de leurs corps, de leurs pieds. Cela peut paraître anodin mais cela prépare et prédispose à l’abus. Je dirais même que le capitalisme prédispose les enfants à être abusé·es.

La protection des enfants connait un net recul. On le voit bien. La situation des enfants sans abris ne choque personne. Pareil, pour les enfants qui sont assassiné·es aujourd’hui à Gaza.


Quel est votre sentiment concernant le mouvement #MeToo ?

Dans la pièce, Mara interprète la chanson Happier Than Ever de Billie Eilish. Cette chanson n’aurait jamais pu être écrite s’il n’y avait pas eu le mouvement #MeToo. Les paroles sont limpides. C’est pourquoi cette chanson est aussi importante pour beaucoup d’adolescent·es.

Mara comprend viscéralement cette chanson. Grâce à elle, elle peut mettre des mots sur son vécu. C’est toute la force politique du mouvement #MeToo. À partir du moment où une voix s’est élevée, des millions d’autres voix ont pu dire ce qu’elles avaient vécu et mettre des mots sur ce qu’elles avaient du mal à formuler. C’est énorme.

— Entretien réalisé par Sylvia Botella en janvier 2024

Le Rideau de saison, Maak & Transmettre · photo : Lucile Dizier, 2024