Insécurité et angle de frappe
Andy Jackson
La mémoire est défaillante. Les détails passent au travers des mailles. Ce qui nous reste, principalement, c’est le ressenti. Les cicatrices en quelque sorte. Et sous les cicatrices, soit une sorte d’engourdissement et, le plus souvent, une sensibilité accrue. Ce qui signifie, en réalité, que la mémoire n’est pas si défaillante que cela. On aimerait parfois défaillir mieux.
Je veux vous raconter une histoire ; une histoire étant une version d’un souvenir.
À l’école secondaire, dans un trajet en bus menant à un endroit supposément éducatif. Deux garçons assis sur les sièges en face se tournent vers vous pour vous haranguer sur votre apparence. Les orbites elliptiques de la cruauté s’approchent de ce qui vous affecte, puis s’éloignent, pour ensuite revenir à l’assaut. Où vous mèneront-elles ?
Et non, je ne vous ai pas dit ce qu’ils ont dit. Vous pouvez peut-être l’imaginer, ou vous en souvenir. Vous regardez dehors, en essayant de vous concentrer sur l’horizon flou des eucalyptus qui défilent et le frisson qui parcourt votre poitrine. Tout cela dure très longtemps.
Lorsque le bus s’arrête pour une pause sanitaire, le harcèlement s’arrête lui aussi. Sur la plaine de jeux poussiéreuse, vous remarquez qu’un des garçons rôde à proximité. Retenant vos larmes, vous lui tendez la main, comme – quoi ? Une sorte de réconciliation ? Pourquoi est-ce vous qui faites le premier pas ? Il semble désarçonné, étonné pendant un long moment, indécis entre l’envie de rire ou de s’approcher de vous, votre main tendue ne tenant que de l’air.
Est-ce la paix que vous vouliez, ou juste la fin du conflit ?
J’ai dit « votre main tendue », mais peut-être étiez-vous l’un des autres enfants, les écouteurs dans les oreilles. Ou un·e enseignant·e, ou un chauffeur·euse. Peut-être étiez-vous celle ou celui qui harcelait ?
Ces choses importent – qui a fait quoi à qui, à quel endroit, portant quel récit.
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Faut-il le répéter : nous voulons tous·tes être en sécurité. Surtout maintenant.
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Nous ne le serons jamais pourtant. Cette époque est révolue, détachée de nos certitudes quant à ce que nous méritons, comme un glacier vêle d’un iceberg.
Feux de forêt, inondations et sécheresses alimentés par le changement climatique. Récoltes perdues. Redondance. Votre compte bancaire soudain vidé. Dans le tram, une personne vous tousse dessus, précisément le jour où vous avez oublié votre masque. Sans parler de tout le reste. Vous les avez ressenties aussi, ces ombres.
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Parfois, en essayant de se mettre en sécurité, tâtonnant dans l’obscurité, on trouve la violence. On râle, on rage. On insiste et on menace, on riposte. On lève son arme. On dit les mots.
Il existe un phénomène appelé la « violence latérale », lorsqu’une personne s’en prend à une autre de sa propre communauté marginalisée plutôt qu’à la véritable source de son impuissance. Une frappe latérale, plutôt qu’au-dessus de la ceinture, disons.
Ces choses arrivent. Assez souvent. Je ne suis toutefois pas certain [DVH2] que de le nommer soit très utile, ou puisse suffire. Nous nous attachons trop facilement à l’angle de frappe plutôt qu'à son effet, à sa façon de nous maintenir dans une chorégraphie de la violence et de la séparation.
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Chaque fois que j’assiste à une performance de Back to Back, je me sens exfolié d’une couche de simulacre.
Les personnages sont cruels entre eux. Et tendres, à des moments clés. Iels jouent des drames à la fois impossibles et trop familiers, qui émergent soudain – dans toute leur noirceur et luminosité éclatante, et très contrastés – des mythes que nous tenons pour sacrés. Pendant ce temps, Death Weather nous observe, ou regarde simplement un écran. Les sparadraps sont arrachés de mes propres traumatismes alors que je les contemple parmi l’étalage d’autres violences et d’autres troubles.
La mise en scène fait tomber le quatrième mur, puis le troisième, puis le second et le premier. Nous y voilà.
Chaque fois que je repensais à Multiple Bad Things, j’avais l’impression de devoir réécrire cet essai. Non, il ne s’agit pas de travail, mais de chez soi. Non, d’identité. Non, de langage. Ou alors de colonialisme. Peut-être d’une invasion violente, du spectre de la vulnérabilité extrême ? Parfois, j’ai pensé que je ne devais pas parler de ma propre expérience. Mais non, ça ne disparaît jamais. On peut le transformer, en faire un récit différent. Porté par un chœur.
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Parfois, je pense à Ann Marie Smith, d’Adélaïde, dont la vie, la personne, les rêves et les joies étaient bien plus grands que la raison qui l’a amenée à se trouver dans le journal. Elle a été abandonnée dans la même chaise en rotin pendant des mois, est décédée d’un choc septique et d’une défaillance multiviscérale. Son aide-soignante a été condamnée à sept ans de prison pour meurtre. De nombreuses actions ont été menées contre la société Integrity Care SA, qui est désormais interdite de pratique par la sécurité sociale australienne.
Parfois, je pense à la prison de Loddon, ou au bureau de police à côté de chez moi, et aux aborigènes qui y sont décédé·es. Clinton Austin, artiste, frère, homme tirant récits et fierté de sa culture, attendant trop longtemps sa libération conditionnelle, retrouvé inanimé dans sa cellule. Tanya Day, qui s’est endormie dans le train, a été dénoncée auprès de la police, incarcérée sous le prétexte d’une loi archaïque sur l’ébriété. Aucun et aucune d’eux et d’elles en sécurité. Personne n’est tenu pour responsable de leur mort.
Pour être sincère, je ne pense pas à ces personnes très souvent. Pourquoi ? Peut-être en raison de ce que je ne partage pas avec elleux. Je n’ai pas besoin de soins permanents. Je suis « indépendant » (bien que, qui l’est vraiment ?). Je ne suis pas autochtone. La police ne me regarde pas d’un air soupçonneux, ne met pas en doute mon témoignage.
Cette absence de pensée pour elles, pour eux, s’explique peut-être aussi par le fait que notre culture et les GAFAM redoublent d’efforts pour que nous nous préoccupions de ce qui se passe dans nos propres bulles. Le quatrième mur, luisant et intact.
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On ne peut être en sécurité sans une part d’abandon. Comme le dit l’activiste et auteur·e [DV5] Son Vivienne, « la sécurité universelle est aussi ambitieuse que hors d’atteinte » (Queering Safe Spaces, ix). La promettre, c’est garantir une désillusion. Au lieu de cela, « nous devrions traiter les besoins les plus urgents, proposant une stabilisation qui peut amener à se poser ensemble pour mener une réflexion sereine ». Aujourd’hui, exposé·es comme nous le sommes, nous devons renoncer à l’hypothèse de la pureté, de nous-mêmes comme des autres. Ensuite, nous devons parler, et écouter, sans nous servir des mots comme boucliers ou comme armes.
Et encore, me demanderez-vous, avec qui se poser pour réfléchir ? Et comment répondre aux besoins urgents ?
— Andy Jackson
Andy Jackson est un poète, essayiste, professeur d’écriture et Patron of Writers Victoria, porteur de handicap. Son dernier recueil de poésie, Human Looking, a obtenu la médaille d’or ALS et le prix littéraire de poésie du Premier ministre.