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Théâtre National Wallonie-Bruxelles
Entretien

Nous sommes certains d’une chose : la force est dans le collectif

Raoul collectif

Une rétrospective
Certain·es artistes sont puissant·es. C’est le cas du Raoul collectif. Aujourd’hui, il a 15 ans ! Et ça se fête. En 2024, leurs créations Le Signal du promeneur (2012), Rumeur et petits jours (2016) et Une cérémonie (2019) qui se font l’écho de questions humaines, politiques, sociétales et environnementales, sont reprises au Théâtre National Wallonie-Bruxelles et au KVS. L’opportunité de revenir avec eux sur ce qui les percute et sur ce qu’ils voient comme un tournant à la fois personnel et collectif. Ils agitent toujours notre présent. Rencontre inspirante.
© Christophe Raynaud de Lage

Comment vous êtes-vous rencontrés ?

Nous nous sommes rencontrés tous les cinq – Benoit Piret, Romain David, Jérôme de Falloise, David Murgia et Jean-Baptiste Szézot  à l’ESACT. Nous nous sommes découverts au gré des projets que nous avons chacun présentés ou sur lesquels nous avons travaillé ensemble. Nous regarder nous a permis d’identifier des accointances artistiques et politiques. L’idée de créer un groupe a germé lors d’une sorte de carte blanche.

Nous avons poursuivi ensuite nos conversations sur diverses matières – que l’on retrouve d’ailleurs dans notre première création Le Signal du promeneur. Chemin faisant, nous nous sommes regroupés en collectif pour créer ce spectacle.


Qu’est-ce que ça signifie créer un collectif ?

Bon nombre de jeunes artistes veulent nous rencontrer aujourd’hui parce qu’i·els ont pour projet de créer un collectif. Ce qui n’était pas notre but initial. En réalité, nous voulions surtout nous mettre autour de la table, mettre la table sur le plateau, et le plateau sur la table. (Rires)

Après Le Signal du promeneur, nous nous sommes beaucoup interrogés : de quoi ce spectacle est-il le signe ? Nous avons pris conscience que le spectacle traitait de la relation entre l’individu et le groupe (et/ou la société). Puis, nous avons créé Rumeur et petits jours – Prix Impatience 2012 – qui répond à sa manière au Signal du promeneur. 

Surtout, c’est le plaisir du jeu qui nous réunit. Depuis quinze ans, nous nous voyons évoluer, parfois à l’opposé. C’est normal. Nos modes de vie entre 18 et 28 ans ne correspondent plus à ceux qui sont les nôtres, aujourd’hui entre 35 et 45 ans. Mais le fait de diffuser nos spectacles, de les jouer et d’aller à la rencontre des publics, de continuer à les interroger… crée de fait une continuité – une série de points de rencontres entre nous – sur le long terme qui constitue également une certaine temporalité du collectif. Aujourd’hui, nous nous connaissons mieux.


« Faire collectif » c’est assumer des manières de travailler différemment et surtout des temporalités différentes.

Nos créations nécessitent du temps, celui de la réflexion, de la création et de la mise à distance. Créer en collectif, c’est résister aux cadences de travail infernales induites par les conditions de production, les manières de produire et les calendriers de moins en moins tenables. Exiger du temps, c’est pour nous fondamental pour faire surgir une sensibilité, un rapport au jeu et aux publics, et des dramaturgies singulières.

Dans le contexte actuel, nos nécessités sont difficilement audibles pour nos pairs. Parce que les schémas de production, les modes de fonctionnement très hiérarchiques et les rapports de force pèsent de tout leur poids.


Concrètement, qu’est-ce que ça signifie être un collectif en termes de méthodologie de travail ?

Travailler en collectif, c’est être patient. C’est accepter ce qui n’est pas attendu, ses propres doutes et ceux de chacun·e. C’est dormir sur les idées des autres. C’est se laisser transformer par tout ce qui nous nourrit en dehors des Raoul. C’est accueillir dans la joie tous les accidents. C’est partager des créations.

Nous n’avons pas UNE méthode, mais des méthodes. Nous en cherchons une pour chaque spectacle. Ainsi celle du Signal du promeneur n’est pas celle de Rumeur et petits jours qui n’est pas celle d’Une cérémonie. Il y a là quelque chose de l’essai/erreur. S’il y a bien une chose qui prédomine, c’est bien le plaisir de jouer, être tout simplement au plateau.

Travailler sous la direction d’un·e metteur·se en scène dans un laps de temps très court, laisse peu de place à l’erreur, à l’intuition personnelle, à ce qui peut arriver à tout moment. Alors que c’est tout ce que permet le collectif. Même si bien sûr, il nous arrive de trancher dans le vif et prendre des décisions radicales.


