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Théâtre National Wallonie-Bruxelles

Un espace de paroles, un espace de liberté

Paying For It / Sonia Verstappen, Jérôme De Falloise

Jérôme De Falloise : L’histoire de Paying for it avait déjà un petit bout de chemin. On était au Conservatoire de Liège pour travailler justement sur le caractère polymorphe de la prostitution. Jusqu’au jour de la rencontre avec Sonia où on a tous subi un choc. Nos représentations ont bougé. Un endroit rêvé pour une équipe de comédiens qui constate que ses propres a priori ou son ignorance – alors que l’équipe travaillait sur le sujet dans les livres depuis un certain temps – ne lui avaient pas permis d’accéder à cela. Grâce à la rencontre avec Sonia, notre manière de travailler a complètement changé. On a multiplié les interviews en allant à la rencontre des travailleurs du sexe, mais aussi des métiers qui gravitent autour de la prostitution : la brigade des mœurs, les assistants sociaux, les militants d’associations, des clients… Cela a modifié notre représentation déjà conditionnée et stigmatisante.

 

Sonia Verstappen : J’ai été prostituée pendant 36 ans en vitrine, dans le quartier Nord (Bruxelles). J’ai commencé à militer il y a 25 ans environ, suite à la rencontre avec Grisélidis Réal qui est une grande prostituée et écrivaine suisse. Avant de la rencontrer, je réalisais que pour la société, je n’étais vraiment pas quelqu’un de bien. Je m’en fichais un peu, mais elle, elle s’est toujours montrée. Grisélidis Réal dit d’ailleurs : « La prostitution est un art, un humanisme, une science. » Elle m’a permis de me dire que je ne dois pas avoir honte d’être pute. J’ai commencé à militer car je me suis aperçue que c’est une parole qui manquait ici. Les gens sont très conditionnés par le judéo-christianisme, par la morale chrétienne où le corps de la femme est sacré. Faire l’amour avec des inconnus sans désir et sans amour, c’est absolument impossible pour la société. J’ai voulu me battre contre cela. J’ai voulu me battre contre le stigmate. Car une femme prostituée est toujours méprisée, même lorsqu’elle arrête. Elle est marquée au fer rouge. Elle ne fait rien de mal aux autres, mais la société doit la mettre au rang des délinquants car elle fait éclater cette société. Elle fait éclater la croyance que ce n’est que dans le mariage et dans l’amour (le vrai) que l’on peut trouver le bonheur. C’est oublier qu’il y a beaucoup de femmes qui n’ont pas besoin d’amour ou de désir pour faire le sexe. C’est oublier qu’il y a des hommes (et je sais que c’est devenu politiquement incorrect de prendre la défense des hommes mais tant pis car en 36 ans de métier, j’en ai eu quasiment 10 par jour, donc je peux parler des hommes) qui viennent et à qui l’on rend énormément de services. Ce ne sont absolument pas des bourreaux ; ils sont souvent très gentils. Virginie Despentes dit dans son livre King Kong Théorie : « faire de la prostitution m’a appris à avoir de la tendresse pour les hommes, car les hommes ne sont jamais si gentils que quand ils sont avec une pute. » Parce qu’ils sont demandeurs. Aller chez une pute pour un homme, c’est comme aller chez un psy. C’est un espace de paroles. On est des assistantes sociales avec le sperme en plus.

Chez beaucoup d’hommes, la sexualité n’est souvent qu’un prétexte pour avoir une relation, que permet l’argent bien évidemment. Et c’est une relation où ils peuvent vraiment être eux-mêmes. Comme disait Lacan : « L’argent libère du joug de la reconnaissance ». Donc les hommes savent que chez une pute, ils ne vont pas être jugés. Ils savent qu’on va les prendre comme ils sont : moches, bêtes, incapables de bander… ce n’est pas grave. On les prend.

Aller chez une pute, c’est un espace de liberté pour les hommes. Les femmes ont un rôle dans la société qu’elles doivent tenir et qui ne leur convient sûrement pas : maîtresse de maison, femme parfaite en tout. Mais les hommes ont aussi un rôle social qui parfois les encombre. Je parle souvent dans des écoles ou des universités, et quand les jeunes femmes me demandent « que devriez-vous nous dire sur nos hommes ? », je réponds : « vos hommes sont fragiles. Quand ils rentrent chez moi, ce sont des machos. Mais quand ils s’installent dans mon fauteuil à l’arrière, ils ont 3 ans.»

 

Jérôme De Falloise : Le Théâtre National est implanté près du quartier de l’Alhambra, historiquement lieu de la prostitution bruxelloise. Cette implantation est à l’origine du spectacle, en tout cas l’une des origines. Le quartier de l’Alhambra se trouve exactement entre le KVS et le Théâtre National. Les membres du Collectif La Brute qui portent le travail (Raven Ruell, Wim Lots, Anne-Sophie Sterck, Nicolas Marty et Catherine Hance) travaillent beaucoup au sein de ces institutions. On ne peut pas faire semblant de ne pas voir les travailleurs du sexe qui sont là. Le soir, rue de Laeken, c’est une autre ville qui commence à apparaître. Tous les soirs, des spectateurs arrivent dans ces théâtres et doivent peut-être se dépêcher pour ne pas voir cela. Ces femmes, on passe devant elles avant chaque spectacle mais on ne veut pas les voir. Lorsqu’on joue, des prostitué.es travaillent sur le mur même de là où on joue. Et on s’est dit que ce serait pas mal de traverser ce mur et de faire en sorte que ces prostitué.es aient la parole ou que l’on puisse représenter leur parole dans le quartier même où l’art théâtral a lieu. On a aussi le souhait — mais ça c’est encore en chantier — d’essayer de faire exister ces personnes pendant la représentation. Nous sommes en contact avec les associations du quartier pour essayer de mener à bien ce projet-là. Mais on s’expose à un risque ; c’est que ces personnes ne veulent pas être exposées vu qu’elles sont dans la clandestinité. Et donc pour en revenir à l’idée de militantisme : militer pour que les prostitué.es aient des droits, c’est aussi militer pour que les prostitué.es qui n’ont pas choisi de faire ce métier, puissent être protégé.es aussi.

 

Sonia Verstappen : Et c’est donner plus de moyens aux personnes qui veulent en sortir parce que malheureusement, quand on veut en sortir, le stigma reste. C’est vraiment un sceau d’infamie pour certaines. On ne se sent pas intégré.es dans la société. Et c’est pour cela que beaucoup de prostitué.es restent à la marge.

 

Propos recueillis par Sophie Dupavé
Le 23 mai 2019

© Gloria Scorier