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Théâtre National Wallonie-Bruxelles
Entretien

Ce sentiment de Music-Hall

Fabrice Murgia

Alma
Alma, une pièce double, à la fois joyeuse et philosophique librement inspirée de la tragédie Faust de Goethe où le Music-Hall entremêlé à la téléréalité permet à Fabrice Murgia et Peggy Lee Cooper de dénoncer la culture et la génération Kleenex. Comment atterrit-on sans se crasher lorsqu’on a connu une ascension fulgurante ? Comment aller de l’avant en prenant le recul nécessaire ?
Des questions aux résonnances très actuelles. Toutes les pistes sont grandes ouvertes. 
© Cici Olsson

Qu’est-ce qui rend les grands classiques si attrayants que les metteur·ses en scène ont envie d’y revenir ? 

Je ne travaille pas à proprement dit sur les textes du répertoire, ils sont pour moi des documents de travail. C’est sans doute dû à l’âge. J’ai de plus en plus envie de me confronter à l’œuvre de Shakespeare en voulant cependant garder mon espace de liberté et d’imaginaire. J’y vois sans doute une forme de challenge (Rires).

Dans Alma, c’est moins la question du répertoire que celle du mythe qui m’anime. Je n’ai d’ailleurs pas relu la tragédie de Faust de Goethe. Je me suis penché sur les diverses adaptations. Je ne prétends pas ici mettre en scène Faust, je reprends simplement l’arc narratif (ou dramatique) : le pacte de Faust avec Mephisto. J’y entrevois même la volonté de s’affranchir des contraintes de la tragédie classique. 


Ce qui signifie que vous n’avez pas revisité l’œuvre.

Oui, nous n’avons pas adapté Faust au théâtre. Nous tentons de comprendre les raisons qui amènent Faust à pactiser avec le diable. Ce d’autant que nous savons tous·tes pertinemment que l’on ne « négocie » jamais avec le diable. Pour moi, Alma, c’est presque un conte philosophique : Alma plonge dans son propre enfer. Le diable, c’est Alma. 


Ici, vous refusez de hiérarchiser les genres, les disciplines. Le théâtre se mêle à l’entertainment, la musique aux mots et les corps aux chants. Est-ce une manière d’affirmer que le théâtre est la forme paradigmatique de l’ouverture ? Qu’il peut être traversé par d’autres genres sans être détruit ?

Absolument. Le théâtre, ou en tout cas le spectacle met en présence des personnes vivantes. Elles sont face à face. Comme dans un miroir, elles se regardent. Le plateau vous renvoie une image de vous-même. 

Il y a 15 ans, certain·es journalistes me demandaient : « pourquoi ne faites-vous pas du cinéma ? ». Et je leur répondais : « tout simplement parce que le cinéma, ce n’est pas « ici et maintenant ». Pour moi, LA question est plutôt : pourquoi est-ce que je ne passe pas à la réalisation de films ? Parce que la scène, c’est le VIVANT !

Concrètement comment avez-vous travaillé avec les artistes sur le plateau ? 

Dans Alma, j’ai la chance de travailler avec des artistes du cabaret. Ce qui signifie par exemple que je ne travaille pas sur le personnage de Peggy Lee Cooper pendant des semaines. Il est déjà là. Je lui ai simplement dit : tu feras le diable. Ce qui diffère de la construction classique du personnage. 

Mon travail de mise en scène consiste à orchestrer les choses. C’est à dire à tenir les choses ! Sur la base d’un canevas clair et précis, nous jouons avec les codes de la téléréalité. Sarah Louise Young a d’ailleurs écrit pour le groupe Endémol. Les émissions de téléréalité sont extrêmement scénarisées, de manière à provoquer des situations et donc, des réactions. Rien n’est laissé au hasard. Dans Alma, les acteur·ices sont plongé·es dans une sorte de solution chimique et forment un précipité. 

C’est fascinant de travailler avec des artistes comme Peggy Lee Cooper qui travaille constamment son personnage, et observer comment elle réagit dans une situation donnée.


Alma, c’est une comédie musicale avant tout.

C’est mon haïku ! « The medium is the message », dit Marshall McLuhan. (Rires) La construction de la pièce repose ici sur les codes narratifs de la comédie musicale que les spectateur·ices reconnaissent facilement. Et que nous pouvons exploser. 

Il y a des constantes dans la comédie musicale. Par exemple, l’avant dernière chanson est toujours le climax. 

En cela, la comédie musicale est très proche de l’opéra classique. Lorsque l’émotion est trop forte et que l’on ne peut plus parler, on pleure. Et lorsqu’on ne peut plus pleurer, on chante. 

Pourquoi chante-ton à l’opéra ? Elle est là précisément la différence fondamentale entre l’opéra et le théâtre. À l’opéra, et contrairement au théâtre, les personnages sont dans un état sublimé d’émotion que seule la musique peut exprimer. Pour moi, l’opéra est une succession de cases BD (ou d’images) explosées par un air, une chanson. Ainsi dans un opéra, on peut chanter le fait de « signer un contrat » durant 5 minutes : « voici le contrat ! Voici le contrat ! ». (Rires)

Dans Alma, la spectacularisation de soi résulte de l’alchimie entre téléréalité, show-business et univers des drag queens. Leur rapprochement est vraiment passionnant. Là encore, c’est une idée de Peggy Lee Cooper.


Que dit Alma ? 

Le personnage de Alma est pris dans un tourbillon émotionnel. Elle n’est plus le sujet de ses expériences. Dans la première partie de la pièce, elle pense seulement à s’affirmer. Dans la seconde partie de la pièce, elle pense seulement à atterrir sans s’écraser. Elle ne maîtrise plus son corps, ni ses intentions, ni son destin. Ce qui trouve sa plus naturelle expression dans la culture et la génération kleenex – « le tout de suite », « le toujours nouveau », « le tout jetable ». Qui elle-même trouve sa plus naturelle expression dans le secteur culturel et artistique : « le toujours jeune ». 

Comment atterrit-on sans se crasher lorsqu’on a connu une ascension fulgurante ? Comment aller de l’avant en prenant le recul nécessaire ? Le réapprentissage de l’existence commence là. La culture de la performance existe également dans le secteur non marchand. Ce qui inclut la notion de concurrence. Ce qui contrevient aux raisons pour lesquelles on y travaille.

Le diable n’existe pas. Le diable, c’est Alma. Comment peut-elle se regarder dans le miroir ? Comment trouver sa cohérence dans un monde qui n’en a plus guère ? Comment réarticule-t-on les valeurs que l’on porte (ou que l’on croit porter) avec les valeurs que l’on communique ?


Alma, c’est vous ? 

Forcément, il y a une part de moi dans Alma. D’ailleurs, est-il possible de poser un quelconque geste artistique en dehors de soi ? C’est une vraie question. Alma est sans aucun doute l’un de mes spectacles les plus « légers ». Alma, ce n’est pas MON spectacle ! Alma est le spectacle de Peggy Lee Cooper et Fabrice Murgia. J’aurais été incapable de l’écrire seul. De plus en plus, j’aime me confronter à des univers, à des récits personnels extrêmement différents. C’est notamment le cas du spectacle Sylvia que j’ai créé avec le An Pierlé Quartet. L’opéra me passionne !

— Entretien réalisé par Sylvia Botella en mars 2024.

© Gloria Scorier