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Théâtre National Wallonie-Bruxelles
Entretien

J’en appelle à notre humanité

Chrystèle Khodr

Silence, ça tourne
Dans Silence, ça tourne, la dramaturge, comédienne libanaise Chrystèle Khodr interroge les faits saillants de l’histoire libanaise par l’archive ; celle de L’infirmière suédoise de Tel Al Zaatar de l’Associated Press qui montre Eva Ståhl, survivante du massacre du camp palestinien de Tel Al Zaatar au Nord-Est de Beyrouth en 1976. Par contraste, l’artiste montre avec Nadim Deaibes le processus de déni et de « silenciation », voire d’effacement à l’œuvre au sein de la mémoire collective. Et surtout, le point culminant, quand la violence devient un sujet refoulé qui embarrasse. Pour autant, il ne s’agit pas ici de désigner des coupables mais plutôt de (re)tracer lumineusement l’archéologie de la mémoire et la part active qu’elle peut avoir dans l’émancipation et l’exigence d’égalité, de dignité humaine et du droit fondamental à la vie. On retrouve souvent cela chez Chrystèle Khodr. Dans Silence, ça tourne, on en fait l’expérience sensorielle.
Jean-Louis Fernandez

Dans la préface de la réédition de Indignez-vous ! de Stéphane Hessel, Salomé Saquet dit : « c’est peut-être là le premier pas d’une résistance essentielle à mes yeux : le refus de céder à la confusion. Car l’indignation pour qu’elle ne soit pas un simple spasme, a besoin de s’appuyer sur des faits. Sur des enquêtes. Sur des récits solides. (…) elle a besoin de lucidité ». Est-ce que Silence, ça tourne procède du même geste ?

Absolument ! Par-delà l’indignation, il s’agit d’agir ! C’est-à-dire, revenir sur les traces, les archives à partir desquelles nous recréons l’histoire. Nous disons tout ce qui a été silencé ces cinquante dernières années.


La question de l’histoire et de la transmission est essentielle dans votre travail.

Il faut bien le reconnaître : être artiste libanaise et travailler sur la mémoire, ce n’est pas très original. (Sourire) Nous sommes très nombreux·ses à le faire dans le théâtre, la littérature, les arts visuels ou le cinéma.

J’ai grandi dans les années 1990 au Liban. Il n’y a aucune trace écrite de ces années-là. En réalité, l’histoire du Liban s’arrête en 1945 au moment où son indépendance devient effective. Au fur et à mesure, on a effacé toutes les traces. J’essaie donc de comprendre ce qui s’est passé par le biais de l’écriture, du dialogue avec l’équipe artistique de la pièce et de mes diverses rencontres.

Avant tout, si je travaille sur la mémoire, c’est pour mieux comprendre le présent et ce qui s’opère. Assurément, le présent résulte de l’effacement constant de l’histoire libanaise, des voix réduites au silence. Et en définitive, de la justice qui n’a pas été rendue après quinze ans de guerre civile, de 1975 à 1990. Sans compter qu’après l’amnistie, les autorités libanaises n’ont pas cessé de bafouer les droits fondamentaux des personnes. Je me livre à une sorte d’état des lieux qui m’amène à poser la question : que pouvons-nous faire concrètement ?


Revenons à Silence, ça tourne, comment montez-vous « le réel » sur le plateau ? Comment avez-vous travaillé concrètement avec Nadim Deaibes en vous appuyant sur l’archive, la parole ?

Dans le prologue de la pièce, j’explique ce qu’est une archive. Et aussi les raisons qui m’ont amenée à m’y intéresser et à créer le spectacle Silence, ça tourne.

Lorsque j’ai découvert l’archive L’infirmière suédoise de Tel Al Zaatar de l’Associated Press qui montre une jeune femme alitée, le bras amputé (ndr, le siège et le massacre du camp palestinien Tel Al Zaatar au Nord-Est de Beyrouth se sont déroulé en 1976), le plus troublant a été de croire que les faits qui y étaient relatés étaient d’actualité. Alors qu’ils dataient de presque 50 ans. Au fond, qu’est-ce qui a véritablement changé ?

Je ne monte pas le réel en tant que tel, je ne fais pas du théâtre documentaire, ni du docu-fiction. J’essaie plutôt, par l’entrecroisement du récit intime de l’infirmière volontaire Eva Ståhl et des archives, de dresser l’état des lieux des années 1970 au Liban – ce qui ne diffère pas, selon moi, du génocide qui a lieu à Gaza.

Par-dessus tout, l’éthique de la responsabilité nous invite à ne pas esthétiser l’histoire ni à en faire un document littéral.

Actuellement, j’ai beaucoup de mal à écrire la scène du siège du camp palestinien de Tel Al Zaatar qui a duré 52 jours. Sans doute parce que c’est la première fois que je travaille sur des archives écrites et sonores qui, à leur manière, se répondent et se continuent.

Je collabore avec Nadim Deaibes comme scénographe depuis quelques années. Dans Silence, ça tourne, il signe la scénographie, la lumière, et la co-mise en scène. Ici, il imagine un dispositif très spécifique : une infinité de bandes magnétiques jaillit d’un poste radio et recréent ce qui reste de l’histoire de Eva et du siège du camp palestinien de Tel Al Zaatar dans le son et la forme plastique. Il a participé aussi au travail d’enquête et donc, à la dramaturgie. Nous sommes allé·es ensemble à la rencontre d'Eva.


Selon vous, quels sont les glissements qui se produisent entre la vie, l’histoire et le théâtre ?

