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Théâtre National Wallonie-Bruxelles
ВОЛЯ

Oleksandr Knyha

Directeur général artistique du Théâtre de Kherson

Le 23 mars, Oleksandr Knyha a été arrêté par les troupes russes. Après avoir été libéré, il a réussi à déménager à Lviv avec sa femme et ses cinq enfants. Au cours de cette conversation, une alerte aérien s'est déclenchée. Tandis que sa femme, leur enfant dans les bras, se réfugiait à la salle de bains (en règle générale, l'endroit le plus sûr dans un appartement), Oleksandr a tenu à poursuivre la conversation décidé à ne pas laisser l'ennemi mettre à sa vie en suspens.

Qu'avez-vous fait lorsque que la guerre a éclaté ? À quoi avez-vous pensé ?

Comme nombre d’Ukrainiens, je me suis réveillé au son des explosions, des missiles. S’en sont suivis de nombreux appels téléphoniques d’amis. À chaque fois le même message : "La guerre a commencé". Je suis allé immédiatement acheter de quoi faire des réserves de nourriture. J'ai rempli une voiture et me suis rendu au théâtre pour ouvrir l'abri anti-bombes et donner des instructions à l'équipe.

Sur le chemin du retour – je vis dans une petite ville appelée Oleshky, non loin de Kherson –, un ami m’a appelé pour le prévenir que des chars russes approchaient de la zone et m'a recommandé de revenir en ville. Et l'enfer a commencé : les hélicoptères volaient au-dessus de nos têtes, l'un d'eux, touché, est tombé sous nos yeux, les chars approchaient et les bombardements ont commencé. Je suis rentré à Kherson sous les tirs.

Mais ma place était auprès de ma famille, de ma femme et mes cinq enfants, à Oleshky. J'ai donc appelé un ami qui m'a aidé à rejoindre l'autre rive du fleuve sur son bateau – un long chemin de 18 km fait de petites rivières. Nous avons débarqué à Oleshky et nous sommes retrouvés au cœur de la bataille, secoué par des tirs d'artillerie lourde. C'était pétrifiant. Lorsque je suis rentré chez moi, nous avons commencé à aménager le sous-sol de notre maison. La nuit même, nous y avons dormi sous les tirs d'artillerie.

Le lendemain, avec mes voisins, nous avons décidé de patrouiller dans les rues afin d'empêcher les pillages. Nous avons dressé une liste des tâches à accomplir. Avant cela, je ne connaissais que mes voisins de palier. Maintenant, je connais tout le monde dans notre quartier.

Que se passait-il au théâtre ?

Au cours du premier mois, environ 75 personnes vivaient dans l'abri anti-bombes du théâtre : des acteurs et leurs familles ainsi que des personnes provenant des zones bombardées. Nous l'avions équipé pour la cuisine et approvisionné en nourriture. Les acteurs remplissaient les fonctions de concierge et portier. Mais après le bombardement du théâtre de Mariupol, dont l’architecture est identique, les gens ont pris peur et sont partis.

Aujourd'hui, nous avons repris le processus de répétition. Le travail est dirigé en ligne par Serhiy Pavliuk, le directeur général du théâtre. Nous avons la ferme intention de présenter un nouveau spectacle dès le lendemain de la libération de Kherson.

L’occupant vous a-t-il donné la possibilité de faire fonctionner le théâtre ?

Oui, ils sont venus plusieurs fois nous proposer de reprendre le travail pour divertir les gens. Mais ils devaient d'abord contrôler le répertoire. Ils ont essayé d'engager nos acteurs dans les célébrations du Jour de la Victoire, le 9 mai et m'ont proposé que l'orchestre du théâtre joue dans le parc. J'ai répondu que la plupart des acteurs et musiciens n'étaient plus en ville – ce qui était vrai – et que nous étions décidés à ne pas travailler sous l'occupation pour servir la propagande russe.

Notre chef orchestre est lui-même réfugié, il a fui Luhansk en 2014 à cause de la guerre. Il a trouvé du travail ici, s'est installé, a monté un merveilleux orchestre. Et maintenant, il est obligé d'abandonner tout ce qu'il a réussi à accomplir pendant ces huit années et de fuir à nouveau la guerre.

