Le Théâtre national
Comment ? Pour qui ? Pourquoi ?
Il y a 80 ans, le 19 septembre 1945, par Arrêté du Régent, naissait le Théâtre national 1.
Nous sommes dans la directe après-guerre et les pouvoirs publics envisagent de créer un théâtre dit « national » dans une optique de reconstruction culturelle et d’éducation populaire.
La communautarisation progressive de la Belgique depuis 1945 raconte la lente disparition des institutions étiquetées comme « nationales ». Pourtant notre théâtre garde cette appellation depuis son origine, alors même que depuis sa création il comporte deux institutions autonomes,
l’une flamande, l’autre francophone.
Alors c’est quoi être un « théâtre national » ? En 1945 ? Et en 2025 ? Pourquoi ce titre et comment évolue-t-il ?
Les premiers pas
À la création du Théâtre national de Belgique, celui-ci doit remplir trois missions principales :
→ donner des spectacles de haute valeur artistique ;
→ relever la condition sociale et professionnelle des comédien·nes ;
→ en assurer la diffusion la plus large.
Il s’agit de comprendre la décision de créer une institution théâtrale nouvelle et entièrement subventionnée par l’état comme la concrétisation d’une idée politique. Elle indique que le théâtre est considéré comme un vecteur d’éducation populaire et d’accès à la culture pour le plus grand nombre. Pour un temps seulement nous aurons donc une institution théâtrale de service public.
En subsidiant le théâtre, les autorités le constituent en secteur d’activité à part entière. L’autonomisation d’une vie théâtrale belge devait être soutenue afin que nos comédien·nes restent en Belgique plutôt que de tenter leur chance à Paris. Ce « Théâtre national » est d’emblée divisé en deux parties complètement distinctes et au fonctionnement totalement autonome.
Du côté flamand c’est le Théâtre Royal néerlandais d’Anvers (Directeur De Ruyter) qui est choisi, et cette reconnaissance recueille l’assentiment de la majorité. Du côté francophone ce sont les Comédiens Routiers qui sont choisis pour créer le Théâtre national. Ceux-ci ont encore un statut de semi-amateurs malgré leurs nombreux succès sous l’Occupation.
Dans la presse de 1945, les journalistes reprennent les termes de l’Arrêté Royal et l’explicitent :
« (…) [Il devra réaliser] des spectacles d’une haute tenue artistique, avec ce que le pays compte de meilleurs comme acteurs, metteurs en scène, décorateurs et techniciens. En relevant le niveau de vie de ces artistes qui seront dans des conditions de travail meilleures, tant au point de vue moral que social ; en diffusant ces spectacles dans toutes les couches de la population grâce à une organisation de transports permettant de toucher aisément la jeunesse scolaire et les soldats et prévue aussi bien pour les campagnes et les centres industriels que pour les villes, enfin en stimulant le talent des auteurs dramatiques belges. »
Le choix des Comédiens Routiers répond à cette idée. Ils sont spécialistes de la décentralisation, irréprochables sur le plan civique (certains d’entre eux sont même reconnus comme résistants), ont les contacts nécessaires parmi l’intelligentsia belge et ont récolté de beaux succès, durant toute la guerre. Sarah Huysmans, fille du ministre socialiste Camille Huysmans, sera la cheville ouvrière du choix des Comédiens Routiers pour le Théâtre national.
Le théâtre « de la nation »
Sa mission principale est de donner accès à tous·tes, en tous lieux, à un théâtre de qualité, particulièrement dans les endroits les plus reculés de Wallonie mais aussi à Bruxelles et dans les grandes villes wallonnes où des structures théâtrales existent.
Voici ce qu’en dit Jacques Huisman dans la petite brochure bilan qui reprend les trois premières années d’activité :
« le Théâtre national étant le Théâtre de la Nation ne se borne pas à jouer dans les grandes villes mais son activité doit s’étendre sur tout le territoire. L’itinérance est un de principes essentiels de son action. »2
Dans son projet, Huisman précisait :
« Chaque citoyen a droit au théâtre. Sans entraver en aucune façon le libre exercice de la profession, l’état assume la mission d’assurer à chaque citoyen, un ou deux bons spectacles par an (théâtre itinérant conçu selon un modèle éprouvé et portant ses spectacles d’abord dans les milieux où les besoins sont présents. Associations sportives, ouvrières, etc.). »3
Jusqu’en 1947, le Théâtre national n’occupe même pas de lieu fixe ; ce n’est pas primordial à l’accomplissement de sa mission de décentralisation. Il sera ensuite logé au théâtre du Résidence Palace avant de prendre ses quartiers en 1961 dans le tout nouveau théâtre construit dans la Tour Rogier.
