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Théâtre National Wallonie-Bruxelles
Entretien

Insurrection des corps

Rodrigo Portella

Tom na Fazenda

Metteur en scène sensible, Rodrigo Portella ausculte de près la société brésilienne à travers la pièce Tom à la ferme de l’auteur québécois Michel Marc Bouchard. Dans ce spectacle, grand succès au Festival Off Avignon 2022, les comédien·nes se livrent corps et âme dans un monde rural de tous les excès. Personne n’en revient indemne. Rencontre avec un artiste qui a beaucoup à nous dire.

© Victor Novaes

Comment est né le projet ?

Lorsque Armando Babaioff – avec qui je travaille depuis une vingtaine d’années – a découvert la pièce de théâtre Tom à la ferme de Michel Marc Bouchard, il m’a demandé : « pourrais-tu lire un texte en français ? » Je lui ai répondu : « non ». Armando a donc commencé à traduire en portugais la pièce. Lorsque j’ai lu l’un des fragments, nous sommes tombés immédiatement d’accord : Armando devait traduire et adapter la pièce en portugais. Il m’a demandé de la mettre en scène. Il interprète le rôle de Tom sur le plateau.


Ce qui signifie que vous n’aviez pas vu en 2013 l’adaptation cinématographique de Tom à la ferme de Xavier Dolan.

Ce n’est qu’après avoir mis en scène la pièce que j’ai regardé le film. Je ne voulais pas que ma lecture de la pièce soit influencée par une autre. J’avais besoin de me raconter ma propre histoire, faire mes propres liens.


Avez-vous mis en scène Tom à la ferme parce que c’est une pièce « à sujet » sur l’homophobie ?

En réalité, ce qui m’intéresse dans la pièce, ce n’est pas uniquement la question de l’homophobie, c’est aussi ce que nous pouvons y lire du Brésil : l’importance de la famille, de la religion et de la propriété. On le voit bien dans la pièce. Ce sont les trois piliers de la société brésilienne. Tout individu ou corps qui porte atteinte à l’un d’eux est « mort ».

Rappelons par ailleurs que les luttes pour la terre, pour la propriété sont importantes. Au 16e siècle, le Brésil a été colonisé par les Portugais qui se sont appropriés les terres. Aujourd’hui, on estime que 1% de la population détient 53% des richesses du pays. Plus de 40% des terres agricoles appartiennent à 1% des grands propriétaires terriens qui y développent une agriculture ultramoderne et extrêmement rentable en exploitant les paysan·nes. C’est bien la question de la démocratisation de l’accès à la terre qui est en jeu. Les Brésilien·nes veulent posséder leurs terres. I·Els désespèrent face aux inégalités.

Il existe également un clivage entre la ville et la campagne au Brésil. C’est un aspect social qui m’intéresse beaucoup. De quels chocs culturels parle-t-on ?

Autre point important : on constate que toutes ces questions, qu’elles soient d’ordre familial, religieux ou foncier, recouvrent des réalités interdépendantes. Tout est lié. Démocratiser l’accès à la terre, c’est prendre par exemple le risque de tout faire exploser au Brésil. D’où les résistances des propriétaires fonciers.


Ce faisant, qu’avez-vous appris que vous ignoriez du Brésil ?

Nous avons créé la pièce en 2017. La présidente Dilma Roussef avait été destituée en 2016. Jair Bolsonaro ne dirigeait pas encore le Brésil – il est devenu président en 2018. C’est en jouant la pièce que nous avons pris conscience à quel point notre pays était ultra conservateur. Et combien cette dimension était ancrée dans les relations interpersonnelles, familiales, sociales.

Vos partis pris de mise en scène ne font pas l’économie de la violence, elle pèse de tout son poids, de chair et de sang.

Le Brésil est un pays intrinsèquement violent, à la fois humainement et socialement. C’est un fait ! Nous avons tout simplement amené les violences sur le plateau. C’est la raison pour laquelle, contrairement aux Européen·nes, les Brésilien·nes ne trouvent pas la pièce, violente. Ce qui se vit dans la pièce, c’est ce que vivent quotidiennement les Brésilien·nes. Ou en tout cas, dans les campagnes.