Soulignons-le. Mon métier me sauve. À sa façon, il me permet de résister. Cela fait six ans que je n’ai pas foulé le plateau. Plus que jamais, le travail que nous accomplissons est nécessaire. Il fait sens. Même si je l’ai débuté en 2022, je n’aurais pas pu travailler sur un autre sujet.

Incontestablement, des glissements se produisent entre vie quotidienne, histoire et théâtre. L’actualité est tellement forte. L’écriture requiert actuellement une grande concentration de ma part. Ce d’autant que je réside à 300 kilomètres de Gaza où la population meurt de faim. Nous avons été attaqué·es par l’armée israélienne – qui continue de bombarder et à survoler le Liban. Je ne vais pas céder au désir de destruction.

Depuis notre point de vue, nous avons le droit de raconter notre histoire. Je n’ai pas la prétention de changer littéralement l’état du monde. Mais peut-être en tant qu’artistes, pouvons-nous y contribuer modestement en posant les bonnes questions ? Il peut nous déplacer un peu.

À dire vrai, je n’ai jamais eu le désir d’être absolument sur le plateau. Pourtant, j’en éprouve ici la nécessité ; celle de raconter l’histoire d'Eva Ståhl, infirmière suédoise, survivante du massacre du camp palestinien de Tel Al Zaatar au Nord-Est de Beyrouth en 1976 avec mon corps et ma voix. J’accomplis ici une sorte d’odyssée.

Jean-Louis Fernandez

Selon le rapport 2024 de l’Institut V-Dem, le monde compte davantage de régimes autoritaires que de démocraties libérales. Que peuvent les artistes face au vacillement de la démocratie ?

Les artistes doivent poursuivre leur travail. Comme c’était le cas dans les années 1930, le monde est extrêmement polarisé aujourd’hui. Pour certain·es artistes, il en va de leur propre liberté, voire sécurité de dire, voire dénoncer ce qui est à l’œuvre. C’est pourquoi, il est important de nous positionner par rapport à ce qui se passe actuellement et à l’Histoire, plus largement.

Je pense précisément aux artistes qui vivent en Égypte, en Tunisie ou en Syrie. Et à celles et ceux qui vivent en Palestine occupée, qui subissent l’apartheid, qui travaillent dans leur langue sans vouloir être soutenu·es par des fonds publics. Ou encore à celles et ceux qui vivent à Gaza et défient le monde entier.

Je ne sais pas ce que peut l’art. Toutefois, je vois que l’art au service de la propagande peut beaucoup. Donc pourquoi l’art en résistance ne pourrait-il pas faire de même ? Ou en tout cas, faire entendre ce qui se passe ?


L’historien, essayiste et traducteur Elias Sambar disait en juillet dernier au Festival d’Avignon : « la Palestine et Ukraine sont deux cas types de prééminence de la jungle. Si ces deux pays cèdent la jungle se propagera sur toute la planète ».

La vision peut sembler « romantique ». Cependant, je pense sincèrement que la cause palestinienne est le pouls du monde, que ce soit dans les années 1960 ou 1970. Ou encore aujourd’hui. Les plus de 67 000 mort·es dans les bombardements, ou bien de faim et de malnutrition, ou encore faute d’accès aux traitements vitaux à Gaza ne reviendront pas à la vie. Pareil, pour les autres milliers de palestinien·nes qui ont été tué·es, par ailleurs.

Aujourd’hui, en mémoire des mort·es, il faut crier : « Justice » ! Il est grand temps. Le peuple palestinien est selon moi l’un des peuples les plus « patients » du monde. Il souffre le martyr depuis 75 ans. Si Gaza est anéanti par le gouvernement fasciste de Benyamin Nétanyahou, nous serons tous·tes redevables à l’humanité dont nous faisons partie.

Est-ce que seules les populations israéliennes ont besoin de consolation ? Non ! Il faut arrêter de mentir. J’ai le sentiment que depuis 1948, une vie palestinienne ne vaut pas une vie israélienne. Une vie palestinienne ne vaut rien. Pardon, je suis très en colère. Plus les jours passent, plus je suis en colère. Il y a dans l’impunité quelque chose d’insupportable. Rien ne peut justifier le génocide à Gaza. J’en appelle à notre humanité.

Durant la tournée du spectacle Silence ça tourne, j’aimerais être confrontée aux publics qui ne partagent pas mon avis. Et surtout, j’aimerais en débattre avec ell·eux, même si je ne suis pas certaine de trouver les mots « justes » pour expliquer. Il faut que ça s’arrête !


Il y a quelques jours, certains pays ont reconnu l’existence de la Palestine comme état indépendant. Le journaliste gazaoui Rami Abou Jamous a dit : « on nous reconnaît au moment où nous nous éteignons. C'est comme si vous disiez à quelqu'un qui est sur son lit de mort, voilà maintenant tu existes ».

Quel état de Palestine reconnaissent-ils ? Quels territoires, quelle économie, quelle souveraineté reconnaissent-ils ? Le « backlash » qu’il y a eu autour de « la victoire du Hamas » m’a mise hors de moi. La reconnaissance tardive permet-elle à certains États de se sentir moins coupables face au génocide ?

Pourquoi doit-on insister sur la mort des milliers d’enfants et de femmes palestinien·nes pour susciter de l’intérêt et convoquer la dignité humaine et le droit fondamental à la vie ? Pourquoi ne peut-on pas parler tout simplement de l’ensemble des mort·es ? Pourquoi devons-nous toujours choisir les bons mots pour expliquer ce qui se passe à Gaza ?
 

- Entretien réalisé par Sylvia Botella avant l’accord de cessez-le feu à Gaza

Yvan Guerdon · Théâtre National Wallonie-Bruxelles