Un mois après le début de la guerre, vous avez été arrêté par les troupes russes. Quelles étaient les charges retenues contre vous ?

L'occupation a commencé le 1er mars. Le 2 mars, les gens se sont rassemblés sur la place principale pour dénoncer l'occupation russe. Le 8 mars, la Journée internationale de la femme, j'ai acheté des fleurs avant d'aller au théâtre féliciter les femmes restées dans l'abri anti-bombes, pour leur donner un peu de courage. J'ai appelé le théâtre, mais on m'a demandé de ne pas venir. La rumeur circulait que les Russes pouvaient venir m'arrêter. La veille, une trentaine de soldats sont venus chez notre vice-directeur perquisitionner sa maison. Ils ont tout mis sens dessus dessous et confisqué tous les appareils. Alors, je me suis rendu sur la place centrale d'Oleshky où il y avait un grand rassemblement – entre 3000 et 5000 personnes (la ville compte environ 24000 habitants). Et j'ai distribué aux femmes présentes toutes les fleurs que j'avais. Lorsque les Russes sont venus m'arrêter, ils m'ont accusé d'avoir organisé le rassemblement et d’avoir distribué de l'argent aux participants. 

Comment s’est passée votre arrestation ?

Le 23 mars, à 7 heures du matin, nous avons été réveillés par le bruit des moteurs. Je me suis levé, j'ai écarté les rideaux et j'ai vu le canon de la mitrailleuse d’un blindé de combat pointé droit sur ma fenêtre. Il y avait trois autres véhicules blindés et des dizaines de militaires armés de fusils d'assaut qui entouraient le périmètre de notre maison. J'ai appris plus tard qu'ils avaient bouclé toute la zone. Il y avait même un sniper sur le toit d'une maison voisine. Mais cela n'était pas effrayant. En fait, c'était comique. On se serait cru dans un blockbuster.

Le premier interrogatoire a eu lieu dans ma salle d'étude. Ensuite, ils ont interrogé ma femme. Pendant ce temps, d'autres personnes fouillaient la maison de fond en comble : les chambres des enfants, la chambre de ma mère... Ils ont vérifié mon téléphone et ont vu des photos du commissariat militaire local où je m'étais rendu pour m’engager dans les forces armées – ce qui n’a pu se faire en raison de mon âge. Ensuite, ils m'ont emmené à Kherson, une cagoule sur la tête, les yeux couverts. Et la « discussion » a repris le jour suivant.

Je pense que si j'ai été libéré rapidement, c'est grâce à l’implication de la communauté théâtrale internationale et de l'Association du théâtre eurasien en particulier. J’ai été relâché tard dans la soirée. Je devais trouver un endroit où dormir pour la nuit avant le couvre-feu qui allait commencer dans 40 minutes. Ce fut toute une aventure que de courir à travers la ville jusque chez des amis avec des chaussures sans lacets – les Russes me les avaient pris avant de m'emmener en cellule.

En tant que député du Conseil régional de Kherson, avez-vous reçu des propositions de collaboration de la part de l’occupant ?

Ils m'ont proposé de prendre le pouvoir dans une des zones de la région pour y maintenir l'ordre. "Vous êtes des militaires, et vous avez prêté serment de servir, n'est-ce pas ? Moi aussi, j'ai prêté serment de servir, de servir le peuple ukrainien. Et seul le peuple ukrainien peut me dire ce que je dois faire", leur ai-je répondu.

Maintenant, vous et votre famille êtes dans un endroit relativement sûr à Lviv. Quand avez-vous déménagé ? Et comment s'est déroulé votre voyage ?

J'ai cinq enfants. Je craignais que l’occupant ne se servent de ma famille comme moyen de pression. Nous avons réussi à déménager à Lviv le 6 ou le 7 avril. Nous avons accroché un morceau de tissu blanc sur notre voiture, pour marquer que nous étions des civils. Il nous a fallu 6 heures pour faire un trajet de 30 km en passant par 9 points de contrôle russes.