Concrètement, comment avez-vous travaillé avec les comédien·nes pour faire rejaillir les violences incorporées ? Et les transformer en matériau artistique.

Au Brésil, la violence finit par paraître, sinon normale, du moins conforme à ce qu’éprouvent les Brésilien·nes face aux injustices sociales et économiques : l’indignation, la colère et l’instinct social de survie. Cette évidence-là est incontestable.

Contrairement à la plupart des Brésilien·nes, les comédien·nes qui jouent dans la pièce, résident dans les grandes villes. I·Els y vivent même bien. Ce qui peut les amener à oublier les violences directes exercées sur les corps, contre les corps.

Lorsque nous avons débuté le travail de répétition, nous nous sommes donc efforcé·es de retrouver ce que l’on ressent lorsqu’on doit survivre dans un milieu hostile, lorsqu’on doit marquer son territoire et affirmer ses droits. Qu’est-ce que ça signifie pour un·e comédien·ne de renouer avec l’Histoire du Brésil ?


Parlons de votre travail sur la matière. Votre vision scénique est extrêmement plastique.

Absolument. Nous travaillons sur les éléments qui provoquent des réactions extrêmement différentes chez les comédien·nes. Avant tout, ce que je cherche, c’est moins ce que la·e comédien·ne pense que ce qu’i·el vit dans son corps. Si la·e comédien·ne est trempé·e, comment réagit-i·el ? Quels souvenirs émergent ? Pareil, lorsqu’une vache meugle, comment la·e comédien·ne réagit-i·el ?

En réalité, je m’appuie moins sur le texte que sur le corps des comédien·nes. D’abord, et ce durant quasiment un mois, les comédien·nes ont expérimenté leurs histoires personnelles sur le plateau. I·Els ont fait de nombreux allers-retours entre leurs histoires personnelles et le récit de la pièce. Puis, nous avons précisément travaillé sur leurs corps par le biais de l’improvisation. Comment le corps réagit-il dans l’espace ? Par rapport à un son ? À la lumière ? Pour moi, tout vient du corps.

© Victor Pollak

On est frappé par la dimension critique de la pièce. Et donc, la révolte. Comment transforme-t-on une révolte personnelle en une révolte collective et/ou politique ?

En réalité, la révolte pour la révolte ne m’intéresse pas. Forcément, il y a quelque chose de moi dans la pièce. J’ai grandi dans une ferme, au sein d’une famille très conservatrice. Je me suis toujours senti à côté. Je n’ai jamais accepté notre manière de vivre, ni la société brésilienne telle quelle.

Le Brésil est l’un des pays où l’on assassine le plus de personnes de la communauté LGBTQIA+. Cela transparait dans la pièce. Au Brésil, tout ce que tu accomplis, est politique ! La vie ne se détache pas du politique.

Avant tout si je crée, c’est pour le public. C’est à lui qu’il revient de se sentir révolté. Et en définitive de se révolter. Je veux provoquer quelque chose chez la·e spectateur·ice.


La rage ne suffit pas pour reconstruire ce qu’a détruit la violence. Que peut-on opposer à la violence pour reconstruire ?

Plus que jamais, je crois, il faut opposer l’empathie et l’éducation à la violence. Au Brésil, comme partout ailleurs, le lien entre l’extrême pauvreté, le manque d’éducation et la violence est un fait établi.

Beaucoup de Brésilien·nes ignorent tout de leur histoire. Et de l’Histoire. I·Els reproduisent des situations de violence qu’i·els ont elle·ux même subies. C’est le cycle infernal des violences qui découlent en très grande partie de l’histoire de la colonisation du Brésil. 

C’est bien parce qu’on connaît sa propre histoire, et donc celle des autres, qu’on peut faire preuve d’empathie.

— Entretien réalisé par Sylvia Botella et traduit par Lison Bellanger en mars 2024

© Gloria Scorier