Naar hoofdinhoud
Théâtre National Wallonie-Bruxelles

Le désir de rentrer chez soi

Ithaque / Christiane Jatahy / Entretien

© Elizabeth Carecchio

Avec Ithaque, Christiane Jatahy revisiste L’Odyssée d'Homère à travers un dispositif scénographique inédit : un espace bifrontal où les points de vue d’Ulysse et de Pénélope croisent des récits d’exil et de migrations.

Ithaque est l’île natale d’Ulysse, la patrie où il cherche à revenir après les dix ans de la guerre de Troie. D’où est venue votre envie de monter un projet portant un tel nom ?

Christiane Jatahy – L’idée de travailler sur l’Odyssée vient d’abord d’une envie de parler du monde d’aujourd’hui, de penser comment les choses sont en train de changer dans ce mouvement continuel. Et l’Odyssée parle de cela à partir du désir de rentrer chez soi. C’est donc premièrement un choix politique. À ce propos, il m’intéresse de convoquer certains éléments de réalité comme autant d’inspirations pour cette création. Par exemple, ce qui se passe aujourd’hui au Brésil ressemble beaucoup à l’Ithaque de l’Odyssée, continuellement dévorée par les prétendants. La corruption et les coups violents portés à la démocratie sont aussi une sorte de dévoration que subit le pays.

Ensuite, je trouvais intéressant de parler de la rencontre et de l’amour dans son sens le plus ample. Non seulement de l’amour entre un homme et une femme, mais aussi de l’amour familial, de l’amour comme mémoire, comme havre de paix, comme port. Et pour finir, je voulais parler de la guerre aujourd’hui. Non seulement de l’actualité de la guerre, mais aussi des moyens et des manières de la raconter et de la penser, dans le but de l’éviter. Il est aussi question de l’exil, entendu ici comme désir de rentrer chez soi. Certains disent que l’Odyssée a duré vingt ans, d’autres disent qu’elle a duré quarante jours. D’autres encore disent qu’elle n’a duré qu’un instant. L’exil m’intéresse en tant que désir de retour, certes, mais aussi comme quête de soi et de ses racines intérieures.

Artiste associée à l’Odéon-Théâtre de l’Europe, vous travaillez pour la première fois avec une équipe artistique mixte, franco-brésilienne. Quelles incidences cela a-t-il sur votre travail ?

C. J. – C’est un défi et je suis très curieuse de voir ce que cela va donner. Je travaille avec une équipe d’acteurs formidables, tous auteurs et porteurs de propositions fortes. Tous ont déjà travaillé avec moi. Il y a trois actrices de ma compagnie. Stella collabore avec moi depuis presque dix ans, Julia depuis bientôt sept, et Isabel depuis quatre ans. Ces trois actrices apportent avec elles, en quelque sorte, ma maison, mon histoire. Et les autres interprètes, les trois hommes, représentent l’endroit où j’arrive à présent, la France. Il y a donc plusieurs strates autour de ces rencontres, ce qui, à mon avis, produira quelque chose de très fort et de très créatif. Le français sera la langue principale du spectacle. Mais le portugais du Brésil sera présent aussi, parfois surtitré, parfois non, pour rendre sensibles les efforts que font ces gens pour communiquer. L’exil est aussi lié à cette tentative de se faire comprendre. Comment deux personnes d’origines différentes trouvent-elles un moyen de communiquer quand elles ne disposent pas encore d’un terrain de langage commun ?

Quelles sont les grandes étapes du processus ?

C. J. – Le travail prend beaucoup de temps. D’abord, il y a la recherche, les lectures et les entretiens. Lors d’un projet précédent, Moving People, nous avons fait des entretiens avec trois réfugiés : Kais, Godrat et Nazeeh. Nous leur avons demandé de nous raconter en détail leurs périples pour arriver en Europe. Ces témoignages ont constitué une partie importante de la construction dramaturgique.

Ensuite, pour ce qui est du travail au plateau, les premiers mois sont consacrés à des improvisations autour d’une structure dramaturgique préalable. Toute la conception du travail existe déjà avant les premières répétitions. Elle consiste en une sorte de structure, de scénario, qui nous sert de trame lors des premières séances. C’est sur cette base que je propose une série de systèmes d’improvisation, très cadrés, qui nous permettent de créer de nouvelles possibilités dramaturgiques à partir de la rencontre. Je note alors les propositions surgies en salle de répétition, je recueille des matériaux, puis je mets fin à cette première période de travail et je m’enferme pour établir le texte. Une fois ce dernier traduit en français, nous reprenons les répétitions en nous appuyant sur cette version écrite, même si nous nous réservons toujours la possibilité d’y faire des changements. Une autre étape importante est la construction du film tourné en direct par les acteurs eux-mêmes. Je poursuis ainsi mes recherches sur la relation entre théâtre et cinéma. Cette fois-ci, le cinéma naît à partir du point de vue des acteurs / personnages, transformant en image la guerre et l’amour. Le partenariat avec le chef opérateur Paulo Camacho se poursuit dans ce projet, pour la conception des différents plans du film.

La scénographie d’Ithaque est très particulière. Pouvez-vous nous en dire deux mots ?

C. J. – Ma démarche repose sur différentes bases : la recherche avec les acteurs autour du texte dans le temps présent de la scène, l’espace et la relation au spectateur. Je m’intéresse aussi aux rapports entre théâtre et cinéma, je cherche toujours de nouvelles possibilités d’explorer cette relation. L’espace devient ainsi, également, support de la projection cinématographique. Je suis une artiste qui travaille toujours à partir de l’espace. La dramaturgie, pour moi, commence avec l’espace. Dès les premières répétitions, nous travaillons en fonction d’un espace déjà conçu. Cet espace est déterminant pour la construction de la mise en scène. Il est dramaturgique. L’espace doit créer une relation directe avec le spectateur. L’idée, ici, est de créer deux points de vue. Dans What if they went to Moscow ?, le public était séparé en deux groupes qui occupaient chacun un espace différent. Ces deux espaces se connectaient par le biais du cinéma. Dans ce nouveau projet, je mets les deux points de vue face à face en un espace bifrontal scindé en deux par des sortes d’écrans. Ces derniers sont deux grands rideaux de fils sur lesquels on peut projeter des images et en même temps, en fonction de l’incidence de la lumière de chaque côté, voir l’espace entre les rideaux ainsi que l’espace du côté opposé. Dans ce projet, la relation à l’éclairage et à la scénographie prend de nouvelles tournures grâce au partenariat avec Thomas Walgrave, qui signe la création lumière et co-signe le décor avec moi. La mise en scène est basée sur le rapport à l’espace, qui génère de multiples points de vue pour les spectateurs.

Un côté de cet espace est Ithaque, où se tissent les relations entre Pénélope et les prétendants. L’autre côté est le chemin vers Ithaque, où Ulysse s’attarde chez Calypso. L’espace du milieu (entre les deux rideaux) est celui du cinéma, de l’imagination, de l’intimité, jusqu’à ce que tout se transforme en Ithaque, un espace unique envahi par l’eau. Cette Ithaque, c’est un peu le Brésil, un peu ce monde dévoré continuellement, ce monde où “la guerre n’est plus déclarée, elle est permanente”*.

 

Propos recueillis et traduits par Marcus Borja © Odéon - Février 2018

*Ingeborg Bachmann

Le Rideau de saison, Maak & Transmettre · photo : Lucile Dizier, 2024