La mission d’éducation populaire du Théâtre national est confirmée par l’Arrêté Royal de 1952 qui désignait trois missions à trois différents théâtres : ainsi le Théâtre national est agréé comme théâtre d’éducation populaire (durée d’agréation de 6 ans), le Théâtre du Parc comme théâtre littéraire (3 ans), et le Rideau de Bruxelles comme Théâtre nouveau (3 ans).
En 1957, le Ministère de l’instruction publique revoit le dispositif de subventionnement des théâtres. Dorénavant, un arrêté règle les subventions au Théâtre national4 (qui reçoit 60% des crédits) et un autre les subventions aux théâtres « agréés ». Cet arrêté va régler l’octroi des subventions au Théâtre national jusqu’en 1995.
Établissement « d’Utilité publique »
En 1958, un autre changement profond transforme le statut du Théâtre National (à noter, à partir de ce changement de statut, le Théâtre National prend une majuscule) : il devient établissement d’Utilité Publique, une forme d’ASBL gérée par un Conseil d’administration. Le CA du théâtre National n'a connu que trois présidents successifs : La Baronne Renée Lippens, amie des Huisman et des comédiens routiers de la première heure sera à la tête du CA entre 1958 et 1984. Robert Delville déjà membre du CA depuis longtemps, lui succède jusqu'à son décès en 2014. Philippe Suinen préside le CA du Théâtre National depuis 2014. Ce CA sera désormais seul maître à bord pour prendre les grandes décisions concernant la vie du théâtre. L’état intervient par l’apport de subsides, octroyés selon les avis d’une commission consultative composée d’experts.
L’activité du théâtre se développe de plus en plus au fil des saisons. En 1955, le Théâtre National compte trois troupes (une à Bruxelles et deux en province). Il occupe rapidement une situation de monopole dans toute la Wallonie (et dans une grande partie de la Flandre jusqu’au premières décisions séparatistes). Il fidélise les spectateur·ices avec une politique d’abonnements à bas prix.
En 1959 le Théâtre National consolide sa position en Wallonie par la création du Festival de Spa. Le festival permet au Théâtre National d’avoir un rayonnement en province durant les mois d’été, tout en recentrant son activité théâtrale à Bruxelles le reste de l’année.
Peu à peu, il étend aussi ses tournées à l’étranger et on assistera à plusieurs tournées « de prestige » dans les années 50 ( notamment les tournées en Hollande, en Angleterre, en Amérique du Sud…). Essentiellement soutenues par du mécénat privé, celles-ci contribuent au rayonnement du prestige culturel belge à l’étranger.
Démocratie culturelle
En 1965, les Affaires culturelles françaises et flamandes sont scindées. Cette date marque une étape fondamentale vers la fédéralisation de la Belgique. En 1970 a lieu la première réforme de l’état et on crée les trois régions.
Jusque dans les années 60 la politique culturelle est dite de « démocratisation de la culture » c’est-à-dire de diffusion de la culture vers le plus grand nombre (dans le cas du théâtre, principalement par la décentralisation). Dans le cours des années 60, la tendance s’oriente vers la « démocratie culturelle », à savoir la participation culturelle active des publics et le concept d’éducation permanente. Cette politique culturelle de la nouvelle « Communauté française de Belgique » s’illustre principalement par la création des Centres Culturels sur tout le territoire à partir de 1968.
Les idéaux du théâtre populaire tels qu’ils ont porté toute l’activité du Théâtre National depuis 1945 sont remis en question. L’institution peine en effet à trouver de nouveaux publics et son implantation bruxelloise se heurte à la concurrence des autres théâtres. En province, les maisons de la culture et les autres institutions théâtrales de plus en plus actives apportent aussi leur rayonnement et diminuent le monopole du Théâtre National en décentralisation.
L’activité de décentralisation se centre alors sur des partenariats avec les grands Centres culturels locaux et régionaux qui peuvent accueillir du théâtre. C’est le début de l’organisation des « semaines de fête » (1968). Trois fois par saison le Théâtre National s’installe dans une région dotée d’un centre culturel pour collaborer à la construction de toute une semaine de fête autour du théâtre, mêlant les manifestations régionales de tous types avec des productions du Théâtre National jouées sous chapiteau.
Le changement
À l’arrivée de Jean-Claude Drouot à la tête du Théâtre National, en 1986, le Théâtre est perçu comme vieillissant. L’heure n’est plus au théâtre d’éducation populaire humaniste mais au théâtre critique et engagé. La construction des Centres culturels régionaux a changé la donne en Wallonie, et Jean-Claude Drouot pense qu’il faut compter sur des collaboration plutôt qu’imposer une décentralisation massive.