Quand nous sommes finalement arrivés au premier poste de contrôle des forces armées ukrainiennes, ils nous ont dit : "Maintenant, vous pouvez enlever ce tissu, vous n'en avez plus besoin, vous êtes des gens libres sur une terre libre". C'est à ce moment-là que nous avons enfin pu souffler. Au checkpoint suivant, un officier ukrainien a vu notre bébé dans la voiture, et nous a apporté une brique de jus de fruits pour nourrissons. Et là, j'ai éclaté en sanglots.

Et sur quoi travaillez-vous actuellement ?

Nous organisons le festival international de théâtre The Melpomene of Tavria. Nous avons pris la décision que, malgré l'invasion totale et l'occupation temporaire de Kherson par la Russie, le Melpomène de Tavria 2022 ne serait pas annulé. Le festival aura lieu du 10 au 19 juin, comme annoncé, quoi qu'il arrive ! C'est un message pour les personnes qui restent à Kherson malgré l'occupation : rien ne peut ruiner notre vie, nous continuerons à vivre et à travailler quoi qu'il arrive. Nous avons élaboré deux scénarios : soit Kherson est libéré d'ici là, et le festival se tiendra dans son format original, si pas, les participants se produiront sur leur scène, délivrant des messages de soutien à Kherson et à tous les territoires ukrainiens temporairement occupés. Nous avons déjà reçu plus de trente candidatures d'Ukraine, de Pologne, de Roumanie, de Turquie, de Géorgie, du Portugal et d'autres pays.

Vous avez présenté un nouveau spectacle le 23 février, le soir même du début de la guerre.

Il s'agissait de Eternity and A Day de Milorad Pavić mis en scène par Serhiy Pavliuk, notre premier spectacle immersif. Pendant le spectacle, le public parcourt les quatre scènes du théâtre et est offert au spectateur la possibilité de choisir l'un des trois scénarios possibles pour le dénouement de la pièce. Le spectacle a été bien accueilli. Nous avions prévu trois soirées de représentation. La guerre a ruiné nos plans, mais nous avons promis à notre public de jouer ce spectacle dès que Kherson serait libérée.

Quels étaient vos projets pour la saison ?

Le 27 mars, Journée mondiale du théâtre, un metteur en scène turc, Kubilay Erdelikara, devait présenter Caligula. En avril, nous devions présenter un spectacle dirigé par le Portugais Rui Madeira et, en juin, Andriy Bilous une comédie musicale basée sur Viy de Gogol. Mais nous n'annulons rien, nous avons juste reporté et espérons bien les mettre en œuvre bientôt.

Qu'est-ce qui fait que les Ukrainiens se battent avec autant d'ardeur ? Où puisez-vous cette force ?

Dans notre unité, dans le soutien mutuel. Je l'ai compris au deuxième jour de la guerre, quand les gens se sont organisés spontanément. Personne ne donnait d'ordre. Nous nous sommes juste rassemblés, avons distribué les tâches et avons commencé à faire ce qu’il y avait à faire. C'est inné chez les Ukrainiens. Et c'est ce que les officiers russes qui m'interrogeaient ne pouvaient pas comprendre. Ils demandaient sui organisait les rassemblements. Et je répondais "Personne."

Quelle est la première chose que vous ferez après la victoire ?

Tout d'abord, j’irai arroser mes arbres. Vous savez, je les vois constamment dans mes rêves. Je les ai plantés et je m'inquiète pour eux. Cette année, pour la première fois, les magnolias ont commencé à fleurir. Et je m'inquiète tellement qu'ils puissent mourir. Qui va les arroser maintenant que mes fils et moi sommes absents ?

Et puis j’irai au théâtre pour ranger et attendre le public, attendre le jour où je le saluerai et lui sourirai à nouveau.

ВОЛЯ / The Free Will: Ukrainian Theatre People in War est un projet du Théâtre National Wallonie-Bruxelles réalisé par Yulia Ostrohliad.

© Gloria Scorier