« Il y a urgence à dégager l’horizon » et le serpent
Nicolas Mouzet Tagawa
Le metteur en scène et plasticien Nicolas Mouzet Tagawa poursuit sa quête d’émancipation en questionnant la notion « institution » dans la performance La Vieille dame et le serpent. L’artiste y laisse entrer la conversation, le mouvement et la couleur comme une forme de résistance pour gagner en liberté dans les manières de ressentir, de percevoir et se relier. Une première fois au Kunstenfestivaldesarts et une certaine idée du théâtre où la machinerie et en particulier le rideau est le sujet même de la performance.
Dans les années 2000, vous êtes travailleur social auprès des enfants diagnostiqué·es « autistes » ou dits « inadapté·es » à Marseille. Vous dites que c’est la recherche d’une communication alternative qui vous a amené à créer vos premiers dispositifs performatifs.
J’ai pris conscience a posteriori que les dispositifs que j’ai créés au contact des enfants étaient les mêmes que ceux que je créais pour le théâtre. Un jour, alors que je ne parviens pas à communiquer avec un enfant diagnostiqué « autiste » – les mots manquent pour se comprendre, rien ne se passe - fatigué, désespéré, je monte dans le grenier de l’école. Là, je découvre le vieux châssis d’une fenêtre. Je décide d’injecter quelque chose de tangible dans ma relation avec l’enfant. Je place donc le châssis de la fenêtre entre lui et moi, sans y croire véritablement. Progressivement, nous nous accordons sur les verbes : « entrer », « sortir » et « tourner autour ». Dès lors, l’enfant peut se rendre dans la cour, aux toilettes. Empiriquement, le dispositif a produit du sens.
Après le détour par les poétiques de Henry Michaux dans Premier mouvement et de Paul Célan dans Strette alors que vous êtes à l’Insas, vous créez dans le sillage de Chambarde - nominé aux Prix Maeterlinck en 2017 -, Le Site au Théâtre Océan Nord en 2022, et aujourd’hui La Vieille dame et le serpent au Kunstenfestivaldesarts. Il y a dans votre manière de faire de l’espace théâtral le sujet même de vos créations, l’envie de réexplorer l’attente et les déliaisons du regard. Sans doute pour y trouver « les actes de fictions » et « la texture narrative ».
Dès mes premiers travaux à l’Insas, je m’intéresse aux auteur·ices, aux poètes – j’y achoppe des formes d’énergie, des poétiques qui me permettent d’exprimer ce que je ressens sur le plateau. Dans la poétique, la question de l’expérience est très importante. C’est ce que je retiens de mon désir de faire du théâtre : transmettre ce qui me touche. La poésie, dans ce qu’elle propose de la traversée du danger, délie mon rapport à la page, au temps et à l’espace.
À sa manière, la pièce Le Site ouvre un nouveau cycle dans mon travail. Là, je réalise que je ne vis pas à Bruxelles comme à Marseille, où je suis né. Je ne suis pas un gamin de Bruxelles. C’est pourquoi j’ai envie de découvrir la ville autrement, en me rapprochant d’un certain milieu associatif, tel que L’Autre "lieu" - R.A.P.A, qui propose une alternative à la psychiatrie institutionnelle. À l’instar des poètes, les récits d’expériences enrichissent mes réflexions. D’une certaine façon, les vivant·es se mettent à table avec nous. Au théâtre, j’ai l’obsession d’apprendre constamment, non pas des informations mais des tensions, des relations nouvelles. Dans Le Site, il est fortement question de la représentation : autant du point de vue de la crise de la représentation en politique que du débat sur la perspective au XXe siècle.
Dit simplement, je cherche des formes dans l’espace et j’apprends d’elles. Ce qui m’amène à me questionner sur le phénomène d’invisibilisation, la multiplicité des points de vue. Et donc, créer des sortes de figures qui ont pour caractéristique d’être invisibilisées.
De même, dans La Vieille dame et le serpent, vous vous emparez de la machinerie théâtrale, et en particulier du rideau, au départ du questionnement sur la notion d’« institution ». Le brouillage des frontières et le lien indissociable entre corps, espace et esthétique fait la richesse de votre travail. Il y trouve également tout son poids critique.
D’une certaine façon, la genèse de la pièce est frondeuse. J’ai choisi de faire confiance à tout ce qui m’arrivait dans la vie. Il m’importe de comprendre pourquoi je suis intranquille. Je travaille toujours depuis mes inquiétudes. Un jour, mon ami et mentor Jean-Pierre Raffaelli, qui a dirigé la section Art dramatique au Conservatoire Pierre Barbizet de Marseille, me raconte le souvenir d’un détail au sortir de son coma : chaque jour, l’infirmière, après avoir changé son cathéter, lui glisse un « voilà, c’est fini » en caressant doucement de son doigt, son bras. Bouleversé, il me dit en me montrant son index : « on n’a jamais fini d’apprendre des gens ». Il a le sentiment que l’infirmière lui a sauvé la vie en faisant ce geste quotidiennement, hors protocole médical.
Son émotion si vive me taraude. À l’occasion d’une conversation avec un ami, je prends conscience que le geste de l’infirmière est en fait un geste d’amitié très fort dans la routine de l’institution médicale. Ce qui m’amène à me questionner longuement : de quels imaginaires, les institutions sont-elles porteuses ? Pourquoi des petits gestes d’amitié produisent-ils de telles émotions et étonnement ?