« Il ne faut en aucun cas que ce dynamisme (entendons l’activité de décentralisation) apparaisse comme une démarche impérialiste, voire colonisatrice, ou comme l’énergie d’une institution oppressive (…) Je souhaite quant à moi que nous parvenions à articuler en commun la vie théâtrale de notre Pays. »5
Drouot limite les Semaines de fête à deux par saison et casse le partenariat du Théâtre National avec le festival de Spa. Il modernise le système en construisant des accords avec d’autres théâtres wallons et bruxellois pour constituer des séries variées proposées par plusieurs scènes différentes y compris locales. Il recentre aussi l’activité du Théâtre sur Bruxelles et s’attache à créer de nouveaux liens avec l’international par une politique de partenariat durable avec des grandes scènes européennes.
Lorsque Philipe Van Kessel devient directeur du Théâtre National en 1989, il persévère dans cette perspective de coopération européenne internationale mais aussi avec les institutions wallonnes. Il inaugure un vrai système de coproductions entre plusieurs maisons.
Ce système lui permet de continuer à coproduire certains grands spectacles tout en apurant l’énorme dette contractée par ses prédécesseurs et dont l’État exige le remboursement. Pour ce faire il sera accompagné d’une Administratrice déléguée, Myriam Van Roosbroeck, qui va prendre en charge le volet administratif et financier de l’institution. Ensemble i·els redresseront la situation financière critique du théâtre, parfois aux dépends des grandes créations internationales de prestige dont rêvait Philippe Van Kessel. Myriam Van Roosbroeck restera administratrice déléguée du Théâtre National jusqu’en 2019.
« Le Théâtre National doit prioritairement, au travers de spectacles d’une haute valeur artistique, favoriser et défendre la création dramatique de la Communauté française, notamment par la production propre d’un nombre significatif de réalisations scéniques, la coproduction de projets émanant d’autres compagnies et artistes de la Communauté et la diffusion de ces spectacles en Wallonie, à Bruxelles et à l’étranger.
De plus, il assure la circulation de spectacles d’autres théâtres de la Communauté en les présentant dans ses infrastructures. Il peut accueillir des spectacles témoignant des arts du spectacle contemporain en Europe et dans le monde. » (art. 2)6
Théâtre National de la Communauté Française de Belgique
En 1995, les dettes apurées, le Théâtre National entre dans le système des contrats-programmes pour la première fois. À cette occasion, il change de nom et s’appelle désormais Théâtre National de la Communauté Française de Belgique, puis Théâtre National Wallonie-Bruxelles en 2021. Les deux derniers termes accolés désignent bien que notre Théâtre National est le théâtre de tous les francophones, et doit centrer ses activités sur la Wallonie et sur Bruxelles. L’article 2 du Contrat Programme exprime cette double mission :
Philippe Van Kessel crée aussi les Ateliers Jeune Théâtre National, un système de coproduction avec un centre culturel wallon. Chaque saison, une nouvelle création est produite qui tournera en province avant d’être jouée au Théâtre National à Bruxelles la saison suivante. Puis une production est créée à Bruxelles avant de tourner en province. On y fait jouer de jeunes comédien·nes qui sont confronté·es en alternance à un répertoire « classique » puis à une pièce contemporaine, montée par des metteur·ses en scène différent·es : ainsi par exemple Michaël Delaunoy monte Léonce et Léna de Büchner en 2004 (créé au Waux-Hall de Nivelles), suivi la saison suivante, avec les mêmes comédien·nes, par Il Manque des chaises de Jean-Marie Piemme mis en scène par Isabelle Pousseur à Bruxelles.
En 2001, alors que la construction du nouveau théâtre boulevard Emile Jacqmain va commencer et que cela implique un énorme investissement pour la Communauté française, les parlementaires et le Ministre de la culture s’interrogent à nouveau sur le rôle de celui-ci.7
C’est aussi le moment de renouveler le contrat programme du Théâtre National et d’y installer un nouveau directeur avec un nouveau projet. L’idée d’un théâtre de service public réapparaît mais dans une perspective européenne. L’Europe qui s’élargit doit trouver son identité culturelle vis-à-vis du reste du monde et le Théâtre National peut aussi porter cette identité en tant que scène « de référence ».