Comment voyez-vous l’évolution du collectif au fil du temps ?

Très vite, il nous est apparu que nous n’aurions pas un rapport exclusif au Raoul collectif. Qu’aller ailleurs serait le gage de la cohésion du Raoul collectif. C’est vrai. Nos temps de création sont longs et denses. Il est donc vital de se séparer un temps pour mieux se retrouver plus tard.

Nos manières de travailler ont évolué au fur et à mesure. Au début du collectif, nous étions cinq au plateau. Au moment de créer Une cérémonie, nous avons ouvert le collectif à Anne-Marie Loop, Yaël Steinmann, Leïla Chaarani, ainsi qu’à nos techniciens qui sont par ailleurs d’excellents musiciens - Philippe Orivel, Julien Courroye et Clément Demaria.

Ce qui de ce point de vue représente un changement. À la manière des membres d’un groupe de musique qui se retrouvent sur un concert et/ou une tournée, nous nous retrouvons pour créer un spectacle que nous ouvrons désormais à d’autres appartenances pour d’autres aventures artistiques, peut-être plus spontanées.

À l’instar du Groupov, le Raoul collectif a été programmé en 2016 au festival d’Avignon qui est l’un des plus grands festivals en Europe, voire dans le monde. Le succès a été retentissant auprès des professionnel·les et des publics. Tout le monde riait. Ce qui est très rare en Avignon.

À la générale presse, nous étions pétrifiés face aux journalistes de la radio et de la télévision, des caméramen et des photographes. (Rires) La générale était ratée. Heureusement, toutes nos peurs se sont envolées le jour de la première. Quelque chose s’est ouvert. Ce n’est qu’à l’issue de la représentation que nous avons savouré notre chance inouïe : celle de jouer au Cloître des Carmes au festival d’Avignon.

Rumeur et petits jours interroge la faillite du service public des années 1970 et les engagements de la gauche caviar un peu compromise à la droite. Il y avait dans le rire une forme de connivence entre nous et certain·es spectateur·ices du festival qui pouvaient s’y reconnaître. Tout, c’est évidemment autre chose dans le spectacle. Les dramaturgies font allusion.

À rebours des préconçus de certain·es professionnel·les français·es, le rire est pour nous le signe de l’intelligence. Un petit acte de résistance collective. C’est aussi ce qui fait de nous des êtres humains. Toutefois, notre volonté n’est pas de faire rire à tout prix.


Suite à l’annulation du festival d’Avignon en juillet 2020 à cause de la crise de la Covid-19, Une cérémonie a été programmé à La Semaine d’art en Avignon – premier nom donné en 1947 par le Maire Georges Pons et Jean Vilar à l'événement qui deviendra le Festival d’Avignon – qui a été interrompue par une énième vague de confinement.

Nous avons créé Une cérémonie dans les débris de la pandémie. Il était interdit de se rassembler, d’enterrer dignement nos morts. Le secteur culturel et artistique était considéré comme « non essentiel ».

Ce que nous disions sur le plateau durant La Semaine d’art en Avignon, la joie, la rébellion, la nécessité de se rassembler pour faire rituel, la lutte contre les violences étatiques… les spectateur·ices les ressentaient dans leur chair ! C’était une qualité de représentation extrêmement vive.

Tout était étrange : le festival d’Avignon en hiver, sans le festival Off et l’effervescence estivale. C’était le festival sans l’être tout à fait. Les personnes présentes goutaient un peu ce dont elles avaient été privées pendant des mois. La Semaine d’art en Avignon était une sorte de petite fenêtre ouverte sur les arts vivants qui s’est malheureusement refermée brutalement.


Aujourd’hui, le Raoul collectif a 15 ans. Rétrospectivement, comment voyez-vous les trois créations que vous reprenez chronologiquement ?

Avec le recul, les trois pièces constituent une trilogie. Dans Le Signal du promeneur, nous nous intéressons à la pression sociale subie par les individu·es et à leur impossibilité réelle de poser les choix qu’i·els désirent parce qu’i·els sont aux prises avec les injonctions sociétales : la performance, la réussite, la rentabilité, la norme, le cadre. On voit bien leurs conséquences néfastes : le mensonge, la maladie ou le meurtre. Le livre L’Adversaire de Emmanuel Carrère paru en 2000 l’illustre bien.

