La préhistoire
Avant le Théâtre national
Le Théâtre national est né en 1945, dans la directe après-guerre. Avant cette date, la vie théâtrale belge se développe en parallèle à celle de Paris. Au XIXe et durant toute le début du XXe siècle, de nombreux lieux de spectacle ouvrent, tant à Bruxelles qu’en Wallonie, et le théâtre domine le monde du divertissement.
Les théâtres obéissent à la demande, et sont centrés sur un public essentiellement bourgeois qui réclame des spectacles de tous genres : vaudevilles, mélodrames, revues et opérettes mais aussi comédies et drames plus « littéraires ». Les lieux de spectacles multiplient les propositions de tous sortes où les vedettes – qui viennent de Paris et sont entourées de comédien·nes belges – attirent le public. Ces théâtres fonctionnent surtout comme des entreprises commerciales privées, à l’exception des théâtres royaux qui reçoivent de petites subventions et des aides au fonctionnement (chauffage, électricité…). Des subventions éparses sont également octroyées aux auteur·ices belges pour leurs pièces de théâtre ainsi qu’aux théâtres pour monter celles-ci. Cette logique commerciale perdure jusqu’à la première guerre mondiale.
Des entreprises originales et intéressantes sur le plan artistique – que l’on pourrait qualifier de théâtre d’art – voient le jour durant l’entre-deux guerres. Cette dynamique artistique féconde et novatrice peut se rattacher aux mouvements artistiques d’avant-garde en Belgique, même s’ils ne s’en réclament pas forcément (Le Marais de Jules Delacre, Le Rataillon d’Albert Lepage, Le Groupe Libre de Raymond Rouleau…).
À la même époque, le cinéma parlant arrive dans l’univers du divertissement et détourne une partie du public des théâtres (dans les années 30, on compte pas moins de 115 cinémas à Bruxelles). Ce phénomène, couplé avec la crise de 29 et la récession économique qui s’en suit, et notamment la dévaluation du franc belge, plonge de nombreux théâtres dans des difficultés économiques. Les « vedettes parisiennes » délaissent les scènes belges – ce qui accentue la perte d’un certain public. L’état prend peu à peu conscience de la nécessité de subventionner le secteur. D’autres facteurs entrent en compte : l’avènement de la société des loisirs (lié à la semaine de 40 heures), la recherche du progrès social couplée avec les mouvements d’éducation populaire (au théâtre, en France, ils s’incarnent notamment dans les créations de Jacques Copeau au Vieux Colombier et de Jean Vilar au TNP) poussent aussi l’Etat à réfléchir à la nécessité de subventionner les arts et les Lettres, dont les théâtres. Dès 1936, le Ministère de l’Instruction publique et la Commission Consultative des Théâtres formulent déjà des vœux pour créer un théâtre national (en réalité deux scènes, l’une flamande l’autre francophone).
Durant la 2e Guerre Mondiale, le théâtre reste un divertissement très apprécié du public belge. Il se recentre sur les comédiens nationaux puisque les frontières sont fermées à la majorité des acteurs français.
Les acteurs belges vont ainsi prendre une autonomie qui contribue à créer une vie théâtrale belge à part entière.
Les Comédiens Routiers
En 1935, sur le modèle des Comédiens Routiers de Léon Chancerel en France, les frères Jacques et Maurice Huisman créent les Comédiens Routiers belges qui font partie des scouts du Groupe Honneur. Il est à noter que notre directeur artistique Pierre Thys fréquenta lui-même durant de longues années le Groupe Honneur où il rencontra d'ailleurs l'autrice de ces lignes… Le monde est petit… Jacques Huisman avait créé la section « routiers » du Groupe Honneur qui regroupait les plus de 18 ans.
Socialement, ils sont caractérisés comme un «groupe de jeunes gens, la plupart issus de la bourgeoisie libérale bruxelloise et souvent étudiants ou fraîchement diplômés de l’ULB… »1
C’est Maurice Huisman qui est chargé de la section Théâtre des Routiers. Leur but est de présenter des « jeux » théâtraux comprenant une bonne part d’improvisation. Ces spectacles sont destinés aux enfants prioritairement et à tous·tes les habitant·es des villages dans lesquels ils s’arrêtent. Léon Chancerel leur fait les recommandation suivantes :
→ Acquérir une technique solide, sans laquelle il n’y a pas d’œuvre d’art possible ;
→ Défendre une forme théâtrale jeune et vivante, qui privilégie la personnalité collective de l’équipe, et « accordée aux besoins de l’âme populaire » ;
→ Constituer un matériel scénique transportable (praticables, éléments de décoration et d’éclairage, jeu de rideaux, de costumes et d’accessoires) et jouer leur répertoire dans les faubourg, les banlieues et les provinces, dans les hôpitaux et les campagnes.
Les Comédiens Routiers sillonnent donc les villages de Wallonie mais aussi de Flandre pour présenter leurs spectacles, essentiellement basés sur des canevas tels que les pratique la Commedia dell’arte. Ils ont un camion et un chapiteau et multiplient les représentations basées sur des contes et des farces médiévales. Pendant la guerre, l’auteur belge Herman Closson leur écrit ce qui sera un de leurs grands succès, Le Jeu des quatre fils Aymon, d’après une légende qui raconte la Résistance ardennaise contre Charlemagne, l’oppresseur. Sous l’Occupation, ce thème touche particulièrement la population qui en fait une lecture résistante. La pièce est interdite puis reprise sous un autre titre. Le succès pousse les Comédiens Routiers à la jouer aussi pour un public adulte, ce qui accroit évidemment leur crédibilité.
À la Libération, les pouvoirs publics, conscients du rôle du théâtre dans l’éducation populaire, décident de créer la première scène entièrement subventionnée, dont la mission principale sera de décentralisation et d’éducation populaire. Pour la partie francophone du pays, le Ministre de l’Instruction publique choisit les Comédiens Routiers et les deux frères Huisman pour en prendre la direction. Le Théâtre national est né…
1 Michel, Alain ; Peereboom, Kathleen « Les comédiens routiers : la danse et la musique au Groupe Honneur » in : Cahiers d’Histoire Belge du Scoutisme, n° 33, mars 2023.