Jean-Louis Colinet (direction 2004-2016) propose un projet qui porte cette idée de grande scène européenne. Dans son dossier, il questionne l’adjectif « National » du Théâtre National. Il veut en faire une scène de niveau international qui entre en dialogue avec les autres grandes scènes européennes, porte-drapeau de toute une communauté. Par sa mission de service public, le Théâtre National se doit d’être au service des artistes de la Fédaration Wallonie-Bruxelles et du public le plus large, tout étant porteur d’une identité artistique forte. Un théâtre « élitaire pour tous », un grand théâtre populaire en somme. Il y parviendra, notamment en associant des artistes internationaux à son projet (Emma Dante, Lars Noren, Ascanio Celestini, Joël Pommerat…). Il s’entoure également d’un compagnonnage solide avec des artistes de la Fédération Wallonie-Bruxelles (Jacques Delcuvellerie, Fabrice Murgia, Michèle Noiret, Isabelle Pousseur et beaucoup d’autres). Il initiera le premier programme européen d’envergure : Villes en scène / Cities on stage (qui regroupe 5 théâtres dans 5 villes européennes). Le projet de Fabrice Murgia, (direction 2016-2021) jeune metteur en scène « découvert » par Jean-Louis Colinet suit dans une large mesure les grandes lignes portées par son prédécesseur. Ce qui l’anime surtout, c’est de mettre l’outil Théâtre National au service des artistes et d’en faire un laboratoire dédié à la création. Cinq créations « Théâtre National » par saison, portées par un accompagnement complet (production, technique, artistique, diffusion, communication…).
Puis arrive la pandémie de COVID 19. Après des mois de silence et de fermeture, le Théâtre National rouvre ses portes en septembre 2021. Pour marquer le coup, Fabrice Murgia conçoit les week-ends d’Ouvertures. Quatre week-ends de fête en partenariat avec un centre culturel wallon.
Le projet est perpétué ensuite par Pierre Thys qui en fait Jours de fête, une ouverture d’un week-end en Wallonie en septembre. Jours de fête déroule en un week-end une programmation festive, construite en partenariat avec un centre culturel et qui mêle les spectacles pour tous les publics.
Le pôle technique mutualisé à Manage est aussi un projet qui porte la décentralisation – ou peut-être faudrait-il l’appeler la recentralisation - au cœur de ses pratiques, puisque géographiquement, Manage se situe au centre d’un axe qui relie les centres scéniques wallons et bruxellois et déplace ainsi le centre de gravité de la vie théâtrale francophone.
Avec Pierre Thys (direction depuis 2022), la programmation continue son développement vers l’international. On peut aujourd’hui parler d’un théâtre « mondialisé » qui dépasse les frontières européennes pour aller chercher des dynamiques artistiques différentes notamment sur le continent africain. Il y ajoute la pluridisciplinarité et le décloisonnement en expérimentant de nouvelles formes artistiques, parfois encore marginales.
Le Théâtre National en tant que « théâtre de la nation », a survécu à la communautarisation, et porte toujours dans ses missions la nécessité d’aller vers les publics, où qu'ils soient. Depuis 2016, il a aussi les missions d’un centre scénique :
→ Les centres scéniques sont des lieux destinés à la production, à la présentation et à la diffusion de spectacles comme le théâtre, la danse, la musique ou d’autres formes d’art vivant. Ces structures sont missionnées pour développer dans un ou plusieurs domaine(s) des activités spécifiques au profit des publics et de l’ensemble des professionnel·les de ce ou ces domaine(s), notamment par la mutualisation de leurs compétences et ressources, et pour contribuer au rayonnement en Fédération Wallonie-Bruxelles des œuvres les plus diverses.
Pour Pierre Thys l’idée de « théâtre pour tous·tes » est toujours inscrite au coeur du projet mais emprunte cette fois les chemins de la médiation culturelle pour aller vers les publics a priori les plus éloignés de l’accès au spectacle vivant. L’idée est de produire un théâtre inclusif, qui rassemble toutes les catégories de la population, de toutes les origines, et de toutes les conditions. D’en faire aussi un lieu d’échange et de soin. L’équipe de médiation porte aussi le projet Maison Gertrude (un centre d’art dans une maison de repos) et à la Scène Comme à La Ville, festival de spectacles participatifs et citoyens.
1 Moniteur Belge du 1er novembre 1945
2 Les trois premières saisons du Théâtre National de Belgique d’expression française (1946-1947-1948), brochure du Théâtre National, s.d. AML : MLTA 03331
3 Jacques Huisman
« Le théâtre dans le cadre de l’Education Nationale » , document dactylographié , AML : MLTC01573
4 Arrêté Royal du 9 octobre
1957 qui règle les subventions
au Théâtre National
5 Extrait intervention de Jean-Caude Drouot dans : Les Centres culturels, pôles de la création décentralisée, actes colloque org par la FWB 4 et 5 nov 1985
6 Moniteur Belge
du 17 octobre 1995
7 « L’activité culturelle à Bruxelles, si elle concerne les francophones de Bruxelles et de Wallonie, doit aussi tendre à faire de Bruxelles une capitale culturelle de dimension européenne. Le Théâtre National devrait donc viser à devenir une scène de référence au niveau européen. »
Intervention de Richard Miller ministre de la Culture, discussions parlementaires du 27 mars 2003