Dans Rumeur et petits jours, nous élargissons notre réflexion. Nous interrogeons l’histoire du néolibéralisme et ses avancées au XXe siècle, depuis la fondation de la Société du Mont-Pèlerin, en nous attachant à ses figures jusqu’à la parution de l’ouvrage La Route de la servitude de Friedrich Hayek en 1944 qui est l’un des grands classiques de la pensée libérale. Il a beaucoup inspiré la politique de Margaret Thatcher au Royaume-Uni et celle de Pinochet au Chili. L’histoire du capitalisme au XXe siècle est la trame de fond du spectacle. C’est aussi une fable dans laquelle le groupe menacé par le néolibéralisme et l’absence d’idéaux, réinterroge l’individu. À l’annonce de la suppression de l’émission, le groupe d’abord – par réflexe – se divise et puis se retrouve et se redécouvre ailleurs, dans un désert.

Une cérémonie est une sorte de rebonds en arrière, dans les grands archétypes théâtraux : de Sophocle jusqu’à Brecht, en passant par Shakespeare et Cervantes. Nous y questionnons le discours politique suranné. Que nous reste-t-il dans ce monde où les mythes s’enracinent dans la recherche du profit qui agit comme un véritable rouleau compresseur ? Quels sont nos récits ? À quoi faisons-nous face ? Que faisons-nous en groupe ? Quels sont nos rituels face aux crises écologiques, financières ou pandémiques ? Quels sont nos grimages ? Quelles sont nos parures pour traverser les crises ? Le désespoir, le chaos est partout.

Cependant, nous sommes certains d’une chose : la force est dans le collectif ! Le spectacle est une fête à la fois très joyeuse et extrêmement triste. Nous avons l’énergie nécessaire pour célébrer sans trop savoir comment. C’est une cérémonie qui se cherche, à la fois vivifiante et morbide. Il y a l’ange noir et l’ange blanc.

Les trois pièces ont en commun le plaisir du jeu et la musique. Elle nous met au travail, elle nous réunit. Elle tente de créer une harmonie avec des genres musicaux que nous ne maîtrisons pas. « Tenter », le mot est important. Parce que nous ne sommes pas des musiciens. Nous sommes très attachés à la dimension d’apprentissage. Et en définitive, à l’humilité. Nous tentons de faire sonner quelque chose, au même titre que le texte.

Nous créons une complicité avec les spectateur·ices à travers une forme de spectacle qui peut se rapprocher du concert live, où l’on vit une expérience unique. Dans Le Signal du promeneur, nous sommes dans une clairière, nous disons bonjour à tous·tes les spectateur·ices qui instantanément à leur tour deviennent tous·tes des promeneur·ses. Dans Rumeur et petits jours, nous jouons à jouer des chroniqueurs des années 1970, devant des auditeur·ices qui sont en réalité les spectateur·ices qui nous regardent. Là encore, tout le monde « joue à ». Dans Une cérémonie, nous sommes tous·tes ensemble assumant le rythme, la perdition, la quête de codes. Le spectacle commence sur le mot d’accueil des ouvreur·ses.  Personne ne sait comment va se terminer la cérémonie.


Vous l’avez dit : beaucoup ignorent ce que signifie « créer en collectif ». En 2017, Raoul collectif bénéficiait d’un premier contrat-programme. En 2024, votre dotation a largement diminué. Quel avenir se dessine-t-il ?

L’horizon est clairement menaçant. En 2024, nous souhaitions réorienter nos modes de fonctionnement, consolider la direction artistique, intégrer des nouveau·elles collaborateur·ices dans le groupe, mieux diffuser et explorer des nouvelles formes. C’est aujourd’hui strictement impossible. Nous devons nous restructurer. C’est-à-dire licencier une personne avec laquelle nous travaillons depuis quinze ans, réaménager le temps de travail de chacun·e et diminuer les salaires artistiques.

Nous sommes très fragilisés. Nous devons désormais nous réinventer avec ce que nous avons. Nous ne pourrons pas créer demain. C’est sûr.

Nous nous sentons menacé·es par une pensée rectiligne et homogénéisante, et totalement intégrée : celle qui affirme qu’en Fédération Wallonie-Bruxelles, il n’y a qu’une seule manière de produire et créer un spectacle !

Nous serions malhonnêtes d’affirmer que nous pourrions créer un spectacle par an. En tant que collectif, chacune de nos créations demande du temps, quatre ans.

Néanmoins, nous faisons confiance à chacun d’entre nous, ainsi qu’au temps qui passe.


En un mot, quel est votre état d’esprit ?

La croisée des chemins.

— Entretien réalisé par Sylvia Botella en février 2024

© Gloria Scorier