Puis, alors que je scénographie le festival 5 days 4 ideas à La Bellone, j’assiste à la journée Les communs du soin qui réunit des associations actives dans le domaine du soin et propose des alternatives à la psychiatrie traditionnelle. À la fin de la journée, une personne prend la parole. Elle explique qu’elle a un proche qui va très mal depuis des années. Et qu’après avoir écouté les différentes interventions, elle a le sentiment qu’elle appartient aussi au tissu du soin – ce que l’institution ne reconnait pas. Et que ça lui donne beaucoup de force.
Peu de temps après, je rêve que je suis dans un théâtre avec une amie. Sur scène, il y a une « boîte noire » - les rideaux noirs délimitent l’espace. Autrement dit, l’espace théâtral est « neutre », comme une page blanche - ce qu’il n’est pas en réalité car il est chargé de tout l’imaginaire du théâtre. Je parle à mon amie de ce que je vis et qui me taraude. Mon amie me dit : « tout ce que tu racontes sur les institutions et le tissu associatif, me fait penser au rideau de théâtre. Et donc, au vieil imaginaire institutionnel théâtral. Ne crois-tu pas que la clé est tout simplement le mouvement, l’émotion, la transformation ? D’ailleurs, regarde ! Les rideaux dansent ». Je me retourne. Effectivement, les rideaux se colorent en orange, en bleu et dansent. Et mon amie s’en va.
Dans La Vieille dame et le serpent, j’explore la machinerie théâtrale la plus classique, les tissus, les rideaux et leurs plis, mais aussi les corps avec en tête une question : est-ce que le théâtre peut accueillir les petits gestes d’amitié qui relancent la vie dans l’imaginaire institutionnel ?
Eu égard à vos précédentes créations, il y a dans La Vieille dame et le serpent un phénomène nouveau : la possibilité que le changement de perception, de l’espace, du visible et du sensible survienne dans la part du rêve éveillé et la multiplication des mouvements des tissus monochromes- orange, bleu, noir – (ou images mouvantes). Comme s’ils portaient la promesse d’une émancipation ; celle qui s’accomplit quand l’art n’est pas une réalité séparée, quand l’art se transforme en une forme de vie.
Effectivement, je ne veux plus « tourner autour ». Je veux « mettre en mouvement ». Sans doute est-ce lié à l’apparition des formes de l’insupportable qui nous parviennent et à l’injonction de produire de la transformation. Tout ce qui nous parvient des guerres, du génocide à Gaza, de la dégradation des conditions de travail des soignant·es dans les hôpitaux, de la crise dans les théâtres français, me demande de transformer le réel. Ou en tout cas, de l’ouvrir. Il y a urgence à dégager l’horizon.
Lorsque je discute de la création La Vieille dame et le serpent, il n’est pas rare que l’on s’attende à ce que je critique l’institution. Or, je ne me situe pas à cet endroit-là. Ce qui m’amène à vouloir dégager l’horizon, c’est le sentiment d’amitié rencontré au détour de mes réflexions sur l’institution. Une responsabilité, en somme. L’amitié entre Bastien Montes, Guillaume Papachristou et Claire Rappin est l’un des principaux enjeux de la pièce. La manière dont i·els se sont rencontré·es, la manière dont leurs parcours de vie se croisent, de l’institution de soin jusqu’au plateau de théâtre, étaient absolument imprévisibles. Or, c’est ce qui met précisément en branle leurs corps à l’intérieur des récits institutionnels. Ça ouvre ! Je vois des trous, des tunnels se dessiner à l’intérieur des tissus qui bougent. Le tremblement de l’espace a suffisamment de nerf pour comprendre que les récits de Bastien Montes, Guillaume Papachristou et Claire Rappin sont semblables à des mythologies qu’i·els habitent.
Est-ce ce mode spécifique d’habitation du sensible - par l’action performative -, voire ce sentiment d’existence qu’évoquent Bastien Montes, Guillaume Papachristou et Claire Rappin dans leur conversation ?
I·els l’évoquent très simplement à partir de leurs expériences parfois très complexes. Leurs récits ne font pas « évènement ». C’est précisément là que se loge notre principal défi : ne pas résoudre l’écriture. Leurs récits ne s’achèvent pas, ils continuent dans leurs questionnements.
En réalité, leur manière de raconter dénuée de toute théâtralité, est aussi importante que ce qu’i·els racontent. L’idée n’est pas d’en finir avec le théâtre, mais au contraire de mettre au centre leurs relations, ainsi que celles qui existent avec et entre les machinistes Britt Roger Sas et David Alonso qui sont à vue. Ce qui requiert une attention extrême. Le moindre faux pas peut nous faire basculer dans la représentation de théâtre. Ce que je ne veux pas.
Est-ce qu’on peut dire que La Vieille dame et le serpent est la quête d’une révolution sensible comme une forme de résistance qui nous permet par la création d’habiter dans une société où l’on gagne en liberté dans les manières de ressentir, de percevoir et se relier ?
Je ne sais pas s’il incombe au théâtre la responsabilité de révolutionner. Peut-être que c’est trop ambitieux ! (Rires)
S’il y a une quête, c’est celle de préserver la dignité humaine. Et surtout, rappeler que le mouvement est le fait des personnes. On doit les voir, y compris celles qui sont censées être dans l’ombre. Comme c’est le cas de Britt Roger Sas et David Alonso dans la pièce. Nous devons proposer des émotions éthiques ; celles qui montrent que derrière la beauté, la magie, la transformation et la pensée, il y a toujours des personnes qui s’entraident.
- Entretien réalisé par Sylvia Botella en avril 2025